L'Inédit

par notreHistoire


Aristide Briand

Aristide Briand à la tribune de la Société des Nations. Il incarne la promesse de la paix portée par la SdN (photo années 1920).

Coll. J.-C. Curtet/notreHistoire.ch

Série - Regards sur la Société des Nations

Genève, capitale de la paix

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

Depuis l’installation de la Société des Nations à Genève en 1920, un rituel s’est mis en place, celui des Assemblées annuelles de la nouvelle organisation internationale. A la fin de l’été, se dirigeaient sur les bords du Léman des Hommes d’Etat, des Ministres, les chefs de délégation des Etats membres, les représentants d’organisations non-gouvernementales, des délégués de minorités nationales et des peuples soumis aux Puissances coloniales ainsi que des défenseurs des droits politiques, sociaux, culturels, sans oublier de très nombreux correspondants de la presse internationale et progressivement des médias audiovisuels. Genève est rapidement devenue une sorte de Capitale mondiale, mais surtout une Capitale de la Paix.

De très nombreux discours étaient prononcés, souvent d’une grande éloquence. Un des orateurs qui a marqué la mémoire, surtout par ses élans rhétoriques en faveur de la paix, prononcés devant l’Assemblée de la Société des Nations ou dans des séances de commission, c’est bien Aristide Briand.

Personnalité politique de premier plan en France, il a dirigé plusieurs gouvernements en tant que Président du Conseil, mais surtout il a dirigé la diplomatie française de façon presque continue entre 1921 et à quelques mois de sa mort en 1932. C’est à ce titre qu’il est le Délégué de la France à la SdN. Il s’est fait remarquer par son action en vue d’un rapprochement et d’une réconciliation avec l’Allemagne de la République de Weimar; action qui a conduit aux Accords de Locarno en octobre 1925 et qui prélude à l’entrée de l’Allemagne à la SdN et par conséquent au renforcement de cette organisation. Cette période des années 1920 connaît un développement intense de la coopération internationale dans tous les domaines.

Un pèlerin de la Paix

Grâce à son éloquence, Aristide Briand a été un promoteur talentueux de cette politique de Paix : il était qualifié de « pèlerin de la Paix ». Il a été l’artisan d’une alliance avec les Etats-Unis, absents de la Société des Nations, bien que c’est leur Président Wilson qui en avait été un des principaux instigateurs en 1919 ; à défaut d’une alliance franco-américaine, l’initiative de Briand a abouti à la signature en 1928 d’un Pacte à portée universelle, le Pacte Briand-Kellogg de renonciation à la guerre, approuvé par la quasi-totalité des Etats du monde, y compris l’URSS, qui ne faisait pas encore partie de la SdN. En septembre 1928, l’Assemblée de la SdN adopte dans la foulée L’acte général pour le règlement pacifique des conflits internationaux que tous les Etats sont invités à approuver.

Dans ce contexte de paix universelle, l’Assemblée de septembre 1929 peut être considérée comme l’apogée du pacifisme. Réunis pour célébrer le 10e anniversaire de la SdN, les délégués des Etats présents, y compris les journalistes et les experts, dressent avec un enthousiasme éloquent l’œuvre de paix mise en œuvre sous l’égide de la Société.

Il est intéressant de noter qu’à quelques semaines du grand krach boursier qui ébranlera le monde à partir de l’automne 1929, les hommes d’Etat et les diplomates sont portés à se féliciter de l’incontestable amélioration politique et économique de l’Europe. Le délégué belge déclare solennellement : « on sent l’approche d’une époque nouvelle et l’éveil d’un esprit nouveau ».

La quasi-totalité des discours célèbre ce que l’on a appelé « L’Esprit de Genève ». En quoi consiste-t-il ? Il s’agit de la conviction que tous les problèmes qui affectent la vie des peuples et leurs relations extérieures peuvent être résolus par la concertation et la coopération internationale.

7e assemblée de la Société des Nations, septembre 1926. On reconnaît au premier rang de la salle, à gauche, Aristide Briand.

