L'Inédit

par notreHistoire


Genève, sur le toit du Noga Hilton en construction

Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch

Alors que de l’ancien hôtel Noga Hilton de Genève s’apprête à être rénové par l’architecte Jean Nouvel, cette photographie prise durant l’été 1979 nous renvoie au moment de la construction du complexe hôtelier. Le « Noga », comme l’appellent les Genevois, ouvre ses portes en 1980 au numéro 19 du quai du Mont-Blanc. Le bâtiment est conçu par les architectes André Gaillard, René Favre et Jean Hentsch. L’imposante construction en béton armé, verre et marbre contraste avec le paysage architectural de la Rade et l’édifice précédemment bâti à cet emplacement : le majestueux Kursaal construit à la fin du XIXe siècle, dont témoignent plusieurs photographies publiées sur notreHistoire.ch.

Une photo prise en mars 1969, quelques semaines avant la démolition du Kursaal de Genève.

Coll. C. Taconi/notreHistoire.ch

Le Kursaal : divertir les touristes

Genève connaît d’importantes transformations urbanistiques à partir du début du XIXe siècle. Celles-ci s’accélérèrent avec la démolition des fortifications dès 1850. Les travaux d’embellissement de la rive droite et le développement du tourisme favorisent la construction d’une série d’établissements hôteliers le long du quai du Mont-Blanc, parmi lesquels les Hôtels Beau-Rivage, d’Angleterre et de Russie qui accueillent des voyageurs internationaux plutôt aisés.

Au début des années 1880, un petit groupe d’entrepreneurs français fonde la Société du Kursaal international de Genève et fait l’acquisition d’un terrain face au lac appartenant à l’Hospice Général. La construction du Kursaal débute en 1884. Les plans du bâtiment sont initiés par l’architecte John Camoletti (1848-1894), puis repris par l’architecte et entrepreneur François Durel (1856-1906), qui réalisera en 1901 l’Hôtel Bellevue construit quelques mètres plus loin. L’édifice monumental est situé dans un cadre somptueux. Sa vaste terrasse offre une vue imprenable sur la rade et les Alpes. La revue Le Conteur vaudois raconte la visite du Kursaal peu après son ouverture : « L’aménagement intérieur est à la fois simple et luxueux, confortable avant tout. Quatre immenses salles oblongues sont respectivement réparties en restaurant, salle de concert avec salon de lecture, salle de bal, salle de jeux. »

C’est un lieu de divertissement destiné avant tout à attirer les visiteurs de passage. On y joue aux jeux de hasard comme le baccara : une pratique jugée immorale et décriée par une partie de l’opinion publique, qui plus est dans une ville marquée par l’héritage calviniste. Un article du Journal de Genève publié en 1885 lors de l’ouverture du Kursaal donne le ton : « Si cet établissement s’en tient à son programme, et il faut espérer qu’il le fera, il pourra rendre des services en fournissant un lieu de rendez-vous agréable aux étrangers et en les engageant à prolonger leur séjour au milieu de nous. S’il s’en écartait, en suivant l’exemple d’autres établissements du même genre, qui ont introduit le jeu pour augmenter leur clientèle et qui n’ont réussi qu’à éloigner la meilleure, en attirant la mauvaise, celle qui se ruine et ruine les autres, le service se changerait en un grave préjudice. »

Après avoir fermé ses portes durant la Première Guerre mondiale, le Kursaal est racheté par la Ville de Genève en 1921. La programmation musicale du lieu est particulièrement riche durant les années 1920-1950. Elle se compose surtout de spectacles de music-hall, d’opérettes et de revues. Certains gros succès européens sont à l’affiche comme le théâtre du Grand-Guignol venu de Paris. La situation change durant la Seconde Guerre mondiale où la venue d’artistes étrangers est rendue très incertaine, ce qui favorise la présentation de spectacles nationaux. Plus occasionnellement, le Kursaal propose des rencontres sportives. C’est le cas en 1913 lorsque le célèbre boxeur français Georges Carpentier affronte le champion d’Ecosse Jim Lancaster.

