Le 10 octobre 2012, au lendemain de sa mort, une simple brève de l’Agence télégraphique suisse est reprise dans de nombreux médias : l’écrivain et poète romand Gaston Cherpillod n’est plus. Cela montre le peu d’importance que l’on a consacré à un auteur de talent n’appartenant pas au « star system ». Ecrivain socialement déclassé, comme il se plaisait maintes fois à le répéter dans des entretiens, mais aussi écrivain déclassé des librairies. Il est difficile de trouver ses livres en rayons ; au final, qui décide de l’importance d’une œuvre et d’un auteur. Le marché ? Le public ? Ou les médias ?
Semi-reclus
dans sa maison de la Vallée de Joux, « l’affreux des lettres
romandes » comme il se définissait, n’a cessé, jusqu’au bout de ses jours,
de nous dire le monde sous une forme libre, personnelle et anarchiste. Même
l’étiquette d’anarchiste ne lui correspond pas. Son anarchisme est celui d’un
homme indépendant et seul, que rien ni personne ne peut corrompre; nullement
l’appartenance à un quelconque mouvement anarchiste. Frondeur. Oui et
excessivement. On
devrait l’appeler Cherpillod, l’anarcho-frondeur.
L’écrivain Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2010 pour son livre L’amour nègre, et responsable, à l’époque, de la collection Poche Suisse chez L’Age d’Homme dira de lui qu’il « avait une sacrée tronche ». Un compliment.
Né en
1925 dans une famille d’ouvriers, Gaston poursuivra et terminera des études
classiques (grec et latin); matières qu’il enseignera plus tard en tant que
professeur.
Politiquement, il reste fidèle à son milieu en adhérant au Parti ouvrier populaire (POP) qu’il quittera par anti-conformisme et critique de la gauche institutionnelle et, plus tard, après 1968, du gauchisme bourgeois aussi. On le retrouvera dans la marge d’une pensée écologiste minoritaire mais qui lui correspond mieux et bien.
Ses positions assumées vis-à-vis de la gauche socialiste lui vaudront d’être licencié de son poste d’enseignant. En Suisse, dans les années 50, on ne rigole pas avec l’ouvriérisme. Il s’exilera au Locle puis au Sud de la France. Révolutionnaire, il le restera toute sa vie, par amour des petites gens, mais débarrassé des liens toxiques des idéologies dominantes malgré l’appartenance à différents partis minoritaires de gauche jusque dans les années 1980. En 1986, il sera candidat au Conseil d’Etat à Lausanne.
Libre et lyrique, il l’est. En 1965, Cherpillod publie Le Chêne brûlé, son plus beau livre. Avec nostalgie, virulence et réalisme, il parle de son enfance et y règle aussi des comptes, comme il le dit. Sa narration est intime et sublime. Il l’ancre dans sa terre natale vivante et populaire. Une écriture enracinée et ouverte à l’autre. Un délicat auto-portrait qui décrit un monde disparu et la solitude de celui qui a dû rompre avec son milieu originel sans jamais le trahir.
Dès 1970, avec son livre Promotion Staline, il intègre la maison d’édition L’Age d’Homme fondée à Lausanne par l’éditeur visionnaire et de talent Vladimir Dimitrijevič. Pratiquement toute son œuvre y sera publiée. Il écrira des romans, de la poésie et du théâtre. Vladimir Dimitrijevič savait repérer les meilleurs et prenait le risque de les publier.
L’intransigeance anti-bourgeoise est une constante dans l’œuvre de Cherpillod. Il n’oublie pas l’exploitation vécue et subie par cette classe sur sa propre famille. Avec raison, il gardera une haine viscérale contre les nantis et sa langue mûrira sous cette saine et juste révolte.
Pour
lui, l’acte d’écriture est douleur qu’il faut maîtriser en restant en perpétuel
éveil. Il y a du Céline en Cherpillod. Il parle de l’écriture comme d’une
musique et donne au style une importance capitale. Ecrire, c’est avoir une
conception à soi du monde et, selon lui, il n’y a de perfection littéraire sans
soif d’absolu. Le désir d’autonomie est sacré en littérature comme dans la vie.
Autonomie du verbe et autonomie de l’être.
S’il y
a du Céline, il y a aussi du Ramuz. Oui. Surtout les nouvelles, plus que tout.