Coll. J.-C. Curtet/notreHistoire.ch

Dans ce climat  de paix universelle, Briand et ses collègues peuvent se féliciter en septembre 1929, et à juste titre, des progrès accomplis dans la coopération politique pour constater a contrario que dans le domaine économique, de grandes discordes sont apparues, des politiques protectionnistes exacerbent les rivalités entre les nations. Certes, une grande conférence économique internationale qui s’était tenue à Genève en 1927 avait déjà dénoncé les dangers qui résulteraient du maintien et du renforcement de politiques économiques strictement nationales. Or, en 1929, on constate avec inquiétude que les Etats n’ont pratiquement pas pris au sérieux les avertissements de la conférence, ni souscrit aux mesures préconisées.

Vers les Etats-Unis d’Europe

C’est dans ce contexte qu’Aristide Briand va parler, le 5 septembre 1929, de la nécessité de faire régner la paix économique. L’établissement de cette dernière, reconnaît-il, ne saurait résulter du seul travail des techniciens de l’économie. « C’est à la condition de se saisir eux-mêmes du problème et de l’envisager d’un point de vue politique que les gouvernements parviendront à le résoudre. S’il demeure sur le plan technique, on verra tous les intérêts particuliers se dresser, se coaliser, s’opposer : il n’y aura pas de solution générale ».

Briand se rend bien compte de l’ampleur de la tâche au niveau mondial, du fait notamment de l’absence des Etats-Unis et de l’URSS de la grande plateforme diplomatique genevoise.

C’est la raison pour laquelle le Ministre français des Affaires étrangères dans son fameux discours du 5 septembre 1929, propose d’entreprendre quelque chose de concret au niveau européen, cela d’autant plus que la grande majorité de ses interlocuteurs sont des délégués des Etats européens.

A l’instar de nombreux autres hommes d’Etat européens, sensibilisés à l’idée d’union européenne, le Chef de la diplomatie française s’est convaincu de la nécessité de donner un début de réalisation à la constitution de ce que plusieurs publicistes de l’époque appellent de leurs vœux : les Etats-Unis d’Europe.

Après avoir exprimé la réticence qu’il éprouvait en tant qu’Homme d’Etat à se lancer dans une pareille aventure que celle d’une Union européenne, Briand estime « qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. C’est ce lien que je voudrais établir ». 

C’est bien à la suite de cette proposition que les délégués européens à la SdN, réunis le 9 septembre à l’Hôtel des Bergues, résidence de la délégation française, vont charger Aristide Briand de préparer un Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. Ce document préparé par le Quai d’Orsay, daté du 1er mai 1930, sera remis à tous les Etats européens, qui sont appelés à se prononcer sur ce projet que l’histoire a retenu sous le vocable de Plan Briand d’union européenne.

La crise économique qui ravage le monde à partir de 1930 ne va pas permettre la mise sur pied de l’ambitieux projet confié à une commission de la SdN. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale et devant l’urgence de reconstruire l’Europe qu’une nouvelle commission d’étude pour l’Union européenne entreprendra sur des bases nouvelles la mise en œuvre d’une Union européenne ; celle-ci se concrétisera dans des institutions européennes qui vont se développer dès 1948 et se transformer jusqu’à nos jours.

C’est une autre dimension qu’aborde Aristide Briand, dans son discours du 7 septembre 1929 (pour écouter un extrait de ce discours, cliquez ci-dessous).

Ici, il s’agit d’une vaste question à l’ordre du jour depuis la fin du premier conflit mondial, celle du désarmement.

En effet, si dans le Traité de Versailles de 1919, l’Allemagne avait été condamnée à un désarmement presque total, il était convenu qu’une fois la Paix assurée les autres Etats devraient procéder à une réduction de leurs propres armements.

