L'Inédit

par notreHistoire


Affiche de l'exposition des chefs-d'œuvre du Prado

Coll. Musée d'art et d'histoire Genève/notreHistoire.ch

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

Malgré les accords de Munich de septembre 1938, la guerre paraît inéluctable en cet été 39. Le Royaume-Uni et la France ont entamé la mobilisation de leurs troupes. La Société des Nations s’est vidée de toute substance. Et en Espagne la guerre civile s’est terminée le 1er avril 1939 avec l’écrasement des Républicains. Le général Franco impose la dictature sur un pays saigné à blanc.

Mais Genève se distrait de cette lourde atmosphère avec une exposition aussi exceptionnelle qu’incongrue. Les Chefs-d’œuvre du Musée du Prado brillent tout l’été au Musée d’art et d’histoire. «Le 13 février 1939, deux trains venant d’Espagne, plus chargés de trésors que les caravanes de la reine de Saba, déposaient à Genève une cargaison de chefs-d’œuvre que le gouvernement rouge de la République espagnole, redoutant la destruction de Madrid, ou tout au moins l’incendie du Prado, confiait à la Société des Nations,» raconte cet été-là La Revue des Deux Mondes, un mensuel littéraire français, résolument conservateur à l’époque.

Echapper aux bombes de la Luftwaffe

Cette opération de sauvetage a commencé aux premiers jours de la guerre civile, après le coup d’État raté de hauts gradés de l’armée espagnole. Le 18 juillet 1936, le gouvernement républicain met en place un Comité central du trésor artistique chargé de sauvegarder le patrimoine artistique des musées, alors que les bombardements s’amplifient au cours de la guerre avec l’intervention de la Luftwaffe du IIIe Reich.

Les tableaux du Prado sont passés par Valence et Barcelone avant d'arriver à la Société des Nations.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

L’avancée brutale et continue des troupes nationalistes incite le gouvernement républicain à évacuer les œuvres d’art du Musée du Prado à Madrid. Elles sont transportées à Valence, puis en Catalogne. En février 1939, alors que la République espagnole est au bord de l’effondrement, un Comité international, constitué de neuf représentants des principaux musées européens – dont le Musée d’art et d’histoire de Genève – signent avec les Républicains un accord à Figueras, ville frontalière de la France. L’accord permet à la dernière minute l’évacuation des œuvres espagnoles au siège de la Société des Nations (SdN) à Genève.

Mais leur pérégrination ne tarde pas à reprendre. À peine la victoire du général Franco reconnue, les œuvres sont formellement restituées à l’ambassadeur de Franco à Berne, le 30 mars. Dès le mois de mai, les œuvres d’art repartent en Espagne, par convois successifs.

Le Comité international à l’origine du sauvetage essaie, néanmoins, d’organiser une exposition à Genève. Pour le nouveau régime, il n’est pas question de négocier avec ce comité, encore moins avec la SDN où l’agression militaire des Franquistes avait été mollement condamnée. Désormais à la tête du gouvernement, Franco ne rejette pas le projet d’exposition. Ses représentants en négocient les modalités avec la ville de Genève et Musée d’art et d’histoire, sous l’œil bienveillant de Berne.

Un accord de dernière minute a parmi le transfert des tableaux vers Genève.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Pour Franco, cette exposition est une occasion inespérée de présenter son régime sous un jour particulièrement avenant. De quoi faire oublier le pavillon de l’Espagne républicaine à l’Exposition universelle de 1937 à Paris. Clou de ce modeste pavillon, le tableau Guernica exécuté par Picasso pour y être exposé.