Cherpillod n’a pu échapper aux honneurs. Il reçoit deux fois le prestigieux Prix Schiller; en 1976 et en 1986, qu’il a accepté et, en 1992, le Prix des Ecrivains vaudois pour l’ensemble de son œuvre. Question de tenue!
Au-delà de ces prix littéraires, la sérénité, à la fin de sa vie, l’auteur du Chêne brûlé la trouve dans l’acte répété, calme et apaisant de la pêche et de la chasse aux champignons. Dépossédé d’Eros, c’est la nature qui lui permet de renouer avec l’imaginaire en rêvant un monde nouveau qui se débarrasserait une fois pour toute de ses démons consuméristes..
Avoir pu
résister et rester fidèle à soi-même et à ses convictions est essentiel. C’est
ainsi que l’on surpasse la peur de sa propre mort et que l’on clôt son
existence avec le devoir accompli.
Dans les lettres romandes, en 2020, Julien Sansonnens (Prix Rod 2019), selon moi, est un des plus proches légataires de la langue de Gaston Cherpillod. De par son parcours politique, ses thématiques et sa langue poétique inscrite dans le réel, Sansonnens perpétue cette belle littérature de libre frondeur qui n’a de compte à rendre à personne et n’a jamais peur de dire les choses vraies. ■
Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Christine Riedo que nous publions ici, dans le prolongement de la Toussaint (la photo illustrant ce texte a été partagée par Pierre-Marie Epiney)
J’ai vu mon premier mort lorsque j’avais une dizaine d’années.
C’était au Tessin où j’ai habité enfant.
Lorsque il y avait un mort au village où j’habitais, le défunt était exposé dans sa maison, souvent sur son lit.
Les gens du village, petits et grands, en famille, passaient tous dans sa chambre lui rendre hommage. Pour l’enterrement ensuite, le village se mettait en cortège et nous l’accompagnions jusqu’à l’église et après la cérémonie jusqu’au cimetière.
Être confrontée à la mort dès le plus jeune âge ne m’a pas fait peur, parce que cela se faisait en communauté, en compagnie de nos parents, il y avait surtout du respect, la mort, les adieux faisaient partie de la vie, et tout le cérémonial, le rite d’accompagnement aidait au deuil, ça nous préparait aussi aux réalités de la vie. ■
A consulter également sur notreHistoire.ch
D’autres photographies et des vidéos des Archives de la RTS dans la série Jours de deuil
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La venue de l’Empereur d’Ethiopie à Genève en été 1936 s’effectue dans des conditions particulièrement éprouvantes. Pour le Négus, son recours à la Société des Nations est l’Appel d’un pays trahi et vaincu, dont la souveraineté et l’intégrité étaient garanties aux membres de la Société des Nations. Il pouvait escompter sur la « solidarité collective » à laquelle les Etats membres s’étaient engagés en devenant membre de la SDN.
Or, l’Italie fasciste a entrepris dès 1934 des initiatives pour étendre son emprise sur l’Empire d’Abyssinie. Installée depuis la fin du XIXe siècle dans la Corne de l’Afrique, en Erythrée et en Somalie, Rome avait tenté de prendre possession de l’Ethiopie, par la diplomatie d’abord, puis par la force. Mais à la surprise générale de l’Europe impérialiste, l’armée italienne fut battue : ce fut le désastre d’Adoua en mars 1896. L’Italie dut se résigner à se retirer de ce vaste Empire ; pour une Puissance européenne en pleine ambition coloniale, ce fut un affront que tôt ou tard les dirigeants italiens espéraient relever. C’est ce que Mussolini a décidé d’entreprendre dans le but de rallier le peuple italien à son projet ambitieux d’un grand empire colonial italien.
Très rapidement, l’ambition de Mussolini dégénéra en un conflit armé de plus en plus destructeur ; simultanément, la guerre de conquête du Duce portait frontalement atteinte à la sécurité et à l’intégrité d’un Etat membre de la Société des Nations. Or, l’Ethiopie était membre de la Société des Nations depuis 1923, d’ailleurs suite à une proposition italienne. C’est dire l’embarras des autres Puissances devant le coup de force de l’Italie, Etat fondateur de la SdN. Les diplomates tentèrent d’amener l’Italie à la raison, en proposant des compromis, mais rien ne pouvait faire reculer Mussolini.
