Doué pour le violon de poche et les acrobaties, le clown Grock s’était adonné, jeune, à la haute voltige. Quitte à en perdre l’équilibre. Charles Adrien Wettach avait 14 ans en mai 1894. De nature téméraire, il remplaça au pied levé un horloger dont le projet était de traverser sur une corde la place du Marché-Neuf à Bienne. Quelques bonnes dizaines de mètres à parcourir tête et buste hauts perchés, comme un funambule en équilibre avec une vue imprenable sur la ville. Mais un accident est arrivé. La corde n’était pas assez tendue. Il s’en était fallu – ô malheur – d’un souffle pour que Grock, qui allait devenir quelques années plus tard l’un des plus grands clowns du XXe siècle, ne connaisse dans le Seeland des débuts laborieux voire ratés.
Dans cette interview de 1953 réalisée par Lyne Anska, l'artiste révèle comment l'achat d'un petit violon lui inspirera l'un de ses plus grands numéros et dévoile la genèse de la « chute dans la chaise », réalisée pour la première fois en 1912.
Dans le document des Archives de la Radio Télévision Suisse, il déclare avec justesse qu’ « un clown doté d’un faux nez n’est pas comique ». Seule l’exploitation de sa physionomie et de ses expressions compte artistiquement, selon lui.
D’où provenait aussi son truculent « Saaaaaaannnns blâââââguuuue » ponctué du rire sardonique dont raffolent les enfants qui s’esclaffaient jadis en écoutant ou en observant les drôleries de Grock. Avec son râle moelleux et rauque, ce clown d’un autre temps aurait pu naître en Haute-Provence et inspirer par exemple Giono, Daudet, Tartarin de Tarascon… Mais c’est au lieu-dit du Moulin de Loveresse, dans le Jura bernois, près de Reconvilier, que naquit Charles Adrien Wettach, dit « Grock », détenteur du timbre vocal un brin chantant des Jurassiens bernois qualifiés pourtant de taiseux. Mais au cours de sa longue carrière de troubadour, ce pince-sans-rire s’aperçut aussi que les spectateurs anglais ne saisissaient pas exactement toute la poésie contenue dans son « Saaaaaaannnns blâââââguuuue » sans queue ni tête, devenu avec le temps sa marque de fabrique. Grock avait vécu plusieurs années outre-Manche et connaissait donc bien les zygomatiques d’Albion.
Sur la bande grésillante des vieux studios d’antan, il égrène les étapes qui conduisaient à la transformation – au cœur de sa loge de maquillage – de Charles Adrien Wettach en Grock. Clown aux lèvres et yeux noirs et aux oreilles rougies. Et cette moque collée sous les narines, cette morve de saltimbanque. ■