La promesse d’un Eldorado

Dès le début des années 1950, le Kursaal – qui est alors appelé Grand-Casino – commence à présenter des signes de vétusté. Trop délabré pour être exploité, le bâtiment ferme en 1965. Dans l’objectif de préserver ce lieu cher à la vie culturelle et touristique de Genève, le Conseil administratif de la Ville soutient le maintien du bâtiment avec un projet de réfection comprenant un aménagement partiel en Maison des congrès. Mais le projet est refusé par le peuple en 1966. Il est suivi d’une votation référendaire pour la reconstruction du Grand-Casino qui est acceptée trois ans plus tard. Il s’agit du projet dit « Eldorado » qui vise à doter les abords de la rade d’un complexe touristique moderne alliant hôtellerie de luxe, théâtre et casino. En 1970, le Kursaal est démoli. Loin d’être concrétisé, le projet immobilier connaît de multiples changements et remaniements, ce qui a pour conséquence fâcheuse de laisser un trou béant durant plusieurs années. Ce terrain laissé à l’abandon sur un site aussi exceptionnel suscite l’indignation de la population. C’est finalement en 1976 que débute le chantier de ce qui est appelé à devenir l’un des futurs fleurons de l’hôtellerie genevoise. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

La rade de Genève, en photos d’époque et en vidéos des Archives de la RTS

Références

1. Journal de Genève, 14 juillet 1885.
2. Le Conteur vaudois, 19 décembre 1885.
3. Joël Aguet, « Kursaal de Genève », dans A. Kotte (dir.), Dictionnaire du théâtre en Suisse, vol. 2, Zurich, Chronos Verlag, 2005, p. 1058–1059.
4. Leïla el-Wakil, « L’ancien Kursaal », dans P. Broillet (dir.), Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Genève, La Genève sur l’eau, t. 1, Bâle, Wiese, 1997, p. 325.
5. Leïla el-Wakil, « Des temples pour l’art », dans C. Santschi et J. de Senarclens (dir.), Encyclopédie de Genève, Les plaisirs et les arts, t. 10, Genève, Association de l’Encyclopédie, 1994, p. 327-338.

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Dans les locaux de la Feuille d'Avis de Lausanne

Dans les locaux de l'expédition de La Feuille d'avis de Lausanne (1960)

Coll. L. Bazzanella/notreHistoire.ch

« Ils savaient que Balzac était payé à la ligne et qu’on pouvait en tirer un certain mépris. » Dans sa chanson France Culture, qui évoque l’éducation que ses parents lui ont donnée, Arnaud Fleurent-Didier relève par une économie de mots la raison de la place médiocre que le feuilleton littéraire occupe dans l’échelle des valeurs d’une certaine élite cultivée. Longs romans populaires découpés à la semaine, ou écrit feuillet après feuillet au rythme des bouclages du journal, le roman-feuilleton a pourtant ses auteurs de génie (oui, Balzac) et surtout ses auteurs à succès, dont le nom et l’œuvre, pour la majorité d’entre-eux, se sont effacés avec le temps, au tempo des modes littéraires et de la disparition des journaux imprimés.

L’ère du numérique permet cependant des reprises – on n’ose le mot résurrection – et c’est notamment le travail précieux de l’équipe de la Bibliothèque numérique romande de publier en version numérique des auteurs romands disparus, dont certains feuilletonistes, aux côtés des grands écrivains du XIXe. On parle ici de T. Combe (1856-1933), de son vrai nom Adèle Huguenin, de Louis Monnet (1831-1901), co-fondateur de la revue Le Conteur vaudois, et parmi les auteurs français d’Alexis Bouvier (1836-1892), Alexandre Dumas (1802-1870), H. J. Magog (1877-1947), Théophile Gautier (1811-1872), Gaston Leroux (1868-1927), Anna de Noailles (1876-1933), Hector Malot (1830-1907), George Sand (1804-1876), Eugène Sue (1804-1857) et Emile Zola

Nous devons cette liste – non exhaustive – à Sylvie Savary, de la Bibliothèque numérique romande, à l’occasion du partenariat qui nous a lié cet été pour accompagner la parution du feuilleton de L’Inédit, Une lettre inattendue de Yannis Amaudruz. Ce feuilleton s’inscrit d’une certaine manière dans une tradition romande mais aussi dans le présent de feuilletonistes comme les auteurs romands Bastien Fournier et Reynald Freudiger qui, dès 2013, ont publié leurs romans sur leur site, à raison d’une épisode par semaine.

Une lettre inattendue, en huit épisodes, à la particularité d’être une œuvre de fiction inspirée de photos extraites d’un album trouvé aux Puces de Plainpalais, à Genève. Cette succession d’images sans référence, sinon quelques-unes datées au crayon de l’année 1928, ont servi de matière première à Yannis Amaudruz pour imaginer des personnages et une intrigue. Une lettre inattendue – que nous invitons à lire et à partager autour de vous – fait écho aux propos de la romancière Anne-Marie Garat, membre du Prix notreHistoire.ch (2009-2016) et qui, dans son ouvrage Photos de familles, un roman de l’album, écrit: «Le livre des photos familiales est un vrai livre, dont les pages d’images, même éparses, se feuillettent comme un roman… »

Et comme disent les guides du Louvre, pour la suite, Messieurs Dames, c’est par ici… ■

Note

1. L’intégrale de l’interview d’Anne-Marie Garat donnée à notreHistoire.ch.
2. Photos de familles, un roman de l’album est paru en 1994, suivi d’une réédition chez Actes Sud.
3. L’ensemble des articles de Yannis Amaudruz pour L’Inédit
4. Le récit de Claire-Bärtschi-Flohr consacré à T. Combe sur notreHistoire.ch
5. Pour lire les romans-feuilletons des auteurs cités de la Bibliothèque numérique romande. cliquez sur leur nom dans cet article.