La Société des Nations, face à cette violation caractérisée du Pacte fondateur, ne pouvait pas se déjuger. Son Conseil, réuni à plusieurs reprises pour examiner la situation et pour répondre aux doléances justifiées de l’Ethiopie, décida en septembre 1935, à la fureur des Italiens, d’engager des sanctions contre l’Etat violeur. Il dut aussi se prononcer sur la demande du Négus de venir lui-même défendre sa cause, car il était déterminé à faire un appel à la conscience de l’Europe civilisée pour condamner l’agresseur.
L’Assemblée extraordinaire de la SdN, convoquée par son Conseil, le 30 juin 1936, pour entendre l’Empereur d’Ethiopie, peut être interprétée, avec le recul, comme le dernier sursaut de l’organisation genevoise pour assumer son rôle de paix et de règlement des conflits. Comme le déclare le Président de l’Assemblée avant de donner la parole à l’Empereur d’Ethiopie, cette séance « peut signifier un nouvel et grand effort vers la paix, dans un même souci de conciliation et d’harmonie » (…) « Le monde réclame la paix, il souffre de son absence et de l’essai tant de fois tenté sans succès pour trouver sa stabilité définitive… ».
Au moment où le Chef de l’Etat éthiopien, Haïlé Selassié, prend la parole pour s’excuser de ne pas s’exprimer « en français comme je l’aurais voulu » et pour annoncer que pour pouvoir dire toute sa pensée, avec toute la force de son esprit et de son cœur, il va parler en amharique, un vacarme assourdissant secoue la salle. Il est provoqué par des agents et des journalistes italiens.
Après l’expulsion par la force des perturbateurs, le calme
revenu, l’Empereur d’Ethiopie prononce un long plaidoyer en amharique, dont
voici quelques extraits tels que publiés dans le Journal officiel de la Société
des Nations :
« Je suis
aujourd’hui ici pour réclamer la justice qui est due à mon peuple et
l’assistance qui lui a été promise, il y a huit mois (en septembre 1935), par cinquante-deux nations ayant affirmé
qu’une agression avait été commise en violation des traités
internationaux ».
« Nul autre que
l’Empereur ne peut adresser, à ces cinquante-deux nations, l’appel du peuple
éthiopien.»
« Il est peut-être sans exemple qu’un chef d’Etat ait pris lui-même la parole dans cette Assemblée. Mais il est certainement sans exemple qu’un peuple ait été victime d’une iniquité pareille et soit actuellement menacé d’être abandonné à son agresseur. Il n’y a pas non plus d’exemple d’un gouvernement procédant à l’extermination systématique d’un peuple par des moyens barbares, en violation des promesses les plus solennelles faites à toutes les nations de la terre de ne point recourir à une guerre de conquête, de ne point user, contre des êtres humains innocents, du terrible poison des gaz toxiques. C’est pour défendre un peuple qui lutte pour son indépendance millénaire que le Chef de l’Empire d’Ethiopie est venu à Genève pour remplir ce devoir suprême, après avoir combattu lui-même à la tête de ses armées ».
Une pluie mortelle sur l’Ethiopie
Dans son discours, Haïlé Selassié dénonce notamment la
violation du Protocole signé le 17 juin 1925, à Genève, « concernant la
prohibition d’emploi de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens
bactériologiques », dans les opérations militaires. Il se fait un
« devoir de dénoncer au monde » les opérations criminelles menées par
l’Italie fasciste en territoire éthiopien en recourant à des armes formellement
interdites :
« Des diffuseurs
furent installés à bord des avions afin de vaporiser, sur de vastes étendues de
territoire, une fine pluie meurtrière. Par groupes de neuf, de quinze, de
dix-huit, les avions se suivaient de manière que le brouillard émis chacun
formât une nappe continue. C’est ainsi qu’à partir de la fin de janvier 1936,
les soldats, les femmes, les enfants, le bétail, les rivières, les lacs, les herbages
ont été arrosés continuellement par cette pluie mortelle. Pour tuer
systématiquement les êtres vivants, pour empoisonner sûrement les eaux et les herbages,
le commandement italien a fait passer et repasser ses avions. Ce fut là sa principale
méthode de guerre.
Le raffinement de la barbarie a consisté à
porter le ravage et la terreur sur les points les plus peuplés du territoire et
de plus en plus éloignés du théâtre des hostilités. Le but visé était de jeter
l’épouvante et la mort sur une partie du territoire éthiopien.
