Il
n’y a rien d’étonnant à retrouver un carnotzet au Landeron, tant, si le mot est
vaudois, le concept a fait fortune en-dehors du canton lémanique. En outre,
dans ce recoin des Caves de l’Abbaye, située dans une maison du XIVe
siècle à l’angle nord-est de la grand place centrale, on reconnaît nombre de ses
caractéristiques essentielles: mobilier sommaire et rustique, lambris simulant
une habitation rurale et objets décoratifs évoquant le vin. S’y ajoute le
sentiment de convivialité exprimé par les protagonistes, parmi lesquels à
gauche Casimir Frochaux, marchand de vins et propriétaire des lieux, et au
centre l’un de ses employés, Jean Vuillemin.
Ce
n’est pas très loin du Landeron que l’on trouve la trace du premier carnotzet. Il
voit en effet le jour à l’autre bout du lac de Neuchâtel, à Yverdon, lors de
l’Exposition cantonale vaudoise de 1894. Il n’a donc rien d’aussi traditionnel
qu’on pourrait le penser. A l’occasion de cette foire agricole et industrielle,
le tenancier de la cantine a l’idée d’aménager au sous-sol, à proximité des
cuisines, un petit local, lambrissé en planches de sapin. Il le meuble d’une
table centrale, de quelques tabourets épars et d’un vieux canapé. L’endroit
possède déjà tous les attraits qui vont assurer son succès et son caractère
novateur ne fait aucun doute. Le conteur
vaudois en fait une recension enthousiaste, s’étonnant que personne n’en ai
jamais eu l’idée auparavant.
Le
terme carnotzet est exhumé pour l’occasion. Selon Louis Monnet, le
chroniqueur du Conteur vaudois, il
désigne en patois vaudois un petit compartiment. Absent des dictionnaires
patoisants avant 1894, il apparaît après cette date dans tous les glossaires
spécialisés. Il a même les honneurs des dictionnaires Robert et Larousse de la
langue française, qui en spécifient l’origine vaudoise.
Dès son origine, le carnotzet se revêt d’autres caractéristiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. Au-delà de la simple décoration, il se doit d’être enterré pour que le confinement et l’isolement y encouragent l’intimité. Il se doit aussi d’être secret et accessible qu’aux seuls initiés. En 1894, Monnet compare déjà son entrée dans le carnotzet à celle d’un néophyte dans une loge maçonnique. Enfin, le plus souvent, les femmes en sont exclues, apparentant l’ambiance virile qui y règne à celle d’un corps de garde ou d’un vestiaire sportif.
Une véritable révélation pour les Vaudois
Malgré l’exclusivité qui était censée la préserver, l’invention d’Yverdon fait l’objet de nombreux comptes rendus dans la presse et se diffuse de manière foudroyante. Pour les Vaudois, il s’agit d’une véritable révélation, comme s’ils n’avaient fait qu’attendre cette apparition, à laquelle ils aspiraient inconsciemment. Deux ans plus tard, en 1896, le carnotzet est déjà présent l’Exposition nationale suisse de Genève. Au cœur du Village suisse, autre invention éclatante du XIXe siècle finissant, il se loge dans la réplique de l’auberge vaudoise de Valeyres-sous-Rances. Dans le même temps, il conquiert le domaine privé. Le 22 juin 1908, la Gazette de Lausanne dresse le portrait nécrologique de M. Jules Capré au travers de son carnotzet devenu déjà « légendaire ». Il n’a pas les honneurs de l’Exposition nationale suisse de 1914, mais l’entre-deux-guerres lui donne son plein essor. Il fait son chemin à travers les foires commerciales et agricoles. Son exportation va bon train à l’Exposition nationale d’agriculture à Berne en 1925. L’année suivante, il est mentionné au Comptoir suisse à Lausanne.
Au cours des années 1930, il colonise les
institutions publiques. L’Hôtel de Ville de Lausanne et le Conseil d’Etat en
possèdent un. Les cafés et les restaurants se doivent de l’afficher dans leur
publicité. Le restaurant « Les Palmiers » fait paraître dans La
Gazette de Lausanne du 16 juin 1933 l’une des premières annonces vantant sa
présence, produisant un curieux mélange des genres entre exotisme végétal et
particularisme local. L’invention vaudoise crée des envieux. Les autorités
fribourgeoises déplorent dans le même journal le 1er juillet 1938
d’en être dépourvues pour accueillir leurs hôtes de marque.
L’envol du carnotzet trouve son point culminant dans l’Exposition nationale de 1939 à Zurich. L’architecte Jean-Pierre Vouga est chargé de la réalisation des quatre « pintes » romandes : fribourgeoise, neuchâteloise, valaisanne et vaudoise. Etonnamment, le carnotzet, devenu incontournable, n’est pas placé dans l’établissement vaudois, mais dans le pavillon du Valais, canton avec lequel, pourtant, il n’a aucun lien. Cette confusion est devenue courante aujourd’hui, comme celle assimilant le carnotzet à un caveau vigneron. Il s’agit peut-être alors pour le Valais d’affirmer son identité touristique, en plein développement, en se présentant notamment comme pays de vin. Le canton ajoute le carnotzet à son catalogue comme d’autres signes de reconnaissance sujet à controverses, tels le chalet ou la fondue. Autres entorses à la règle, le carnotzet est situé de plain-pied, il est percé de fenêtres donnant sur l’extérieur et s’ouvre sans restriction au public.