Un cadeau à la civilisation européenne

L’Exposition des Chefs-d’œuvre du Musée du Prado s’ouvre pour trois mois le 1er juin 1939. Dans son édition du jour, le Journal de Genève donne le ton: «Aux dernières heures des suprêmes batailles, une fortune singulière et terrible, puisque nous la devons à la guerre, voulut que les chefs-d’œuvre des Musées et des collections particulières d’Espagne, fuyant l’incendie et les bombes, trouvassent refuge à Genève. Par courtoisie, avec une gentillesse magnifique, le gouvernement espagnol nous fait la générosité d’en permettre l’exposition au Musée d’Art et d’Histoire… »

La gauche genevoise dénoncera la propagande pro-franquiste faite avec l'exposition des chefs-d'oeuvre du Prado.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Lors du vernissage, le conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz se lance dans un hommage énamouré à l’Espagne: «Mes remerciements s’adresseront surtout au marquis d’Aycinena, ministre d’Espagne à Berne, et, par son obligeante entremise, au gouvernement de son pays. Je l’assure, avec une sincérité inspirée par une véritable reconnaissance, que nous mesurons tout le prix du don magnifique — c’est le mot — dont nous sommes si libéralement comblés», rapporte le Journal de Genève.

Le ministre suisse ne s’en tient pas aux usages diplomatiques. C’est une élégie qu’il prononce: «L’Espagne qui vient, au cours de luttes où l’héroïsme n’eut d’égal que la ténacité, de rétablir son unité menacée, d’affirmer son inébranlable volonté de rester maîtresse de ses destins, de prouver qu’elle est capable, quoi qu’il en puisse coûter, de conserver dans le monde la place due à son présent comme à son passé ; l’Espagne dont le territoire, pendant près de trois ans, s’est couvert de ruines et de tombes ; l’Espagne que l’on aurait pu croire épuisée par l’effort sans pareil qu’elle a vaillamment soutenu ; l’Espagne qui aurait eu le droit de ne songer qu’à elle, de s’absorber à cicatriser ses blessures, à reconstituer ses forces, à recouvrer ses trésors, dispersés par la tourmente ; l’Espagne, dis-je, sans avoir envers nous aucune dette matérielle ou morale, nous consent, par générosité pure, un véritable sacrifice : elle nous confie ses œuvres d’art les plus précieuses. Certes, nous comprenons bien que ce n’est pas à nous seuls, Suisses, qu’elle fait cet inestimable cadeau, mais à la civilisation européenne, pour lui rappeler sa grandeur, sa mission et ses devoirs.»

La politique d’accommodement avec les puissances de l’Axe qu’il défendra l’année suivante comme ministre des Affaires étrangères est aussi une forme d’adhésion de la part de Pilet-Golaz. Des sympathies qui sont loin d’être partagées par tous. La gauche a dénoncé la propagande faite autour de cette exposition.

En témoigne le billet d’une revue genevoise – Le Réveil Anarchiste – publiée le 24 juin 1939. C’est un regard halluciné et féroce porté sur l’exposition:

«Quelle histoire ! quelle tragédie ! Velasquez, Zurburan, El Greco ! Franco et l’Espagne meurtrie, massacrée ! Goya : « Les Désastres ». À l’entrée, dans le hall, une toile immense : sur un fond soufre et noir, se dresse une femme : la République, tenant couché sur ses bras un enfant sanglant, déchiqueté ; à ses pieds, des cadavres. Toute la toile sabrée de sang. Au bas du tableau, non pas des adorateurs ou des donateurs, mais dans une scène carnavalesque des gueules de « Saint-Isidore » du 3 mai 1808, des «horreurs de la guerre», des bannières du Sacré-Cœur, des crucifix, des légionnaires maroco-italo-allemands, le Loyal offrant son épée a la Vierge, le Magnanime dont la charité a flamboyé sur Guernica, Madrid, Barcelone, etc…, et dont la gentillesse crépite à travers toute l’Espagne, entouré de diplomates, de dignitaires de la Banque et de l’Eglise, de toute l’élite morale et spirituelle, de tous les spécialistes de l’infamie, pataugeant dans la boue et le sang, avec déjà des contorsions de reprouvés. C’est Goya : les caprices, la guerre, les proverbes, « Nada ». On passe de salle en salle, bouleversé. Chacun de ces chefs-d’œuvre rappelle la tragédie, la trahison des chefs militaires, la lâcheté des démocraties, les combats inégaux, les massacres, la perfidie, l’infamie, et les efforts républicains à qui l’on doit de contempler ce magnifique trésor d’art. La gorge serrée, accablée de tristesse et de honte. On pense que cette exposition est une accusation terrible et que la tribu des laudateurs aura beau faire, elle ne réussira pas à donner le change. On sort de là plus ferme et décidé à la lutte. »

