Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Claude Kissling qui retrace l’importance et le rôle du mulet dans la société alpestre. Trop souvent moqué, le mulet fut pourtant un travailleur précieux, en toutes circonstances. (Le titre et les intertitres sont de la rédaction).
Le long des cols des Alpes, le mulet n’est plus qu’un souvenir. Dans les vallées aussi. Il n’y avait plus qu’un mulet au val d’Anniviers en 1967 où il était devenu une attraction touristique. L’effondrement du cheptel a été brutal. Au début des années 1940, il y avait environ 3200 mulets en Suisse dont 2000 en Valais. Le point le plus bas a été atteint en 1993 avec 17 bêtes recensées dans tout le canton. Depuis les années 2000, le cheptel remonte un peu la pente et en compte à nouveau quelque 700 à 800 mulets en Suisse: tourisme, folklore et débardage expliquent ce léger regain.
Le mulet a eu son heure de gloire, tant aux armées que dans l’agriculture alpestre. Fort, sobre, frugal, résistant, ayant un bon équilibre et le pas sûr, c’est un animal de bât et de selle idéal. Il était parfaitement adapté au semi-nomadisme des familles du val d’Anniviers qui émigraient en plaine au printemps et à l’automne pour soigner la vigne et remontaient en été à la montagne pour la saison d’alpage.
On rit de lui, quelle erreur!
L’armée utilisait aussi des mulets en quantité. Ils ont accompagné nos troupes du train jusqu’en 1990. En 2008, le Haras national suisse possédait encore un âne-étalon (baudet) destiné à monter les juments des Franches-Montagnes pour la reproduction, le mulet étant stérile.
En France, des milliers de mules ont accompagné les troupes de colonisation en Afrique du Nord et en Indochine. Les soldats préféraient les mules aux mulets pour une raison très prosaïque : en urinant, les femelles écartent les jambes alors que les mâles font le dos rond ce qui déséquilibre toute la charge. A la fin du XIXe siècle, le Poitou produisait 18’000 mulets par an pour fournir l’armée, à partir de grosses juments mulassières aptes à mettre bas des mules et mulets de qualité. Aux Etats-Unis, la colonisation du pays s’est faite en partie grâce aux mulets produits par dizaine de milliers (150’000 en 1899).
On a ri de cette espèce stérile, bâtarde, que l’on disait obstinée, méchante et sans grâce. Quelle erreur ! Les belles mules firent fureur. On se souvient qu’un pape d’Avignon s’enticha de l’une d’elles. On sait aussi que Philippe V, roi d’Espagne, possédait six carrosses attelés chacun de six mules richement harnachées.
Aujourd’hui, dans tous les pays où le moteur diesel a remplacé le « moteur à crottins », le cheptel de mulets s’est effondré. Mais il reste très important dans les régions où l’agriculture est moins mécanisée, comme en Chine et au Mexique où l’on compte respectivement 4,6 millions et 3,2 millions de mulets.
Aussi loin que le début de l’Histoire
En Suisse, il semble que le mulet paraisse à la fin de l’âge du fer, vers 200 av. J.-C. Les chevaux domestiques, ainsi que les ânes, sont connus en Suisse depuis 3600 ans. La proximité de ces deux espèces rend plausible aussi bien un croisement naturel que des croisements délibérément voulus. Ainsi, le mulet apparaît parmi les animaux domestiques sans que l’on sache très précisément ni quand ni où, car il est difficile de distinguer les os d’un grand âne de ceux d’un petit cheval ou d’un mulet moyen. Les dents donnent des indices plus faciles à interpréter mais, là encore, l’hybridation mélange tout au grand désespoir des archéologues. Quoiqu’il en soit, le mulet sera très utilisé par les Romains qui fondèrent une véritable industrie mulassière pour équiper leurs troupes.
En Suisse, le mulet s’impose entre le XVIe et le XIXe siècle comme animal de trait, de bât et de selle. Il est très fréquent le long des cols des Alpes où il transporte des marchandises de toutes sortes. Selon le croisement effectué, le mulet varie de taille et de poids : 1,2 m au garrot et 300 kg pour les plus petits, 1,7 m et 700 kg pour les plus gros, issus du croisement avec l’âne du Poitou et les grosses juments mulassières. Pour le tourisme, le mulet de selle, plus fin, a la cote. Robuste et de pied sûr, le mulet est aisé de monter. C’est un bel animal parfaitement adapté à la montagne.