Or, les commissions, chargées d’étudier cette question sensible qui touche à la sécurité des Nations, ont traîné les pieds. Dès 1925, un projet d’une conférence générale portant sur la réduction des armements a été formulé : plusieurs réunions d’experts se sont tenues à Genève et leurs travaux ont été abordés lors des Assemblées de la SdN.  C’est ainsi que Briand évoque, le 7 septembre 1929, dans cet enthousiasme déjà évoqué de consolider la Paix générale entre les Nations, la nécessité de procéder à un accord international sur le désarmement. Il invite ainsi ses collègues à accélérer les travaux de la commission préparatoire d’une Conférence sur la réduction des armements. Après bien des obstacles, finalement la conférence est convoquée à Genève en 1932.  Mais en 1932, l’approfondissement de la crise économique mondiale et l’augmentation de l’insécurité ralentissent les travaux. Après bien des compromis entre les représentants des Etats sur le niveau de leur propre réduction des armements  et l’augmentation des armements concédée à l’Allemagne, au nom de l’égalité entre les forces disponibles pour la propre sécurité des Etats, un accord est enfin conclu. Mais, entre-temps, l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’Adolf Hitler, en janvier 1933, change complètement la donne. En effet, Hitler reproche l’inégalité de traitement entre les Etats, puisque le délai accordé à l’Allemagne pour élever son niveau d’armement par rapport à la France et à l’Angleterre, lui sert de prétexte pour annoncer avec fracas la sortie du Reich allemand de la SdN.

La Paix par le Droit

A partir de ce moment, la SdN entre dans un engrenage de nouvelles tensions internationales et de conflits (Mandchourie, Ethiopie, Espagne…) qui la prive de sa vocation de garante de la paix par la sécurité collective. Son crédit est en chute libre et L’Esprit de Genève s’est étiolé au profit d’attitudes cyniques et lâches par rapport au respect des traités et des engagements pris au sein de la Société des Nations.

C’est la raison pour laquelle le discours de Briand du 7 septembre 1929 sur le désarmement n’a pas eu le retentissement historique qu’il aurait mérité, contrairement à ses ambitieuses propositions d’union européenne.

Par ses discours à Genève, Briand a incarné un magistère moral dans une perspective universaliste d’un monde de paix. Il a espéré par son verbe, par un charisme reconnu, qu’il pourrait contribuer à créer une humanité nouvelle sur le principe de la Paix par le Droit. Sans doute, cet Homme d’Etat français, cet apôtre de la Paix, si bien caricaturé, a-t-il incarné la mission universelle que la France s’était donnée : la Paix par le Droit, la civilisation et la philosophie des Lumières. ■

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Sur les toits de New York

Coll. M.-A. Lovis/notreHistoire.ch

De nombreux Suisses s’installent en Amérique du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle, souvent en raison de difficultés économiques ou de crises agricoles. En 1929, le journal Le Jura publie un article intitulé « Un village émigre » (1). Il évoque le cas de Cornol qui compte près de 500 habitants partis tenter leur chance aux États-Unis, et plus particulièrement à New York, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. Ce petit village proche de Porrentruy présente une émigration relativement importante en proportion de sa population. C’est ce que révèle l’historienne Marie-Angèle Lovis qui s’est penchée sur ce phénomène migratoire dans un ouvrage qui vient de paraître (2).  

Quitter Cornol

La conjoncture économique difficile, l’instabilité du secteur de l’industrie horlogère ou la recherche d’une vie prospère sont parmi les facteurs qui poussent certains ressortissants de Cornol à émigrer. Marcel Girard est l’un de ces expatriés. Né en 1906 dans une famille nombreuse de neuf enfants, Girard embarque en 1923 à l’âge de 17 ans à bord du paquebot La Savoie au départ du Havre à destination de New York. Comme la plupart de ses concitoyens, il fait le voyage en deuxième classe. Le coût de la traversée, sans doute financée par ses parents, se situe aux alentours de 900 francs suisses – une somme importante pour l’époque. Le voyage a probablement été organisé par une agence d’émigration telles que les maisons bâloises Rommel et Zwilchenbart qui collaborent avec la Compagnie générale transatlantique, une entreprise de transport maritime.

Welcome to America

La Savoie accoste à Ellis Island le 6 août 1923. De nombreux ressortissants de Cornol se trouvent déjà sur place, ce qui laisse à penser que le jeune Girard a pu bénéficier du soutien de certains d’entre eux pour trouver un logement et un travail et prendre ses repères dans une ville dont la langue lui est étrangère. Il est courant qu’un membre de la famille, un cousin, un oncle, ou encore un ami de la famille, offre son appui aux nouveaux arrivés. La création de ces échanges est facilitée par le fait qu’un certain nombre d’émigrés de Cornol vivent dans le même quartier new-yorkais – qu’ils appellent fièrement « City Cornol », d’après Le Jura. Au cours de sa vie américaine, Marcel Girard a tissé des liens avec d’autres émigrés de Cornol, à l’exemple de Constant Adam.