Un succès immense

Ouverte pendant 3 mois, l’exposition attire près de 400’000 visiteurs. C’est la plus visitée du Musée d’art et d’histoire jusqu’à aujourd’hui. Dans son édition du 28 juin 1940, le Journal de Genève donne une idée de ses retombées économique: «L’exploitation de l’Hôtel Métropole en 1939 solde par un bénéfice de fr. 8362, en regard d’une perte de fr. 3169 en 1938. Grâce aux recettes exceptionnelles dues aux visiteurs de l’Exposition du Prado, le chiffre d’affaires à fin août était supérieur de 37% à celui de l’année précédente. Le dernier trimestre de 1939 a été, malgré les événements, un peu meilleur que celui de 1938, de sorte que les recettes totales se sont élevées à fr. 250.077, contre 224.700 en 1938 et 222.000 en 1937.»

L’exposition ferme le 31 août 1939. Le lendemain, les armées nazies envahissent la Pologne.■

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Gaston Cherpillod

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Le 10 octobre 2012, au lendemain de sa mort, une simple brève de l’Agence télégraphique suisse est reprise dans de nombreux médias : l’écrivain et poète romand Gaston Cherpillod n’est plus. Cela montre le peu d’importance que l’on a consacré à un auteur de talent n’appartenant pas au « star system ». Ecrivain socialement déclassé, comme il se plaisait maintes fois à le répéter dans des entretiens, mais aussi écrivain déclassé des librairies. Il est difficile de trouver ses livres en rayons ; au final, qui décide de l’importance d’une œuvre et d’un auteur. Le marché ? Le public ? Ou les médias ?

Semi-reclus dans sa maison de la Vallée de Joux, « l’affreux des lettres romandes » comme il se définissait, n’a cessé, jusqu’au bout de ses jours, de nous dire le monde sous une forme libre, personnelle et anarchiste. Même l’étiquette d’anarchiste ne lui correspond pas. Son anarchisme est celui d’un homme indépendant et seul, que rien ni personne ne peut corrompre; nullement l’appartenance à un quelconque mouvement anarchiste. Frondeur. Oui et excessivement. On devrait l’appeler Cherpillod, l’anarcho-frondeur.

L’écrivain Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2010 pour son livre L’amour nègre, et responsable, à l’époque, de la collection Poche Suisse chez L’Age d’Homme dira de lui qu’il « avait une sacrée tronche ». Un compliment.

Né en 1925 dans une famille d’ouvriers, Gaston poursuivra et terminera des études classiques (grec et latin); matières qu’il enseignera plus tard en tant que professeur.

Politiquement, il reste fidèle à son milieu en adhérant au Parti ouvrier populaire (POP) qu’il quittera par anti-conformisme et critique de la gauche institutionnelle et, plus tard, après 1968, du gauchisme bourgeois aussi. On le retrouvera dans la marge d’une pensée écologiste minoritaire mais qui lui correspond mieux et bien.

Ses positions assumées vis-à-vis de la gauche socialiste lui vaudront d’être licencié de son poste d’enseignant. En Suisse, dans les années 50, on ne rigole pas avec l’ouvriérisme. Il s’exilera au Locle puis au Sud de la France. Révolutionnaire, il le restera toute sa vie, par amour des petites gens, mais débarrassé des liens toxiques des idéologies dominantes malgré l’appartenance à différents partis minoritaires de gauche jusque dans les années 1980. En 1986, il sera candidat au Conseil d’Etat à Lausanne.

