Ce récit de Marcel Maurice Demont relate une page d’histoire de l’alpinisme: la tentative d’ascension de la face nord de l’Obergabelhorn (4063 m.) durant la période de Noël 1968. Un récit édifiant sur les conditions de l’alpinisme dans ces années-là (les intertitres sont de la rédaction).
En ce 15 décembre 1968, partant de Zinal sous un ciel laiteux, aiguillonnés par un froid piquant, nous nous dirigeons vers la cabane du Grand Mountet afin de procéder à un transport de vivres et de matériel. Moraine, descente en rappel, remontée du glacier, le coeur se serre lorsque le pont de neige masquant une crevasse cède et que celui qui va devant « va dedans ». Bivouac.
Dès les premières lueurs du jour suivant nous reprenons notre route. Sous le refuge, il y a beaucoup de neige à brasser, le traceur que personne ne relaye passe un dur moment. Le troisième jour, nous partons explorer le terrain permettant d’accéder au pied de la face nord de l’Obergabelhorn, 4063 mètres. Nous, c’est à dire : Daniel Cochand, Claude Forestier et moi-même, guides tous les trois. Georges Dépraz, un porteur – aujourd’hui, on dit « aspirant guide »- complète notre équipe. Nous poussons notre exploration jusqu’à la rimaye de la face nord avant d’être rembarrés par de soudaines fortes chutes de neige.
Du quatrième jour, outre le froid et le bruit des avalanches dévalant les flancs des sommets environnants, je garde le souvenir de belles parties de cartes blottis près du fourneau. Tricheur éhonté, l’un de nous que je ne dénoncerai pas, raflait toutes les mises. Enfin, le 19 décembre, retour à Zinal en rusant avec les coulées.
Afin de mettre un maximum de chances de notre côté, j’avais projeté, en accord avec les autres candidats à cette éventuelle future performance, de faire une seconde reconnaissance plus poussée du site, combinée avec un nouveau transport de provisions et de matériel. Pour ce périple supplémentaire, je m’étais assuré la collaboration de mon compagnon de cordée de la première ascension hivernale de la face nord de la Pointe de Mourti (les 2, 3, 4, 5 mars 1968), le guide Werner Kleiner, très joyeux luron, bon vivant, insouciant, toujours prêt à s’amuser, fort comme un ours brun des montagnes Rocheuses et issu de la même promotion de guides que moi, celle de 1967.
Tout un bazar en lambeaux sur le flanc de la montagne
Le premier jour, partis de Zinal très lourdement chargés et arrivés à skis à l’extrémité de la haute moraine qui borde la rive gauche du glacier en en suivant le fil, nous avions, à pied, lattes fixées sur nos énormes sacs à dos, plus de trente kilos chacun, éprouvé de grosses difficultés à en dévaler le flanc abrupt durci par le grand froid et verglacé. Nous étions parvenus à mi-chemin entre la crête et sa base, progressant par petits bonds, allant de vagues creux à de minuscules protubérances, lorsque le revêtement de la surface vierge de neige n’offrit plus aucune aspérité laissant espérer un minimum d’adhérence. Situation ridicule, partis pour gravir une grande voie des Alpes encore invaincue en hiver, nous étions battus à plate couture par la première, certes fort abrupte, haute pente de sable et de pierraille rencontrée. Je suggérai de descendre à la corde.
Volontiers impulsif, Werner se résolut à gagner de la mobilité en s’allégeant de son encombrante taque, c’est-à-dire en la laissant s’échapper le long de cette foutue glissoire. Le sac fila en douceur sur quelques mètres, puis se mit à rouler, à bondir, à faire des cabrioles, s’accrocha à une saillie et s’éventra en éparpillant son contenu. C’est en rappels, en suivant à la trace les boîtes multicolores, les paquets divers déchiquetés, les viandes sous cellophane, les sachets de fruits secs étripés, un flacon de cognac explosé, tout un bazar en lambeaux dont nous avions espéré nous régaler, que nous achevâmes notre dégringolade. Tout compte fait, offrir son nourrissage à la faune locale en cadeau de Noël, sacrifier aux Dieux de l’Alpe toute une bouteille de la meilleure eau-de-vie ne pouvait que parler en notre faveur et, peut-être, nous assurer la bienveillance de la nature.
Encordés, nous remontâmes le Glacier de Zinal dont, invités par de fragiles ponts de neige, nous visitâmes plusieurs pots avant d’installer un bivouac sommaire.