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La praille en 1924

Coll. D. Rey/notreHistoire.ch

Bien avant le PAV, le CEVA ou le plan directeur cantonal genevois 2030, on trouvait le temps et on pouvait physiquement, sans se heurter à des masses de béton, se balader à travers champ à la Praille, située entre les communes de Lancy et de Carouge. Personne, non plus, pour verbaliser lorsque l’on avait l’outrecuidance de prendre des chemins de traverses, non balisés. Dans cette photo, il règne un air impressionniste, proche d’un déjeuner sur l’herbe. Nous sommes en 1924. La photographie idéalise tout et gomme souvent avec nostalgie les horreurs et les souffrances. C’est pour cette raison que la photographie ne pourra jamais représenter la pleine réalité. Dix ans avant ce cliché, l’Europe et le monde se fracassaient dans la pire des boucheries de tous les temps. Cinq ans après la prise de cette image, ce sera le krach de Wall Street qui entraînera le monde vers une nouvelle catastrophe. Cet entre-temps de bonheur suspendu et quasi-éternel que l’on perçoit dans cette photo renvoie aux images du photographe Jacques Henri Lartigue. Il se dégage une insouciance mutine et libératrice. Au loin le Salève, immuable, et plus proche de nous un père (ou grand-père) avec ses deux enfants (ou petits-enfants).  Une image de bonheur et de quiétude partagée.

Notre époque est complexe et souvent aberrante. A cet endroit même, on a bâti un gigantesque centre commercial entouré de bretelles autoroutières et de zones industrielles, au détriment de champs cultivables. Ce méga complexe de l’alimentation vend à longueur de journées des tonnes d’aliments produits, la plupart du temps, sous serres, grâce à la technologie de pointe que l’on vend aux paysans, ou des produits venant de l’autre bout de la planète à des prix dérisoires, défiant toute concurrence. La raréfaction des terres cultivables sera une question cruciale pour toutes les villes de demain, notamment avec la diminution des ressources et la problématique du changement climatique.

En fin de compte, même si ce n’est jamais la réalité, l’image du bonheur ne se fige que sur une photographie. Une illusion. ■

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Une lettre inattendue, huitième et dernier épisode

Elisabeth redevint libre au prix d'un déshonneur public.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

L’historien et blogueur Yannis Amaudruz a choisi huit photos d’un album abandonné aux Puces. Il en a tiré la matière du feuilleton de l’été 2020 de L’Inédit, imaginant des personnages et une intrigue qui se termine avec ce huitième épisode: le secret d’Elisabeth s’est répandu en ville, des rumeurs insensées voient le jour et précipitent une décision sans retour… Pour lire l’entier du feuilleton, cliquez ici.

Huitième et dernier épisode. Un dimanche d’été. Le mois d’août touchera bientôt à sa fin et il n’en restera rien. Pour l’heure, sous un soleil accablant, un rouge-gorge prend son envol depuis la branche d’un arbre mort, avant de disparaître dans un bosquet. Le silence n’est troublé que par le bal incessant des guêpes et le clapotis d’une fontaine infestée de sangsues. C’est à travers cette campagne, celle de son enfance, qu’une Elisabeth fantomatique marche à pas lents. Elle finit par s’asseoir péniblement sous un tilleul centenaire. Une ferme s’élève sur des crêts dominant un village semblable à tant d’autres. Sur cette terre à jamais perdue, où les amitiés n’ont pas survécu à l’épreuve du temps, le vent souffle et soulève de petits nuages de poussière. Des larmes coulent sur des joues vieillies. Au loin, on distingue la flèche du temple réformé. On peut même deviner le coq qui la surmonte. Trois heures sonnent. La voix du pasteur s’est tue depuis longtemps. L’eau revient toujours à la source, pour s’enfuir à nouveau à la recherche d’un rivage plus accueillant.