Libre et lyrique, il l’est. En 1965, Cherpillod publie Le Chêne brûlé, son plus beau livre. Avec nostalgie, virulence et réalisme, il parle de son enfance et y règle aussi des comptes, comme il le dit. Sa narration est intime et sublime. Il l’ancre dans sa terre natale vivante et populaire. Une écriture enracinée et ouverte à l’autre. Un délicat auto-portrait qui décrit un monde disparu et la solitude de celui qui a dû rompre avec son milieu originel sans jamais le trahir.

Dès 1970, avec son livre Promotion Staline, il intègre la maison d’édition L’Age d’Homme fondée à Lausanne par l’éditeur visionnaire et de talent Vladimir Dimitrijevič. Pratiquement toute son œuvre y sera publiée. Il écrira des romans, de la poésie et du théâtre. Vladimir Dimitrijevič savait repérer les meilleurs et prenait le risque de les publier.

L’intransigeance anti-bourgeoise est une constante dans l’œuvre de Cherpillod. Il n’oublie pas l’exploitation vécue et subie par cette classe sur sa propre famille. Avec raison, il gardera une haine viscérale contre les nantis et sa langue mûrira sous cette saine et juste révolte.

Pour lui, l’acte d’écriture est douleur qu’il faut maîtriser en restant en perpétuel éveil. Il y a du Céline en Cherpillod. Il parle de l’écriture comme d’une musique et donne au style une importance capitale. Ecrire, c’est avoir une conception à soi du monde et, selon lui, il n’y a de perfection littéraire sans soif d’absolu. Le désir d’autonomie est sacré en littérature comme dans la vie. Autonomie du verbe et autonomie de l’être.

S’il y a du Céline, il y a aussi du Ramuz. Oui. Surtout les nouvelles, plus que tout.

Cherpillod n’a pu échapper aux honneurs. Il reçoit deux fois le prestigieux Prix Schiller; en 1976 et en 1986, qu’il a accepté et, en 1992, le Prix des Ecrivains vaudois pour l’ensemble de son œuvre. Question de tenue!

Au-delà de ces prix littéraires, la sérénité, à la fin de sa vie, l’auteur du Chêne brûlé la trouve dans l’acte répété, calme et apaisant de la pêche et de la chasse aux champignons. Dépossédé d’Eros, c’est la nature qui lui permet de renouer avec l’imaginaire en rêvant un monde nouveau qui se débarrasserait une fois pour toute de ses démons consuméristes..

Avoir pu résister et rester fidèle à soi-même et à ses convictions est essentiel. C’est ainsi que l’on surpasse la peur de sa propre mort et que l’on clôt son existence avec le devoir accompli.

Dans les lettres romandes, en 2020, Julien Sansonnens (Prix Rod 2019), selon moi, est un des plus proches légataires de la langue de Gaston Cherpillod. De par son parcours politique, ses thématiques et sa langue poétique inscrite dans le réel, Sansonnens perpétue cette belle littérature de libre frondeur qui n’a de compte à rendre à personne et n’a jamais peur de dire les choses vraies. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Une série de vidéos de Archives de la RTS consacrées à Gaston Cherpillod

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"Pompe funèbre" d'antan

Coll. P.-M. Epiney/notreHistoire.ch

Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Christine Riedo que nous publions ici, dans le prolongement de la Toussaint (la photo illustrant ce texte a été partagée par Pierre-Marie Epiney)

J’ai vu mon premier mort lorsque j’avais une dizaine d’années.

C’était au Tessin où j’ai habité enfant.

Lorsque il y avait un mort au village où j’habitais, le défunt était exposé dans sa maison, souvent sur son lit.

Les gens du village, petits et grands, en famille, passaient tous dans sa chambre lui rendre hommage. Pour l’enterrement ensuite, le village se mettait en cortège et nous l’accompagnions jusqu’à l’église et après la cérémonie jusqu’au cimetière.