Promenade à Central Park pour le couple de jeunes mariés, Marcel et Marie Girard,

Coll. M.-A. Lovis/notreHistoire.ch

Une photographie datant des années 1920 montre les deux expatriés posant chez un photographe vêtus d’un costume élégant.

Les habitants de Cornol émigrés à New York reviennent parfois au village en été pour les vacances. Selon Le Jura, ce bref retour est l’occasion de faire connaître leur nouvelle vie aux habitants par des récits susceptibles de susciter des envies de départ : « A les voir ainsi revenus avec leur chic américain, à les entendre raconter leur vie de peines, de travail, mais aussi de gains, à fréquenter ces vrais gentlemen, les sédentaires et les récalcitrants se sentent épris du désir de de préparer leur visa pour outre-mer. Jusqu’aux bambins de l’école primaire qui rêvent déjà de leur voyage d’Amérique. C’est une fièvre et je n’oserais pas ajouter que parmi notre jeunesse, environ quarante filles et garçons attendent leur tour pour prendre les prochains bateaux, via New York. »

La brigade de l'Union League Club. Marcel Girard (2e rang, 2e depuis la gauche) travaille alors comme cuisinier (années 1920).

Coll. M.-A. Lovis/notreHistoire.ch

Une vie américaine

En septembre 1944, Marcel Girard, mobilisé dans l'armée américaine, est en poste à Spartanburg, en Caroline du Sud.

Coll. M.-A. Lovis/notreHistoire.ch

C’est à New-York que Marcel Girard rencontre sa future épouse, Marie Maurer, d’origine française. Le mariage est célébré dans une église de Manhattan en 1928. A cette époque, il est cuisinier, elle est couturière dans une usine. Les emplois dans la restauration sont courants pour les nouveaux arrivés (casseroliers, plongeurs, éplucheurs de légumes) tout comme les métiers de chauffeurs, jardiniers ou d’ouvriers d’usine.

Dans son livre, Marie-Angèle Lovis signale deux avantages liés aux métiers de la restauration : la possibilité de grader en commençant au bas de l’échelle et la garantie de repas quotidiens. Des conditions favorables qui ont peut-être joué un rôle dans le choix professionnel de Girard.

Le couple vit tout d’abord à Manhattan, puis dans le Queens. Durant la Seconde Guerre mondiale, Marcel Girard est mobilisé, ce dont témoigne plusieurs photographies publiées sur notreHistoire.ch. Après New York, le couple s’établit en Floride pour y passer sa retraite. Marcel Girard décède en 1986 à Palm Beach. ■

Références

(1) « Un village émigre », Le Jura, vol. 79, nº110, 14 septembre 1929.
(2) Marie-Angèle Lovis, Un village suisse émigre. Le cas de Cornol dans le canton du Jura (1815-1956), Neuchâtel, Alphil, 2020.

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D’autres photos de Marcel Girard, notamment durant sa mobilisation dans l’armée américaine. Et des documents sur l’émigration des habitants de Cornol aux Etats-Unis.

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Le peintre Frédéric Rouge

Coll. J.-C. Curtet/notreHistoire.ch

« Je constate avec chagrin que le nom de mon père, Frédéric Rouge, peintre vaudois, n’est même pas mentionné. Pas de mépris… non… même pas… le vide… il n’existe pas (1). » En 1978, lorsque paraît le septième volume de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, intitulé « Les Arts II, de 1800 à nos jours », la fille du peintre Frédéric Rouge exprime son profond désarroi au directeur de la série : son père ne figure pas dans l’ouvrage. Cette absence apparaît d’autant plus préjudiciable au rayonnement posthume de l’artiste que chaque volume de l’Encyclopédie se vend alors à plusieurs milliers d’exemplaires – la collection trône encore dans bon nombre de salons vaudois.