Il ne restait plus qu’à abandonner
Le deuxième jour, sans autre anicroche, nous atteignîmes le refuge du Grand Mountet, 2886 m, et consacrâmes le temps restant à inventorier et ranger vivres et matériel rescapés de la déconfiture morainique. Le troisième jour, nous partîmes en direction de la face nord de l’Obergabelhorn, face dont l’inclinaison moyenne est de 55 degrés alors qu’elle culmine à 58 degrés dans sa partie supérieure. Nous étions à l’attaque d’un mur de glace redressé lorsque Werner s’aperçut, après de vaines tentatives pour les mettre, qu’il avait omis d’adapter ses crampons à ses chaussures hivernales (de très lourdes pompes en cuir pourvues d’un chausson, seule pièce d’équipement typée « grands froids » dont nous disposions). La température étant peu propice aux improvisations en génie mécanique et faute d’outils adéquats, il ne restait plus qu’à abandonner.
Le jour suivant, le quatrième donc, rebelote, avec des crampons adaptés aux chaussures cette fois-ci, reconnaissance très poussée de la face nord de l’Obergabelhorn. En ce 24 décembre 1968, veille de Noël, la montagne s’était faite douce avec ses soupirants. Nous relayant en tête de la cordée nous enchaînâmes les longueurs. Bientôt, l’exploration prévue se transforma en une ascension ayant toutes les chances d’être couronnée de succès. A faible distance du sommet, bourrelés de remords, nous infléchîmes notre route et rejoignîmes l’arête nord pour ne plus la quitter. Nous ne le savions pas encore, mais pour nous c’en était fait de la première ascension intégrale hivernale de la face. L’honneur des alpinistes, par contre, était sauf. Un projet élaboré à quatre ne se réalise pas à deux sans accord préalable, à moins d’être faux cul bien sûr.
Le cinquième jour, celui de la nativité, nous partîmes en excursion en direction de la Pointe de Zinal dont la face nord, encore vierge en hiver, était notre objectif subsidiaire. Enfin, le sixième jour, nous quittâmes le haut refuge pour rejoindre Zinal.
La chance va bien finir par tourner
Nouvel essai, le troisième pour moi, à deux, Werner et Claude ayant été contraints à renoncer. Durant cette période de l’année, nous travaillions à l’Ecole de ski. Le Directeur de cette belle institution n’était pas transporté de joie à l’idée qu’une fraction de ses valeureuses troupes préfère aller se casser la figure dans une entreprise sans espoir plutôt que d’enseigner le stemm sur des pistes sécurisées. Optimistes, Daniel et moi pensions que la chance finirait pas tourner en notre faveur face à tant d’obstination.
Partis de Zinal le 4 janvier 1969 à 22 h. 30, nous atteignîmes le refuge du Grand Mountet le 5 janvier à 4 h. 45, pour en repartir le même jour, après une courte pause. Nous progressâmes à skis jusqu’à 9 h. 30, puis en crampons, par le Coeur, gagnant ainsi difficilement le bas du triangle décrit par la face nord. Enfouis dans une épaisse couche de neige meuble atteignant nos aisselles, nous frayant un chemin narguant le vide au prix d’immenses efforts, contemplant à la dérobée les six cents mètres d’abîme qui se creusaient sous nos pas, nous traversâmes la moitié de la base de la face. La nuit était tombée depuis quelques heures lorsque nous décidâmes de bivouaquer dans des conditions très pénibles à l’altitude de 3450 mètres.
Par bivouaquer, il faut comprendre passer quelques heures à parler peu, à fondre beaucoup de neige afin de préparer des boissons (de l’Ovomaltine servant à la fois de désaltérant et d’aliment), à ne pas fermer l’oeil.
Notre matériel était celui que l’on jugerait actuellement inadéquat à l’ascension d’un 4000 sévère en plein été : pantalons de golf (traités Scotchgard, don d’un mécène), pull de laine, anorak en toile de coton, une paire de moufles en laine non dégraissée, survêtements haut et bas militaires (blancs) empruntés à l’armée suisse par Daniel, officier des troupes alpines, un sac de bivouac « Zdarsky » en nylon rouge, des crampons à lanières, un piolet au manche de bois et un poignard à glace chacun, quelques vis à glace « Marva » (dites tire-bouchons), un réchaud « Borde » à méta (alcool solidifié), pas de veste duvet ni de sac de couchage, pas de natte isolante mais la corde de trente mètres servant de tapis de sol. Pour le bulletin météo, à la cabane, un récepteur portatif de radio.