Être confrontée à la mort dès le plus jeune âge ne m’a pas fait peur, parce que cela se faisait en communauté, en compagnie de nos parents, il y avait surtout du respect, la mort, les adieux faisaient partie de la vie, et tout le cérémonial, le rite d’accompagnement aidait au deuil, ça nous préparait aussi aux réalités de la vie. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

D’autres photographies et des vidéos des Archives de la RTS dans la série Jours de deuil

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Discours de Haïlé Sélassié 1er à la Société des Nations

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Série - Regards sur la Société des Nations

Un appel à la conscience d’une Europe civilisée

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

La venue de l’Empereur d’Ethiopie à Genève en été 1936 s’effectue dans des conditions particulièrement éprouvantes. Pour le Négus, son recours à la Société des Nations est l’Appel d’un pays trahi et vaincu, dont la souveraineté et l’intégrité étaient garanties aux membres de la Société des Nations. Il pouvait escompter sur la « solidarité collective » à laquelle les Etats membres s’étaient engagés en devenant membre de la SDN.

Or, l’Italie fasciste a entrepris dès 1934 des initiatives pour étendre son emprise sur l’Empire d’Abyssinie. Installée depuis la fin du XIXe siècle dans la Corne de l’Afrique, en Erythrée et en Somalie, Rome avait tenté de prendre possession de l’Ethiopie, par la diplomatie d’abord, puis par la force. Mais à la surprise générale de l’Europe impérialiste, l’armée italienne fut battue : ce fut le désastre d’Adoua en mars 1896. L’Italie dut se résigner à se retirer de ce vaste Empire ; pour une Puissance européenne en pleine ambition coloniale, ce fut un affront que tôt ou tard les dirigeants italiens espéraient relever. C’est ce que Mussolini a décidé d’entreprendre dans le but de rallier le peuple italien à son projet ambitieux d’un grand empire colonial italien.

Très rapidement, l’ambition de Mussolini dégénéra en un conflit armé de plus en plus destructeur ; simultanément, la guerre de conquête du Duce portait frontalement atteinte à la sécurité et à l’intégrité d’un Etat membre de la Société des Nations. Or, l’Ethiopie était membre de la Société des Nations depuis 1923, d’ailleurs suite à une proposition italienne. C’est dire l’embarras des autres Puissances devant le coup de force de l’Italie, Etat fondateur de la SdN. Les diplomates tentèrent d’amener l’Italie à la raison, en proposant des compromis, mais rien ne pouvait faire reculer Mussolini.

La Société des Nations, face à cette violation caractérisée du Pacte fondateur, ne pouvait pas se déjuger. Son Conseil, réuni à plusieurs reprises pour examiner la situation et pour répondre aux doléances justifiées de l’Ethiopie, décida en septembre 1935, à la fureur des Italiens, d’engager des sanctions contre l’Etat violeur. Il dut aussi se prononcer sur la demande du Négus de venir lui-même défendre sa cause, car il était déterminé à faire un appel à la conscience de l’Europe civilisée pour condamner l’agresseur.

La première page du discours d'Hailé Sélassié, lu le 30 juin 1936 à Genève.

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

L’Assemblée extraordinaire de la SdN, convoquée par son Conseil, le 30 juin 1936, pour entendre l’Empereur d’Ethiopie, peut être interprétée, avec le recul, comme le dernier sursaut de l’organisation genevoise pour assumer son rôle de paix et de règlement des conflits. Comme le déclare le Président de l’Assemblée avant de donner la parole à l’Empereur d’Ethiopie, cette séance « peut signifier un nouvel et grand effort vers la paix, dans un même souci de conciliation et d’harmonie » (…) « Le monde réclame la paix, il souffre de son absence et de l’essai tant de fois tenté sans succès pour trouver sa stabilité définitive… ».

Au moment où le Chef de l’Etat éthiopien, Haïlé Selassié, prend la parole pour s’excuser de ne pas s’exprimer « en français comme je l’aurais voulu » et pour annoncer que pour pouvoir dire toute sa pensée, avec toute la force de son esprit et de son cœur, il va parler en amharique, un vacarme assourdissant secoue la salle. Il est provoqué par des agents et des journalistes italiens.