Pourtant, Frédéric Rouge apparaît comme l’un des peintres les plus populaires de sa région et, de son vivant, les reproductions de ses œuvres se multiplient. Né à Aigle en 1867, il se forme à Bâle, à Paris, à Florence. Son art, cependant, exprimera avant tout la nostalgie d’une terre paysanne – et plus encore chablaisienne – sur le point de s’effacer face aux progrès de l’industrie (2): il peint les vignerons à l’ouvrage, le chasseur solitaire sur les traces du chamois, le bûcheron qui semble surgir d’une forêt ténébreuse pour regagner son foyer.

Dans son atelier d’Ollon, il représente aussi les montagnes de sa région et les eaux calmes du Léman, où seul un martin-pêcheur semble donner vie à la toile. Interrogé en 1946 par la radio, Frédéric Rouge confessera : « J’ai fait ce que j’ai pu pour le canton de Vaud. C’est ce qui m’intéressait le plus, en somme (3). » Il décède quatre ans plus tard. Quelques rétrospectives tenteront de maintenir son souvenir vivant au cours des décennies suivantes. Mais c’est surtout depuis la création de la Fondation Frédéric Rouge, en 2008, que l’œuvre du peintre chablaisien connaît une visibilité nouvelle, grâce à l’organisation de plusieurs expositions. Voilà de quoi réparer l’oubli de l’Encyclopédie… ■

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Une rame de train décorée en l’honneur de Frédéric Rouge

(1)Lettre de Liliane Favre-Rouge, fille de Frédéric Rouge, à Bertil Galland, directeur de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, 4 décembre 1978. Consultable par ce lien
(2) KAENEL, Philippe, « Un artiste populaire et méconnu », in Passé simple, décembre 2017, p. 20.
(3) L’enregistrement peut être écouté en cliquant ici

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Le banquet au temps de la Société des Nations

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Série - Regards sur la Société des Nations

Le banquet des diplomates

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

Quelle soit formelle ou informelle, la sociabilité est un élément essentiel de la diplomatie. Avec l’installation de la Société des Nations (SdN) sur les bords du lac Léman en 1920, elle va également venir constituer une des facettes de l’esprit de coopération connu sous le nom de « l’esprit de Genève ». La sociabilité au temps de la SdN se décline sous différentes formes, elle concerne une multitude d’acteurs et se déploie dans différents espaces. Si elle varie au fil du temps et de l’évolution du contexte international, cette dimension sociale va rester une composante importante du fonctionnement de la première organisation créée pour maintenir la paix et promouvoir la coopération internationale.

Genève, un laboratoire de la diplomatie multilatérale

Le rôle de la sociabilité découle en grande partie du caractère novateur de la SdN. En effet, la création de la Société marque un tournant dans le développement du multilatéralisme moderne et pose les jalons du système international dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’organisation offre le premier cadre multilatéral permettant aux Etats membres de se réunir régulièrement sur un pied d’égalité pour discuter de toutes les grandes questions internationales. De plus, afin de garantir le principe de diplomatie ouverte, le public et la presse peuvent assister aux réunions.

A l’époque, c’est très novateur, pour ne pas dire du jamais vu. Genève devient ainsi un laboratoire de la diplomatie multilatérale moderne. A l’occasion des sessions de l’Assemblée qui se tiennent chaque automne, la ville se mue en « capitale morale du monde » en accueillant des chefs de gouvernement, des ministres, des diplomates, des experts, des représentants d’associations privées ainsi que des journalistes et des curieux du monde entier. Effectivement, quelques semaines par an, Genève est la ville où il faut être et où il faut apparaître. Même si elles ne réunissent pas autant de participants, les réunions du Conseil attirent souvent l’attention de l’opinion publique mondiale tandis que, loin des projecteurs, les commissions et les comités techniques de la Société œuvrent tout au long de l’année dans des domaines aussi variés que le commerce, la protection des réfugiés, la santé ou la lutte contre les stupéfiants.