Elisabeth aurait juré qu’une bête informe venait de se faufiler dans un trou creusé au pied du tilleul. Était-ce un renard ? Une fouine, un hérisson ? Était-ce seulement reconnaissable ? Elle boitillait. Elle avait dû se casser une patte au cours d’un terrible duel. La bataille avait été menée contre l’ennemi, un maléfice jeté par le diable ou un mal plus profond encore. La bête endurait certainement le martyre. Pas un martyre de saint, mais un martyre qui ronge les tripes, qui avale le cœur, qui fait perdre la raison. Elle est maintenant tapie dans son terrier d’infortune, apeurée. Sans doute son cadavre pourrira-t-il au milieu des racines de l’arbre, dévoré par la vermine. Ou peut-être la bête quittera-t-elle son abri la nuit venue, la plaie encore suintante, pour aller crever ailleurs. Les bêtes galeuses, hélas, dans les mémoires jamais ne meurent.

Du voyage de retour à Lausanne, Elisabeth ne gardait aucun souvenir précis. La confession de Peter Steiner l’avait abasourdie au point qu’elle était demeurée muette, secouée par une annonce qui avait retenti comme un glas d’une rare violence. Les lumières de l’auberge avaient tournoyé devant ses yeux. Elle s’était levée, Marthe l’avait suivie, inquiète. Avait-elle salué cet homme auprès duquel elle aurait dû grandir, en d’autres et improbables circonstances ? Le doute subsisterait, accompagné de la sensation amère d’une occasion manquée.

Par la suite, tout était allé très vite. En apprenant la vérité sur l’ascendance de sa belle-sœur, Eugène exprima une mine de dégoût teinté de triomphe. Quelques jours plus tard, la nouvelle courait déjà à travers la ville entière. Le qu’en-dira-t-on enflamma les cercles littéraires, les sociétés d’étudiants, les assemblées politiques. On murmurait avec malice sous le porche des églises, on inventait des détails sordides pour donner de la consistance à des ragots délirants. D’immondes rumeurs virent bientôt le jour. On accusait Elisabeth de mensonge : elle avait inventé une histoire insensée pour salir la réputation de son époux. Des lettres d’insultes lui parvenaient.

Un jour, n’y tenant plus, elle força la porte du bureau de Lucien, occupé à négocier une importante commande de soieries lyonnaises. Il prit un air étonné et s’apprêtait à la congédier sans s’enquérir de ses tourments. Elle ne lui en laissa toutefois guère le temps : « Vous m’avez épousée sur un malentendu. La révocation de notre mariage viendra rétablir une forme de vérité ». Le jugement du divorce fut rendu l’année suivante.

Elisabeth redevint libre au prix d’un déshonneur public : les femmes des bonnes familles – celles qui faisaient mine d’être pieuses, d’abandonner quelques sous aux indigents, et qui pourtant cloîtraient leurs domestiques dans de petites chambres mal chauffées – ne daignaient plus la saluer lorsqu’elles la croisaient en ville. Elle vivota un temps d’une maigre rente, recluse dans un appartement dont l’unique fenêtre donnait sur une cour intérieure. Après la mort d’Edouard Favre, celui que la loi reconnaissait comme son père légitime, elle retourna vivre sur le domaine familial, où la solitude lui pesait moins que les hypocrites mœurs bourgeoises. Quelquefois, Marthe venait lui rendre visite.

Les rumeurs finirent par s’essouffler, distraites par les récents événements qui assombrissaient l’Europe. Quant au pays, encerclé de toutes parts, il serrait les rangs. Un général admiré invitait les citoyens à tenir bon et à faire honneur au courage légendaire de leurs ancêtres. Il bricola une stratégie de défense militaire qui consistait, en cas d’invasion ennemie, à replier les troupes dans les montagnes, abandonnant la population civile des plaines à son triste sort. L’appel vibrant à la résistance et à l’exaltation de valeurs prétendument suisses n’empêcha personne de commercer allégrement avec le grand voisin du nord : dans la presse, on faisait mine de se montrer ferme à son égard puis, avec une discrétion polie, on lui ouvrait les portes des banques en lui proposant de délicates gâteries.

La guerre terminée, Elisabeth quitta la région. Elle emporta quelques vêtements, la lettre qui avait renversé son existence. Trois ou quatre livres. Rien de plus. Personne ne sut vraiment où elle se rendit. Pour Marthe, il était évident qu’elle avait gagné Altdorf, dans l’espoir de revoir une dernière fois Peter Steiner, pour autant qu’il fût encore de ce monde. Mais sans doute Elisabeth avait-elle choisi un exil plus lointain encore. Elle avait peut-être voyagé jusqu’aux antipodes et trouvé une contrée hospitalière où finir sa vie. Un endroit où les effluves du passé la laisseraient définitivement en paix. ■

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