Le mulet était si familier qu’il a inspiré les auteurs et la sagesse populaire. La Fontaine lui consacre deux fables dont l’une commence si joliment : « Le mulet d’un prélat se piquait de noblesse / et ne parlait incessamment / que de sa mère la jument. » On se souvient ainsi facilement que le mulet est fils de l’âne et de jument. Quant à la sagesse populaire, elle salue sa valeur et sa robuste santé au travers de deux dictons : « Le mulet marche comme un cheval, tire comme un bœuf, et mange comme un âne. » Et « le mulet ne tombe malade que pour mourir ». ■
Au début des années 1980, un
sigle est sur toutes les lèvres. En France comme en Suisse romande, il réunit les
partisans du progrès technique, convaincus d’être les témoins privilégiés d’une
ère nouvelle : le TGV – le fameux Train à Grande Vitesse – s’apprête à
faire son apparition sur le devant de la scène ferroviaire. Le 22 septembre
1981, François Mitterrand lui-même met officiellement en service la première
ligne, qui relie Paris à Lyon. Les journaux télévisés français poussent un
cocorico de circonstance, en montrant des images du « train le plus rapide
du monde ». Un modèle en passe de devenir un véritable mythe.
Le 27 septembre, les Romands entrent à leur tour dans la danse des festivités. Genève célèbre l’achèvement de la ligne de TGV qui la rapproche considérablement de sa grande sœur parisienne. Des personnalités politiques montent à bord – tel un certain Jean-Pascal Delamuraz –, aux côtés de représentants des CFF et de la SNCF. Le trajet inaugural se déroule en quelque quatre heures et demie, avec des pointes à plus de 260 km/h. Admiratifs, les passagers sont installés comme des coqs en pâte dans un petit monde tout de confort fait, lancé à vive allure sur les rails de l’avenir. Les campagnes de France, dominées par le train conquérant, défilent sous des yeux médusés.
Quant au responsable du service
de presse des CFF, la vitesse ne semble pas lui donner le tournis. Il lui faut
garder la tête froide. Ne doit-il pas profiter de la présence de nombreux
journalistes pour mettre en avant les avantages certains du chemin de fer ?
Sans tarder, il annonce avec gravité que le TGV doit être « un exemple à
suivre » et qu’il représente la « reconquête du rail sur l’avion ».
Afin de promouvoir le recours au train en Suisse, le responsable insiste sur le
prix « avantageux » du TGV, avec une idée bien précise derrière la tête,
qu’il affiche sans langue de bois : « C’est une nouvelle clientèle
qui s’offre : un passager qui arrive à Cornavin ou Lausanne poursuivra son
voyage en train si de bonnes correspondances lui sont proposées, et vice versa ».
Le ton est donné. Il s’agit d’encourager M. et Mme Tout-le-Monde à faire usage de cette nouvelle prouesse technique, en parlant à tout-va de « démocratisation de la vitesse ». Le président de la SNCF n’avait-il d’ailleurs pas déjà annoncé que le TGV serait le « train de tous » ?
Oui, le bar fait l’unanimité
Manifestement, le message semble être
passé. Dans la semaine qui suit, de nombreux articles de journaux rapportent dans
leurs colonnes le prix exact d’un billet aller-retour (moins de 170 francs suisses
en seconde classe et à peine 260 en première) pour convaincre le grand public
de se ruer dans les wagons du progrès. Paris vaut bien une messe publicitaire. Et
puis, toute la presse romande ne tarit pas d’éloges à l’égard du TGV : l’élégance
de la machine impressionne, sa couleur orange marque les esprits, la climatisation
enchante ceux qui ont toujours trop chaud, l’éclairage hypnotise les voyageurs,
la musique d’ambiance ravit les mélomanes. Et Le bar fait l’unanimité. Allez
savoir pourquoi…
Pour l’occasion, les CFF mentionnent
également la modernisation à venir de la gare de Genève : le temps est
venu d’offrir aux passagers une salle d’attente chauffée, des escaliers
mécaniques et un affichage clair des départs. Et puis, pris dans leur
élan, ils imaginent un axe est-ouest et un axe nord-sud qui auraient pour
avantage de faire circuler des trains ultra rapides, reliant en un temps record
les grandes villes suisses entre elles. Hélas, ce projet n’aboutira jamais. Mais
qu’il est doux de rêver, en fantasmant de mener bon train l’extension du réseau
ferroviaire helvétique.