Quelle que soit leur nature, les travaux de la SdN poussent les délégués à rester à Genève pendant plusieurs jours, voire dans certains cas plusieurs semaines. Ils permettent aux différents acteurs de la SdN de se côtoyer aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des salles de conférence. Les rencontres informelles se révèlent importantes pour recueillir des informations, échanger des opinions, voire même échafauder des compromis. Certains observateurs constatent que cette dimension sociale contribue à renforcer la paix. Débarrassés de la rigidité du protocole diplomatique des visites officielles, les dirigeants qui viennent à Genève peuvent apprendre à mieux se connaitre. Les liens personnels tissés dans la ville du bout du lac contribuent à dissiper les malentendus et à désamorcer les tensions. Cette dimension sociale n’est pas limitée qu’aux dirigeants politiques. Elle s’applique également au corps diplomatique, au personnel du Secrétariat ainsi qu’aux experts et favorise le développement de véritables réseaux transnationaux.

Une « diplomatie d’hôtel »

Les espaces de sociabilité sont très variés. Les hôtels sont sans doute des lieux de rencontres privilégiés. Les discussions entamées dans les salles de conférences y continuent souvent de manière informelle dans la soirée. On parle parfois de « diplomatie d’hôtel », car les établissements sont convertis en ambassades temporaires lors des grands événements diplomatiques. Les salons des grands établissements genevois sont également des lieux d’échanges privilégiés pour les membres des délégations. La journaliste Geneviève Tabouis décrit les discussions qui se tiennent dans le salon vert de l’hôtel des Bergues en 1924 : « Herriot parle de ses débuts au Quartier latin, lorsqu’il prêtait cinq francs à Verlaine pour ses aventures sentimentales (…) Anne de Noailles parle toujours d’amour : ‘A votre avis, quelle est la plus belle des lettres d’amour ?’ Paul Valéry marque sa préférence pour celle de la religieuse portugaise. Herriot préfère celle de Mlle de Lespinasse. Le docte Politis évoque Aspasie » (1).

C’est également dans les grands hôtels qu’ont lieu les dîners officiels et les banquets offerts par les Etats membres ou les autorités locales. Ces événements sont à la fois des occasions de sociabilité et de représentation diplomatique. Le lendemain, il n’est pas rare que la presse relate le déroulement du dîner. Un témoin écrit : « les plats des palaces n’ont pas de patrie, et les vins qui les arrosent constituent une Internationale propice à toutes les conciliations. A côté de la franche fermeté des bordeaux, de la chaleur généreuse des bourgognes, de la vigueur légère des champagnes, se répandent la vive fraîcheur des neufchâtel ou des dézaley, la force corsée des johannisberg, la chaude ardeur des xérès et des portos » (2). Autant dire que les nuits à Genève sont parfois courtes. D’ailleurs, à la fin des années 1920, une commission chargée d’étudier les moyens à mettre en œuvre pour améliorer les travaux de l’Assemblée suggère de limiter le nombre de dîner officiels pour préserver les délégués.

A l'Hôtel des Bergues, les journalistes accrédités auprès de la Société des Nations ont eux-aussi leur banquet.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

L’organisation de ces événements n’est pas réservée aux diplomates. Par exemple, l’association des journalistes accrédités auprès de la SdN tient chaque année un banquet aussi remarqué qu’attendu. C’est en effet l’occasion pour passer en revue de manière légère et humoristique les grands moments politiques de l’année. Les associations internationales – que l’on qualifierait aujourd’hui d’ONG – organisent également des dîners. D’ailleurs, ces derniers réunissent beaucoup plus souvent des femmes, qui, à l’époque, font cruellement défaut dans les corps diplomatiques nationaux. Or, les organisations féministes savent faire entendre leur voix à Genève. A l’ouverture de la Conférence mondiale du désarmement en 1932, elles font parvenir près de six millions de signatures pour soutenir un désarmement général. Les dîners officiels peuvent prendre une tournure plus mondaine quand ils sont organisés en l’honneur d’éminents intellectuels, de professeurs universitaires, mais également d’artistes, d’acteurs ou d’écrivains qui viennent à Genève attirés par le rayonnement très particulier de la ville. Les grandes réunions de la Société sont également l’occasion pour des associations locales – comme par exemple de Cercle de la presse ou le Club international – d’accueillir des personnalités politiques de renom. Les conférences publiques qui ont lieu en marge des travaux de la SdN sont aussi des occasions sociales pour la population genevoise, qui se presse parfois dans les salles disséminées dans la ville pour écouter des prestigieux orateurs sur la situation politique mondiale. Ces événements sont des moments privilégiés d’interaction entre la Genève genevoise et la Genève de la SdN.