Les premières minutes du discours d'Hailé Sélassié sont perturbées par des agitateurs italiens (le son débute après une dizaine de secondes).

Coll. Archives des Nations Unies Genève/notreHistoire.ch

Après l’expulsion par la force des perturbateurs, le calme revenu, l’Empereur d’Ethiopie prononce un long plaidoyer en amharique, dont voici quelques extraits tels que publiés dans le Journal officiel de la Société des Nations :

« Je suis aujourd’hui ici pour réclamer la justice qui est due à mon peuple et l’assistance qui lui a été promise, il y a huit mois (en septembre 1935), par cinquante-deux nations ayant affirmé qu’une agression avait été commise en violation des traités internationaux ».

« Nul autre que l’Empereur ne peut adresser, à ces cinquante-deux nations, l’appel du peuple éthiopien.»

« Il est peut-être sans exemple qu’un chef d’Etat ait pris lui-même la parole dans cette Assemblée. Mais il est certainement sans exemple qu’un peuple ait été victime d’une iniquité pareille et soit actuellement menacé d’être abandonné à son agresseur. Il n’y a pas non plus d’exemple d’un gouvernement procédant à l’extermination systématique d’un peuple par des moyens barbares, en violation des promesses les plus solennelles faites à toutes les nations de la terre de ne point recourir à une guerre de conquête, de ne point user, contre des êtres humains innocents, du terrible poison des gaz toxiques. C’est pour défendre un peuple qui lutte pour son indépendance millénaire que le Chef de l’Empire d’Ethiopie est venu à Genève pour remplir ce devoir suprême, après avoir combattu lui-même à la tête de ses armées ».

Une pluie mortelle sur l’Ethiopie

Dans son discours, Haïlé Selassié dénonce notamment la violation du Protocole signé le 17 juin 1925, à Genève, « concernant la prohibition d’emploi de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques », dans les opérations militaires. Il se fait un « devoir de dénoncer au monde » les opérations criminelles menées par l’Italie fasciste en territoire éthiopien en recourant à des armes formellement interdites :

« Des diffuseurs furent installés à bord des avions afin de vaporiser, sur de vastes étendues de territoire, une fine pluie meurtrière. Par groupes de neuf, de quinze, de dix-huit, les avions se suivaient de manière que le brouillard émis chacun formât une nappe continue. C’est ainsi qu’à partir de la fin de janvier 1936, les soldats, les femmes, les enfants, le bétail, les rivières, les lacs, les herbages ont été arrosés continuellement par cette pluie mortelle. Pour tuer systématiquement les êtres vivants, pour empoisonner sûrement les eaux et les herbages, le commandement italien a fait passer et repasser ses avions. Ce fut là sa principale méthode de guerre.

 Le raffinement de la barbarie a consisté à porter le ravage et la terreur sur les points les plus peuplés du territoire et de plus en plus éloignés du théâtre des hostilités. Le but visé était de jeter l’épouvante et la mort sur une partie du territoire éthiopien.

Cette tactique effroyable a réussi ; hommes et bêtes ont succombé. La pluie meurtrière tombée des avions faisait fuir, en hurlant de douleur, tous ceux qu’elle touchait.» …

Dans son plaidoyer, l’Empereur d’Ethiopie poursuit la description des pratiques meurtrières de l’armée italienne. Sur ces pratiques, on peut lire un témoignage direct, détaillé et technique d’un grand praticien de l’action humanitaire qu’a été le Docteur Marcel Benoît, Délégué par le Comité international de la Croix-Rouge qui intervient sur le territoire éthiopien dès l’automne 1935. Le recours aux armes chimiques y est clairement constaté. (Voir Dr Marcel Junod, Le troisième combattant, CICR, 1989). Ses descriptions, comprenant des illustrations des horreurs commises, corroborent et développent la présentation qu’en a donnée Haïlé Selassié, dans son discours.