Quant à Lausanne, elle devra se montrer patiente, puisqu’elle attendra encore jusqu’au 22 janvier 1984 avant d’entrer dans le giron du TGV. Leon Schlumpf, conseiller fédéral à la tête du Département des transports et de l’énergie, y verra « l’instrument et la preuve du rapprochement » entre la France et la Suisse… et précise par la même occasion qu’il s’agit d’une « réussite technique, commerciale et financière ». Voilà encore un homme auquel on ne pourra reprocher de se cacher derrière son petit doigt. ■
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En mai 1977, le Grand Conseil abolit la censure des films dans le canton de Fribourg. « Le péché n’est plus ce qu’il était », feint de soupirer le député Marc Waeber au micro de Serge Herzog, correspondant de la TV romande.
Nul n’est plus qualifié que lui, dans le monde politique local, pour commenter l’événement. « Marcus » s’en acquitte à la manière ironique et concise qui ravit les lecteurs du billet, signé ZED, qu’il publie sous le titre « Puisqu’on en parle » dans l’Indicateur fribourgeois. Sa contribution suffit à promouvoir au statut de journal cet hebdo d’annonces publié par un petit imprimeur de la place. D’ailleurs, il n’y a pas d’autre article dans l’Indicateur, mais tout le monde, effectivement, parle du billet de Marcus. « Ça, c’est vareuse, non, c’est tunique », peut se réjouir le billettiste, amateur de mots. Après les boîtes aux lettres, il envahira les kiosques avec des romans d’espionnage publiés au Fleuve Noir, sous le pseudonyme de François Chabrey. A l’assemblée annuelle de la Société des écrivains fribourgeois il s’étonnera, un sourire goguenard sous sa grosse moustache : « Mais je suis le seul professionnel, ici ! »
« Je pense, donc tu suis »
En votant l’abolition de la censure, Marcus Waeber n’étonne personne.
Houspiller les Pères-la-vertu et les dictateurs de consciences (« Je
pense, donc tu suis »), les bien-pensants et les béni-oui-oui, fait partie
de son fonds de commerce journalistique, et de son probable fond libertaire. Il
siège sur les bancs radicaux, un peu incongru parmi des notables amidonnés qui
ne jurent que par l’ordre et le respect des convenances. Il poussera même
l’originalité jusqu’à se proclamer député libéral : pour un individualiste
renforcé, il est assez logique d’être l’élu d’un parti qui n’existe pas dans le
canton.
La fin de la censure cinématographique à Fribourg est la conséquence d’une motion déposée quatre ans plus tôt par le démocrate-chrétien Claude Schorderet, futur syndic de la capitale, un homme d’allure jeune et moderne que son passé de footballeur a rendu populaire. Le Grand Conseil l’entérine sans opposition, car le motionnaire vient du bon bord. Comme le péché selon Marcus, les conservateurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Ceux qui regrettent la fin des ciseaux déplorent à coup sûr, au fond du cœur, la décadence d’une société laxiste (o tempora ! o mores !), mais se gardent bien d’élever la voix. On ne condamne pas l’inéluctable.
Orange mécanique sur le sellette
Il était temps. La censure fribourgeoise était non seulement archaïque dans
son principe (Berne et Neuchâtel, par exemple, ignoraient déjà cette institution,
comme Zurich ou Bâle) mais aussi de par sa dimension étroitement cantonale,
alors que Vaud et Genève disposaient d’une institution commune. Obsolète résidu
de fédéralisme, elle menaçait surtout de s’abîmer dans le ridicule. En janvier
1973, juste un mois avant d’exiger la suppression de la censure, Claude
Schorderet s’est ému de l’interdiction du film de Stanley Kubrick Orange mécanique, sorti l’année
précédente, pourtant salué par les offices de cotation comme une œuvre « qui
vaut la peine d’être vue ». Saisi d’un recours, le Conseil d’Etat rapportera
l’oukase, conscient que le public balance entre l’indignation et la rigolade. Le Rababou, journal de Carnaval, redoute
même que, poursuivant sur sa lancée, le directeur de la Police ne coupe les 101
Dalmatiens… l’un après l’autre.