Au-delà des grandes réceptions

Toutefois, les grandes réceptions ne représentent pas les seuls espaces de sociabilité diplomatique à Genève. Les petits restaurants de la vieille ville sont également des lieux de rencontre appréciés. Les hommes politiques traversent parfois la frontière. En 1926, c’est à l’hôtel Léger de Thoiry qu’a lieu la rencontre entre Gustav Stresemann et Aristide Briand, qui marque le rapprochement entre la France et l’Allemagne. Avec la polarisation des relations internationales des années 1930, il faut parfois se rencontrer à l’abri des regards. Des rapports de services de renseignement indiquent que les tenanciers de certains bars recueillent des informations pour le compte de puissances étrangères en exploitant les charmes de leur personnel féminin. Toutefois, un des espaces de sociabilité informels de la Société les plus connus est sans doute le Bavaria. La brasserie située rue du Rhône est appelée la cantine de la SdN, du moins avant l’inauguration du restaurant des délégués au huitième étage du Palais des Nations. C’est là que se rencontre la galaxie qui tourne autour de la Société. Selon les dires de certains, on peut y apprendre ce qui paraîtra dans les journaux le jour suivant. Le Bavaria est également le « bureau » de Alois Derso et Emery Kelen, les deux caricaturistes les plus connus de Genève. Aucun événement politique n’échappe à leurs coups de crayon. Avoir sa caricature exposée parmi celles qui recouvrent les murs de la brasserie est une marque d’importance dans le monde de la Genève de la SdN.

Le banquet de l'association pacifiste (1932).

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

L’atmosphère du Bavaria est loin de celle beaucoup plus feutrée des salons privés, qui constituent un autre espace de sociabilité de la SdN. Le plus prisé est sans doute celui de Madame Barton, qui, au fil des années accueille tout le Gotha de la Société. Un délégué appellera d’ailleurs la femme du consul britannique à qui l’on doit la construction du Victoria Hall la « reine de Genève ». Sa villa au bord du lac devient au fil des années le centre social des délégations et du Secrétariat. L’invitation pour un thé ou un repas est souvent l’occasion de faire des connaissances importantes.

Le restaurant du Palais des Nations est aussi un lieu privilégié d'échange.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Moins mondains mais tout aussi importants, les clubs de sport, notamment de tennis et de golf sont des lieux de rencontres appréciés par les délégués et les membres du Secrétariat. Les activités nautiques sur le lac Léman permettent également de tisser des liens, même quand l’expérience se révèle « terrifiante », comme celle vécue par Rachel Crowdy lors d’une excursion en bateau à voile avec Fridtjof Nansen. En effet, dans ses mémoires, celle qui a été une des rares femmes à diriger une Section du Secrétariat écrit que l’ancien explorateur norvégien avait fait tout ce qu’on lui avait appris à ne pas faire sur un voilier. Quant à eux, certains délégués et membres du Secrétariat préfèrent suivre le premier Secrétaire général de la SdN Eric Drummond pêcher la truite dans la Versoix. Une activité certes moins effrayante qu’une sortie en voile avec une ancien explorateur polaire, mais tout aussi importante pour tisser des liens sociaux.

De fait, au vu de l’importance de la sociabilité pour la diplomatie multilatérale, il n’est pas surprenant de voir la place que celle-ci a occupé au cours des plus de vingt ans d’existence la Société des Nations à Genève. Encore relativement peu étudiée, elle mérite pourtant d’être examinée de manière plus approfondie, aussi bien pour explorer son rôle politique dans le fonctionnement de la première organisation multilatérale « globale » qu’en tant que facteur d’interaction avec la réalité locale.

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Références

(1) Geneviève Tabouis, 20 ans de suspens diplomatique, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 24-25.
(2) Louis-Lucien Hubert, A Genève en septembre : la SDN, Albert Messein, Paris, 1929, p. 54.

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