En 1924, Hailé Sélassié fait une première visite à la Société des Nations, ici au Palais Wilson.

Photo Frank Henri Jullien, coll. Bibliothèque de Genève/notreHistoire.ch

Dans son Appel à la conscience des Nations, l’Empereur d’Ethiopie, après avoir exposé ses relations complexes avec l’Italie, commenté le traité d’amitié italo-éthiopien de 1928, « qui proscrivait absolument et sous aucun prétexte le recours aux armes, substituant à la force la procédure de conciliation et d’arbitrage, sur laquelle les nations civilisées font reposer l’ordre international », récapitule les décisions de la SdN en faveur de son pays, la condamnation de l’Italie, l’imposition des sanctions prévue par le Pacte ; il dénonce ensuite la réticence de plus en plus affichée de certains Etats à appliquer les sanctions édictées. Cette réorientation diplomatique de la part de quelques Etats (dont la Suisse, prétextant ses relations intenses avec son voisin du Sud) pour se soustraire aux obligations d’appliquer concrètement les sanctions économiques et financières contre l’Italie fasciste, incite le Chef d’Etat africain à formuler un clairvoyant et lucide diagnostic : il annonce l’effondrement de la sécurité collective et des fondements moraux de la Paix internationale établis après le Premier conflit mondial :

« J’affirme, poursuit le Négus, que le problème aujourd’hui soumis à l’Assemblée est beaucoup plus large. Ce n’est pas seulement le règlement de l’agression italienne : c’est la sécurité collective ; c’est l’existence même de la Société des Nations ; c’est la confiance que chaque Etat doit accorder aux traités internationaux ; c’est la valeur des promesses faites aux petits Etats de respecter et de faire respecter leur intégrité et leur indépendance ; c’est le principe de l’égalité des Etats ou l’obligation pour les petites Puissances, d’accepter un lien de vassalité. C’est, d’un mot, la moralité internationale qui est en cause. Les signatures apposées au bas d’un traité ne valent-elles que dans la mesure où les Puissances signataires y ont un intérêt personnel, direct et immédiat ? »

L’Appel du Négus, si percutant fût-il, n’a pas laissé l’opinion internationale insensible. Mais les gouvernements, confrontés au délitement de la coopération internationale, ne sont pas à la hauteur de leur responsabilité.  Dans le contexte de la grande crise économique et sociale déclenchée par le krach de Wall Street en octobre 1929 qui a ébranlé les sociétés, les Etats membres de la SdN assistent comme tétanisés au retrait du Japon, membre fondateur, en 1933, suite à sa condamnation pour l’annexion de la Mandchourie, au retrait de l’Allemagne décidé par Hitler en octobre 1933, puis à la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, sans réaction des Puissances à cette violation par Hitler du Traité de Versailles de 1919. En fait, les Etats de la Société des Nations recherchent un compromis avec l’Italie de Mussolini, pour qu’elle reste membre de la Société des Nations et pour la dissuader de se mettre dans le camp de Hitler et des ennemis jurés de la Paix de Genève. Ce fut la grande illusion des diplomaties européennes ainsi que leur défaite morale aux yeux de l’Histoire ! Le Négus l’avait augurée, les diplomates n’ont pas voulu entendre son Appel.

Deux ans plus tard, en 1938, le sort de la SdN est scellé : l’Anschluss de l’Autriche, Etat membre de la SdN, suivi par le démembrement de la Tchécoslovaquie à la suite des Accords de Munich, enfin le déclenchement dès 1939 de l’agression allemande en Pologne. A l’organisation de Genève et à ses principes pacifiques succède le « nouvel ordre hitlérien ».  L’accumulation fatale de violations des Traités internationaux et des engagements pris au sein de la Société des Nations a conduit au plus grand cataclysme de l’humanité qu’a été la Deuxième Guerre mondiale. ■

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