Voilà donc la censure abolie, mais si les citoyens adultes n’ont plus besoin d’être « protégés », la loi confie le souci des mineurs aux exploitants des salles, désormais soumis à un examen d’aptitude. En contrepartie, l’Etat les reconnaît comme des professionnels. Quand le cinéma n’était encore qu’une attraction foraine, ils n’étaient pas mieux considérés que les saltimbanques. Une commission « pour la protection de la jeunesse » est créée pour déterminer l’âge autorisé dans les salles du canton : 16 ou 18 ans. Ce système fera beaucoup d’usage. Mais les adolescents d’aujourd’hui qualifieraient sans doute de bluettes la plupart des films qui furent ainsi, en principe, interdits à leurs devanciers. ■
Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série les premières heures de la Télévision, ce nouveau média qui va transformer la société des années 1960. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Lorsque la Télévision Genevoise est reprise par la SSR pour devenir la Télévision Suisse Romande, au 1er novembre 1954, c’est le Genevois Frank R. Tappolet qui est nommé à la direction. René Schenker, qui avait créé en 1952 et dirigé vers le succès la Télévision Genevoise – tout en conservant son poste de directeur-adjoint de Radio-Genève – n’a pas postulé. Il tenait à respecter l’engagement de ne pas briguer la nouvelle direction, engagement pris en 1953 envers Frank Tappolet. Dès décembre 1954, René Schenker se consacre donc exclusivement à son activité et ses responsabilités radiophoniques.
Frank Tappolet (1922-2009) est né à Genève où il a fait toutes ses études littéraires et musicales de piano. Il est le fils d’un musicologue enseignant au Conservatoire. Frank est un grand amateur de jazz (son idole est Errol Garner) et il est engagé par Radio-Genève pour y assurer la régie musicale des enregistrements d’émissions de variétés et faire des programmes de disques. Il s’impose très vite comme un excellent metteur en ondes et un dynamique producteur de variétés et programmateur d’émissions.
La réponse des Romands à Berne
En 1952, le Parlement fédéral décide que la Suisse financera, à Zurich, une période expérimentale de TV accordée à la SSR. La Suisse romande ne sera touchée qu’en 1958 par un simple relais des émissions de Zurich.
Cette solution ne plaît guère aux Romands, et particulièrement aux Genevois qui, depuis 1947, s’intéressent à la TV et qui ont déjà établi des plans pour un studio de télévision. Encouragé par son directeur René Dovaz, René Schenker part à Londres en août 1952 suivre un cours de réalisation TV que la BBC donne à ses régisseurs du son. Il le fait à ses frais et sur son temps de vacances car la Direction générale SSR a refusé de financer ce stage!
A son retour à Genève, Schenker fait une conférence au personnel de la radio et propose de créer un Groupe Expérimental de Télévision. Il est rejoint par une poignée de jeunes passionnés qui créent le studio de Genthod. Une expérience racontée dans précédent article de cette série.
Frank
Tappolet ne s’est pas intéressé à l’expérience TV de Genthod-Mon Repos,
contrairement à d’autres jeunes techniciens comme William Baer, Robert Ehrler
ou Edouard Brunet. De même, il ne s’est pas impliqué dans les luttes politiques
d’alors entre Radio-Genève et Radio-Lausanne pour obtenir le siège du futur
centre fixe romand de la Télévision suisse.
Début
1953, la SSR désigne le directeur des Ondes Courtes Suisses, Edouard Haas,
comme directeur de la TV expérimentale SSR avec tâche de recruter une équipe
mixte comprenant des Romands, des Tessinois et des Alémaniques. Bien des
techniciens de Radio-Lausanne s’y inscrivent, mais aucun de Genève où se
développe le Groupe TV expérimental de Genthod. René Dovaz comprend qu’il faut
au moins un Genevois à Zurich et désigne Frank Tappolet qui parle le
schwitzertütsch. Celui-ci obéit en officier discipliné mais aussi par intérêt
pour une nouveauté technique.
A Zurich, il trouve une équipe très sympathique et passionnée qui est prise en main par deux professionnels du cinéma: Willy Roetheli et son épouse Anne. Tous deux travaillent dans le cinéma à Paris, lui comme chef opérateur, elle comme scripte. Ils sont engagés par la SSR pour former et piloter la naissante Télévision suisse. Toute l’équipe fait un stage d’un mois à la TV française à Paris avant de revenir à Zurich où la SSR a loué et équipé en électronique l’ancien studio de cinéma Bellerive à la Kreutzstrasse.