Encore quelques longueurs mais…
Le 6 janvier, nous nous remîmes en route vers 6 h. avec devant nous d’importantes difficultés. Un mur de glace vertical précédant la rimaye très large et surplombante nous donna accès à la face proprement dite. Dans l’abrupte pente au manteau neigeux instable, longueur de corde après longueur de corde nous dessinâmes une trace rectiligne à l’aplomb du sommet. Nous étions à trois ou quatre longueurs du faîte de la montagne, le revêtement de neige foireuse avait cédé la place à de la glace cassante, lorsque l’outil que j’utilisais en position piolet ancre se sépara en deux parties : dans ma main droite, la tête de la pioche et glissant le long de la pente à belle allure, le manche. Au cours des quarante-cinq années qui se sont écoulées depuis, sans trouver la réponse, je me suis souvent interrogé sur notre réaction d’alors. Sans longs conciliabules, suivant nos traces de montée nous entreprîmes immédiatement la désescalade de la face. Décontenancés, nous rejoignîmes la cabane du Grand Mountet à 20 h. 30, après 46 heures d’efforts continus.
Au terme d’une bonne, bien que courte, nuit au refuge, désappointés d’avoir passé si près du succès sans pourvoir clairement en donner les raisons, mais déterminés à ne pas rester sur cette déconvenue, nous nous mîmes en chemin pour la Pointe de Zinal, 3789 mètres, objectif secondaire, mais dont la face nord n’avait encore jamais été gravie en hiver. Toujours équipés, pour Daniel d’un piolet et d’un poignard à glace, pour moi d’une tête de piolet et d’un poignard aussi, l’ascension de cette très escarpée face toute de vive glace nous donna du fil à retordre. Nous sortîmes au sommet à la nuit tombée. La météo s’était subitement dégradée et c’est en pleine tempête que nous entreprîmes la descente. L’obscurité faisait alliance avec la neige soufflée à l’horizontale pour ajouter à la difficulté de s’orienter. Par la suite, un météorologiste nous confirma que, sur le massif montagneux où nous nous trouvions alors, le vent avait soufflé à plus de cent kilomètres à l’heure et que la température était tombée à trente degrés centigrades au-dessous de zéro. Le retour par le Col Durand et le glacier éponyme s’avéra ardu. Quelque part, au pied de la lèvre inférieure de la rimaye longeant toute la face, nous avions laissé nos skis. Le franchissement de la dite rimaye fut un morceau de bravoure, un de ceux qui rendent indéfectibles les liens entre les membres d’une cordée. Par visibilité nulle, nous avions estimé avoir atteint la lèvre supérieure, formant surplomb, de cette très large crevasse, lorsque sous nos crampons nous ne sentîmes plus que du vide.
Sauter, sauter loin, le plus loin possible dans les aveugles ténèbres, dans l’espoir de se poser sur le glacier en contrebas du pot. Le cœur serré par l’appréhension, de ses mains gelées l’un tenait maladroitement les anneaux de corde tandis que l’autre, dans un grand bond, s’élançait vers une destination inconnue. Au terme de la trajectoire : l’heureuse réussite d’une entreprise hasardeuse :
– A toi !
Enfin, nos skis, le lent cheminement à la recherche du refuge, la sécurité de l’abri retrouvé. J’avais trois doigts gelés, noirs et insensibles. Le jour suivant fut celui du retour dans la vallée.
La presse rendit largement compte de ces événements. Peu après la parution des premiers articles relatant les faits, je reçus un appel téléphonique bouleversant :
– Bonjour, avez-vous vu mon fils à l’Obergabelhorn ?
– Votre fils ? Non, je regrette, nous n’avons rencontré personne.
– Il devait gravir ce sommet, il n’est pas encore rentré. Ça fait cinq ans que j’attends son retour. Il est là-haut, vous avez dû le voir.
Désarçonné, j’avais balbutié quelques mots de réconfort. « On le retrouvera, dis-je, et puis, on est bien là-haut quand on aime la montagne. »
Les 22, 23 et 24 décembre 1970, Werner Kleiner (le guide et braconnier des Plans-sur-Bex) et moi réussirons ensemble les premières ascensions hivernales de la Cime de l’Est, de la Forteresse et de la Cathédrale, dans la Chaîne des Dents du Midi. ■
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Au sommet! une très belle série de photos de toutes les époques