Coup de tonnerre sur Porrentruy. Une énorme détonation, entendue jusqu’à 15 kilomètres à la ronde, retentit peu après 21h30 le mardi 24 avril 1917. Les habitants, équipés de lanternes et de bougies, affluent dans les rues pour découvrir ce qui se passe. Des bombes sont tombées à l’extrémité ouest de la ville jurassienne. La maison la plus atteinte est celle de Jules Theurillat, fabricant d’horlogerie. Le toit a volé en éclats. La route est couverte de tôle et de tuiles. Des planches sont perchées dans les arbres. Il y a un cratère dans le sol du jardin.
A l’intérieur de la maison, c’est le chaos: fenêtres brisées, portes enfoncées, parois arrachées, meubles éventrés. Un journaliste y pénètre pour constater les dégâts et recueillir les témoignages des habitants. Madame Theurillat, qui cousait au rez-de-chaussée, a été projetée contre le fourneau. Au premier étage, où loge une famille de locataires, les enfants pleurent. Quant au dernier étage, hébergeant une troisième famille, ses plafonds se sont effondrés. Le père est couvert de poussière, le visage défait et taché de sang. Plusieurs personnes ont été blessées, heureusement sans gravité. De l’avis de tous, c’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de morts.
Le souffle de l’explosion a aussi endommagé une trentaine d’autres bâtiments dans le voisinage. D’aucuns supposent que c’est la fabrique d’horlogerie de Monsieur Theurillat, à 20 mètres de là, qui était visée car elle fabriquait des composants de munitions depuis quelque temps. Au lendemain des faits, la nationalité de l’avion n’est pas encore connue. Mais la presse jurassienne a déjà son opinion sur l’origine de cet «oiseau de malheur»: «On a le sentiment chez nous que l’on en veut à notre ville, dont les habitants sont notoirement connus comme n’ayant qu’une sympathie très limitée pour certains belligérants. (…) Nous n’avons pas besoin d’éclats de bombes avec inscription gothique pour le désigner et le maudire.»
Déjà plusieurs bombes allemandes
Il faut dire que Porrentruy reçoit des bombes pour la troisième fois depuis le début de la Première Guerre mondiale, après les précédents de septembre 1915 et de mars 1916. La Chaux-de-Fonds a elle aussi vécu un tel événement en octobre 1915. À chaque fois, c’étaient des avions allemands. La région était particulièrement énervée après les bombes de 1916. D’autant que les autorités fédérales avaient alors commis une grosse boulette: «on suppose que l’avion était français», avaient-elles glissé prématurément dans un communiqué de presse, sans attendre le résultat l’enquête. Le Jura, où un fort antigermanisme se mêlait à une opposition aux pouvoirs fédéral et bernois, s’était étranglé devant cette faute diplomatique et cette erreur de jugement.
Et en effet, en 2016, l’enquête avait montré rapidement que les débris des bombes portaient des inscriptions en allemand. L’Allemagne avait admis son tort et promis des indemnités. La polémique fut toutefois grande. La presse romande était exaspérée que des aviateurs soient «assez imbéciles pour ne pas distinguer nos frontières». Et d’ajouter que l’explication fournie – une confusion avec Belfort – semblait peu crédible, plus de 30 kilomètres à vol d’oiseau séparant les deux villes, et Belfort étant six fois plus grande. De plus, Porrentruy était bien illuminée, contrairement aux localités françaises proches de la frontière, soumises au couvre-feu.
Les satiristes avaient dénoncé avec ironie, notamment sur des cartes postales illustrées, l’impuissance à se défendre contre les bombardements. L’une d’elle représente Porrentruy et des soldats suisses à la frontière. Ils brandissent des lampions et leurs fusils sont posés au sol, alors qu’un avion allemand s’approche. Et sous l’image: «Comme ça y n’pourra se tromper.» Au verso se trouve une version détournée d’une chanson française de 1885, «C’est un oiseau qui vient de France». Les paroles originales racontent l’occupation de l’Alsace par l’Allemagne, et l’espoir suscité par l’arrivée d’une hirondelle depuis la France. Le texte, transformé, évoque un avion allemand attaquant le Jura:
«Près de la frontière helvétienne,
Chaque fois qu’un avion viendra,
Afin qu’il ne nous violât pas
Aussitôt on allumera Quelques lanternes vénitiennes.»
Mais la France avoue…
Cependant, après les bombes de 1917, le représentant de l’Allemagne à Berne affirme que tous les avions allemands de la Haute Alsace étaient déjà rentrés à 20h., tandis qu’un avion français avait lancé des bombes vers Altkirch vers 22h. Les Jurassiens et les Romands ne veulent pas croire à la responsabilité française. Et pourtant… la réponse tombe début mai: la France avoue une méprise de la part d’un de ses avions. Elle présente ses excuses et annonce des indemnités. L’affaire est réglée rapidement. Cette fois, plus de polémique en terres romandes. Les cartes postales éditées pour documenter l’événement restent très factuelles. Et voici un commentaire du journal Le Jura: «Les pangermanistes se réjouiront à la pensée que l’exploit du 24 avril est dû à un Français. Tout beau, les Allemands en ont assez à leur passif pour qu’ils s’abstiennent de s’applaudir de n’être pas les auteurs de ce dernier attentat.»
Porrentruy n’en a pas fini avec les bombes. Elle en reçoit encore en mars 1918. D’autres localités suisses ont aussi été touchées les mois précédents: Menziken (AG) et Muttenz (BL) en décembre 1917, ainsi que Kallnach (BE) en janvier 1918. La France assume la responsabilité de ces quatre cas. A l’été 1918, une revue berlinoise raille les journaux romands, les jugeant excessivement indulgents envers les Français à la suite de ces événements: «Si des aviateurs allemands avaient commis ces actes, la presse romande aurait pour le moins demandé que l’on déclarât la guerre à l’Allemagne.» La Gazette de Lausanne dénonce le «monumental toupet» de cet article. Il subsiste un doute, même pour les bombes dont la fabrication française a été établie, dit-elle; car il semble que pour deux des cas, le gouvernement n’a pas eu de preuves que le coupable était français. De plus, l’Allemagne n’a pas été en reste en matière de violations, rappelle-t-elle.
Entre 1914 et 1918, la Suisse a enregistré environ un millier de violations de frontière. Parmi les 800 cas concernant l’espace aérien, 74 ont eu lieu en Ajoie. ■
Source:
Article «31 mars 1916: Porrentruy sous les bombes», par l’historien Alexandre Elsig dans les «Actes de la Société jurassienne d’émulation», 2016.
Dictionnaire historique de la Suisse
Archives 1916, 1917 et 1918 de L’Impartial, Le Jura, La Gazette de Lausanne, Journal de Genève