L’équipe est composée de quatre réalisateurs: les Alémaniques Walter Plüss et Ueli Hitzig, le Tessinois Franco Marazzi et le Genevois Frank Tappolet. D’autres romands font partie de l’équipe technique dont Roger Bovard, caméraman, Catherine Borel, scripte, Serge Etter et Jacques Stern décorateurs, Jean Kaehr, preneur de son.
Menaces sur les « valeurs suisses »
Les débuts de cette télévision expérimentale à Zurich sont difficiles car elle arrive dans un climat très hostile. La classe politique veut l’interdiction de la TV qui «menace» les valeurs suisses, l’establishment économique et financier veut une TV privée à l’américaine. Quant à la presse et l’industrie cinématographique zurichoises, elles se sentent menacées par le nouveau média et les cinéastes alémaniques méprisent la nouvelle technique vidéo.
Pour
se protéger, l’équipe TV se replie dans une mentalité de bunker et prétend même
que faire de la télévision n’a rien à voir avec le cinéma. Elle commence ses
programmes sur l’émetteur zurichois de l’Uetliberg le 15 juillet 1953 à raison
de cinq émissions par semaines, le soir dès 20h. avec un Téléjournal filmé et
des émissions vidéo en direct du studio de la Kreutzstrasse ou avec un car de
reportage.
A
Genève, au contraire, nous sommes très disposés et nous voyons même la TV comme
un porte ouverte sur une activité cinématographique. Soutenu activement par la
Ville de Genève, le Groupe de Genthod est devenu Groupe de Mon Repos dans la
villa transformée en studio. Ne voulant pas attendre le délai fédéral de 1958
pour avoir la TV en Suisse romande, les autorités genevoises commandent au
professeur Extermann, de l’Institut de Physique, la construction par les
étudiants d’un émetteur TV et obtiennent de la Confédération une concession
d’émission provisoire. La première émission de la TV Genevoise a lieu le 28
janvier 1954 et est prolongée par des émissions quotidiennes dès mars 1954.
Un style quelque peu martial
Cette
initiative dynamique agace les Vaudois et force la main à la SSR et à la
Confédération pour revoir le planning de l’introduction de la TV hors de
Zurich. Les négociations politiques vont très vite et la SSR reprend la TV
Genevoise déjà au 1er novembre 1954.
Quand
Frank Tappolet arrive à Genève, il trouve une équipe soudée par deux ans d’une
aventure folle qui a réussi et, à Lausanne, une équipe du car de reportage
comprenant la plupart des Romands de la TV de Zurich et quelques techniciens de
Radio-Lausanne.
D’entrée le nouveau directeur impose le style martial et l’organisation rigide qu’il a appris à Zurich. Les réalisateurs et scriptes reçoivent chacun une blouse blanche à revêtir en arrivant au travail (à l’image des ingénieurs PTT qui la considèrent comme le signe extérieur de leur «excellence»!) et les autres collaborateurs techniciens reçoivent un bleu de travail. Chaque journée commence par un briefing de style militaire en demi-cercle au studio où Frank Tappolet distribue les tâches de la journée.
Ménager les tensions entre Lausanne et Genève
Mais surtout, le directeur entend se distancer au maximum des luttes politiques Genève-Lausanne en cherchant à établir un équilibre entre son activité dans les deux villes comme le lui a demandé son mentor, le directeur général Bezençon. Une position qu’il pratique maladroitement. Le lundi, mardi et samedi, Frank Tappolet est à Genève et dicte son courrier à sa secrétaire désignée, Mademoiselle Volluz. Mais le mercredi, jeudi, vendredi il est au car à Lausanne et prend la scripte du car comme secrétaire supplémentaire à qui il dicte aussi du courrier. Or cette scripte n’est autre que la fille du syndic de Lausanne Jean Peitrequin, un magistrat vigoureusement engagé dans la lutte politique que mènent Lausanne et Genève pour l’obtention du centre TV romand!