Cette tactique
effroyable a réussi ; hommes et bêtes ont succombé. La pluie meurtrière tombée
des avions faisait fuir, en hurlant de douleur, tous ceux qu’elle touchait.» …
Dans son plaidoyer, l’Empereur d’Ethiopie poursuit la
description des pratiques meurtrières de l’armée italienne. Sur ces pratiques,
on peut lire un témoignage direct, détaillé et technique d’un grand praticien
de l’action humanitaire qu’a été le Docteur Marcel Benoît, Délégué par le
Comité international de la Croix-Rouge qui intervient sur le territoire
éthiopien dès l’automne 1935. Le recours aux armes chimiques y est clairement
constaté. (Voir Dr Marcel Junod, Le
troisième combattant, CICR, 1989). Ses descriptions, comprenant des
illustrations des horreurs commises, corroborent et développent la présentation
qu’en a donnée Haïlé Selassié, dans son discours.
Dans son Appel à la conscience des Nations, l’Empereur d’Ethiopie,
après avoir exposé ses relations complexes avec l’Italie, commenté le traité
d’amitié italo-éthiopien de 1928, « qui proscrivait absolument et sous
aucun prétexte le recours aux armes, substituant à la force la procédure de
conciliation et d’arbitrage, sur laquelle les nations civilisées font reposer
l’ordre international », récapitule les décisions de la SdN en faveur de
son pays, la condamnation de l’Italie, l’imposition des sanctions prévue par le
Pacte ; il dénonce ensuite la réticence de plus en plus affichée de
certains Etats à appliquer les sanctions édictées. Cette réorientation
diplomatique de la part de quelques Etats (dont la Suisse, prétextant ses
relations intenses avec son voisin du Sud) pour se soustraire aux obligations
d’appliquer concrètement les sanctions économiques et financières contre
l’Italie fasciste, incite le Chef d’Etat africain à formuler un clairvoyant et
lucide diagnostic : il annonce l’effondrement de la sécurité collective et des
fondements moraux de la Paix internationale établis après le Premier conflit
mondial :
« J’affirme, poursuit
le Négus, que le problème aujourd’hui
soumis à l’Assemblée est beaucoup plus large. Ce n’est pas seulement le
règlement de l’agression italienne : c’est la sécurité collective ; c’est
l’existence même de la Société des Nations ; c’est la confiance que chaque
Etat doit accorder aux traités internationaux ; c’est la valeur des
promesses faites aux petits Etats de respecter et de faire respecter leur
intégrité et leur indépendance ; c’est le principe de l’égalité des Etats
ou l’obligation pour les petites Puissances, d’accepter un lien de vassalité.
C’est, d’un mot, la moralité internationale qui est en cause. Les signatures
apposées au bas d’un traité ne valent-elles que dans la mesure où les
Puissances signataires y ont un intérêt personnel, direct et
immédiat ? »
L’Appel du Négus, si percutant fût-il, n’a pas laissé l’opinion internationale insensible. Mais les gouvernements, confrontés au délitement de la coopération internationale, ne sont pas à la hauteur de leur responsabilité. Dans le contexte de la grande crise économique et sociale déclenchée par le krach de Wall Street en octobre 1929 qui a ébranlé les sociétés, les Etats membres de la SdN assistent comme tétanisés au retrait du Japon, membre fondateur, en 1933, suite à sa condamnation pour l’annexion de la Mandchourie, au retrait de l’Allemagne décidé par Hitler en octobre 1933, puis à la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, sans réaction des Puissances à cette violation par Hitler du Traité de Versailles de 1919. En fait, les Etats de la Société des Nations recherchent un compromis avec l’Italie de Mussolini, pour qu’elle reste membre de la Société des Nations et pour la dissuader de se mettre dans le camp de Hitler et des ennemis jurés de la Paix de Genève. Ce fut la grande illusion des diplomaties européennes ainsi que leur défaite morale aux yeux de l’Histoire ! Le Négus l’avait augurée, les diplomates n’ont pas voulu entendre son Appel.