En revanche, Frank Tappolet gère très bien le programme, matière qu’il connaît et laisse une grande liberté aux trois réalisateurs (Jean-Claude Diserens, André Béart et Jean-Jacques Lagrange) pour proposer et faire des émissions. Il les réunit tous les mardi (jour de relâche) pour une séance des programmes où chacun vient avec ses idées d’émissions. Le directeur veut que chaque jour soit diffusée une émission originale vidéo et, une fois par semaine, une retransmission d’un théâtre ou une «théâtrale» en studio (on ne dit pas encore «dramatique»).
Mais son attitude psycho-rigide rend difficile les rapports humains qu’il ne gère pas au mieux. Il ne parvient pas à fusionner les deux équipes du studio de Mon Repos composée principalement de l’ancienne équipe de la TV Genevoise et l’équipe du car de reportage stationné à Lausanne et réunissant essentiellement de collaborateurs venant de Radio-Lausanne et des Romands venus de Zurich. Chacune des équipes défend son pré carré et reste dans une mentalité très cantonale au service des intérêts de sa ville.
Quand Radio-Lausanne viole l’accord «centre fixe-centre mobile» et aménage un studio TV pour le car, Frank Tappolet réagit mollement mais refuse ensuite d’aller dans le grand studio construit en hâte à Genève. Il prétend que le (mini-) studio de Mon Repos convient tout-à-fait et qu’on peut sortir les caméras dans le magnifique parc!
Les premières archives détruites
Le Directeur TV Suisse Edouard Haas lui impose le transfert mais Frank Tappolet s’accroche à Mon Repos où il garde son bureau. C’est à ce moment qu’il commet l’erreur grave de liquider la quasi totalité des films de la TV genevoise pour… faire de la place à un box de montage film! Cette décision provoquera l’ire de l’équipe genevoise quand elle découvrira la disparition de ses archives.
Dans
la tourmente politique intercantonale, Frank Tappolet entend rester neutre et
limite au maximum les contacts, ne cherche pas à se créer un réseau parmi les
politiciens romands et se retrouve seul au moment de crise.
La crise, ce sont les tensions avec le personnel, une programmation qui ne plaît pas à Bezençon, le nombre de spectateurs qui n’augmente pas assez vite, la classe politique romande insatisfaite de la TSR et déchirée entre elle sur la question lancinante: à qui sera attribué le centre romand de TV à la fin de la période expérimentale? Le refus par le peuple en 1957 de la loi Radio-TV concoctée par le Parlement vient encore mettre de l’huile sur le feu.
Au début 1959, le Comité Central de la SSR décide d’attribuer définitivement les studios TV à Zurich et Lausanne! Tollé à Genève, Bâle et Lucerne. Comme la décision doit être entérinée par l’Assemblée Générale de la SSR, les trois villes écartées entreprennent une vigoureuse campagne de lobbying auprès des sociétés régionales alémaniques opposées au centralisme zurichois.
Une décision surprenante
La manœuvre réussit lors de l’Assemblée Générale du 4 août 1959: c’est Bâle et Lausanne qui obtiennent le plus de voix! Il faudra donc démonter les studios à Zurich et Genève et les reconstruire à Bâle et Lausanne! Mais l’Autorité de surveillance va intervenir le 4 décembre 1959 en confirmant une nouvelle fois Zurich, Genève et Lugano comme emplacements des studios de télévision pour des raisons financières et politiques. Le recours de Bâle et Lausanne sera rejeté par le Conseil fédéral le 22 novembre 1960.
Bezençon
prend alors les grandes décisions et profite de la fin de la période
expérimentale en 1958 pour trancher. Il nomme Edouard Haas directeur TV pour
toute la Suisse, fait appel à René Schenker pour diriger la TSR avec titre de
directeur-adjoint de la TV Suisse. Il promeut Frank Tappolet à la DG-SSR à
Berne comme coordinateur TV puis, en 1961, comme secrétaire-général du concours
de la Rose d’Or de Montreux qui vient d’être créé. Frank Tappolet y sera un
excellent organisateur qui donnera à ce Festival une belle renommée
internationale jusqu’à sa retraite.
Homme de terrain, excellent musicien, régisseur musical et animateur de variétés très doué, Frank Tappolet a été projeté dans un monde de luttes politiques et d’intrigues pour lequel il n’était pas préparé. Les tensions politiques apaisées, la TSR peut entreprendre plus sereinement son développement. ■
La semaine prochaine, nous poursuivrons cette série avec l’installation de la TSR dans ses nouveaux studios au Boulevard Carl Vogt, à Genève, en juin 1955.