Deux ans plus tard, en 1938, le sort de la SdN est scellé : l’Anschluss de l’Autriche, Etat membre de la SdN, suivi par le démembrement de la Tchécoslovaquie à la suite des Accords de Munich, enfin le déclenchement dès 1939 de l’agression allemande en Pologne. A l’organisation de Genève et à ses principes pacifiques succède le « nouvel ordre hitlérien ». L’accumulation fatale de violations des Traités internationaux et des engagements pris au sein de la Société des Nations a conduit au plus grand cataclysme de l’humanité qu’a été la Deuxième Guerre mondiale. ■
A la joie de ses ouailles, le curé Noël commente l’actualité dans son
sermon de Noël : « Gargarine, dans son vaisseau spécial, a dit qu’en
traversant le ciel il n’avait pas aperçu le bon Dieu. Il n’a sûrement pas bien regardé. »
On est en 1961, le cosmonaute soviétique Youri Gagarine a réalisé le premier
vol spatial habité. Il en faut plus pour impressionner Pierre Noël, curé de
Saint-Jean, à Fribourg, depuis douze ans.
Peu de paroissiens savent que cet homme rougeaud, pataud, à la voix
grasseyante et à la soutane douteuse, est très au fait des enjeux philosophiques
et théologiques du temps. Simple, certes, avec ses allures de curé de campagne,
mais pas simplet. L’évêque François Charrière, théologien et canoniste que les
débats d’idées n’effraient pas, estime Noël pour la sûreté de son jugement.
S’il l’a mis à la tête de la plus pauvre paroisse de la Basse-Ville, c’est
aussi parce que ce fils d’un riche paysan, un notable broyard, s’est montré à
l’aise avec le monde ouvrier dans son poste précédent, en assurant l’aumônerie
du barrage de Rossens : quatre ans de chantier, treize morts.
Les paroissiens de Saint-Jean vivent pour la plupart entre la misère et la pauvreté. A l’entrée des années 1950, le directeur de la prison centrale et celui de l’usine à gaz émergent quasiment seuls d’une population ouvrière où les familles ne sont riches que d’enfants. Ce n’est pas une population inerte. Les gens ont lutté victorieusement pour se débarrasser du précédent curé, ils se battront davantage encore pour garder celui-ci, mais avec un succès en demi-teinte. En 1975, exaspérés par le non-conformisme (et la popularité, sans doute) du curé Noël, l’évêque Pierre Mamie et son administration lui extorquent sa démission. Deux lignes dactylographiées sur papier à en-tête de l’évêché, qu’il signe avant de s’insurger. Il refuse de quitter Saint-Jean pour la paroisse rurale qui lui est assignée. Ses ouailles s’insurgent plus vivement encore, bombardent l’évêque de lettres, pétitions et protestations. Pierre Mamie doit s’incliner devant la bronca, accepter un compromis : Noël quitte Saint-Jean mais reste en ville, désormais chargé « d’un ministère auprès des malades, des personnes âgées et des prisonniers ». Comme auparavant, somme toute.
Car il n’était pas souvent dans son église ! Plus fiers que fâchés,
ses paroissiens affirmaient « le prêter aux autres ». D’un bout à
l’autre du canton, le curé Noël suivait les enterrements, les fêtes de musique et
les sorties de contemporains, il était l’aumônier de tous les groupements
imaginables et le supporter indéfectible des équipes locales de foot et de
hockey. Il y mettait du cœur, et les joueurs du HC Gottéron lui restaient
reconnaissants d’avoir un jour, à la patinoire des Augustins, stoppé à coups de
parapluie un ailier d’Arosa qui débordait le long de la bande. Don Camillo chez
les Bolzes ?
Non, saint Martin parmi nous. Ou le Père Noël, comme le veut son nom. Il pratiquait une générosité folle, au vrai sens du terme. Sa famille ne s’y est pas trompée, qui s’inquiéta de le voir dilapider sa part d’héritage et mettre éventuellement le reste en péril. Car le curé distribuait l’argent de la quête aussi bien que la literie et le charbon de la cure à tous les pauvres diables, et ils étaient nombreux. Il régalait les détenus de la Prison centrale, ses voisins, dispensait cigares et chocolat aux malades des hôpitaux. Pour sa subsistance personnelle, aucun problème. On se l’arrachait les jours de la semaine dans toute la ville, et le dimanche il avait son couvert mis au Sauvage, le bistrot qui faisait face à l’église. Le curé précédent avait essayé d’acheter l’établissement, mais pour le fermer. Ce n’était pas le genre du curé Noël. ■