Un carnotzet de Mario Botta à la Banque cantonale de Fribourg
Dans l’après-guerre, le carnotzet continue à se diffuser en entrant de plein droit dans le programme de toute nouvelle construction. Les réalisations les plus contemporaines se trouvent dotées d’un équipement qui peut sembler quelque peu incongru en raison de sa forte valeur traditionnelle. Il se voit adapté au style de l’ensemble, mêlant béton apparent, briques industrielles et meubles standardisés. Le carnotzet moderne apparaît. A une époque où la prophylaxie est encore limitée, l’hôpital cantonal vaudois a le sien. Le comble est atteint avec le projet de Mario Botta pour la Banque cantonale de Fribourg en 1983. Le carnotzet est placé en attique, au huitième étage du bâtiment, juste à l’arrière de la salle du conseil d’administration. Passé de la cave au grenier, le carnotzet semble bien éloigné de sa définition d’origine.
Aujourd’hui, il est à craindre que bien des carnotzets soient en péril. En effet, on peut supposer que la génération actuelle ne partage pas la même nostalgie rurale et le goût du kitsch de leurs aïeux. De nombreux abris atomiques ont dû retourner à leur fonction d’origine ou être reconvertis en simples débarras. Le caractère secret et privé du carnotzet rend malheureusement difficile l’appréhension de ce phénomène d’abandon. ■
Pour en savoir plus
Les bâtisseurs de Lavaux, sous la direction de Bruno Corthésy, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romande, 2019.
A consulter également sur notreHistoire.ch
La RTS en a fait une émission d’humour de 13 minutes, Cartnotzet, diffusée le samedi, de décembre 1988 à mai 1992. Voir une vidéo des Archives de la RTS
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Ce fut une très agréable surprise de recevoir ce mail de Thaïlande: un lecteur de L’Inédit, André Chaubert, établi depuis 1968 en Asie, a partagé les souvenirs de son enfance à Corsier-sur-Vevey. Son texte, délicieusement vivant et sensible, évoque les figures et les lieux de cette commune viticole de Lavaux. Il fait écho à la série que nous avons lancée en réunissant des témoignages et des récits de membres de notreHistoire.ch sur le thème des rues de notre enfance. Si vous aussi vous souhaitez contribuer, vous pouvez nous écrire – claude.zurcher@fonsart.ch – ou publier votre texte dans notreHistoire.ch. Nous l’éditerons ensuite dans L’Inédit. Nous espérons ainsi, au fil de vos contributions, constituer un recueil des lieux de notre enfance, dont les souvenirs nous accompagnent au long d’une vie (et parfois jusqu’au bout du monde). Le titre et les intertitres du texte d’André Chaubert sont de la rédaction.
Je suis né à Corsier-sur-Vevey, dans un vieil immeuble accoté au Café de la Place, maintenant devenu son petit hôtel. Je l’ai quitté il y a plus de 50 ans et maintenant, bien qu’à plusieurs milliers de kilomètres, je n’ai qu’à fermer les yeux pour m’y retrouver. La passerelle qui longe sa façade est alors de bois, et l’on n’ose y mettre le pied de peur qu’elle ne s’effondre. Le Café, géré par la « Mère Apoth » a en son centre un gros calorifère et, en hiver, avant nos leçons de catéchisme, cette bonne dame nous prépare une tasse de thé chaud, saupoudré de cannelle. Le pasteur Diserens, qui vient juste de remplacer Nusslé, nous prépare à notre confirmation dans la petite Salle de paroisse, devant la cure. Un tilleul majestueux la sépare de l’église ; peut-être d’avoir trop vu de baptêmes, de mariages et de funérailles, il a malheureusement succombé. Comme nous, il a pu apprécier d’entendre résonner l’orgue lorsque notre grand Carlo Hemmerling laissait courir ses doigts sur le clavier.
Des bandes de caoutchouc sous les semelles
Pour nous, la Route de Châtel, est la « Grande Route » et la Route de Corseaux qui nous y mène passe par-dessus le canal de la Bergère, qui est alors à ciel ouvert. Depuis son étang, en dessus de la Cure d’Attalens, la Bergère descend la Condémine, passe le chemin des Vergers, longe la propriété des Mzelles Grandchamp, suit le Chemin de Meruz sous l’Eglise libre, (on ferait bien un clin d’œil aux filles du pasteur Ladore, vision de conte de fées, avec leur belle chevelure blonde), avant de s’engouffrer dans un long tunnel. C’est un fier challenge, pour nous gamins, de la suivre sur tout son cours, et, en avançant à croupetons dans son tunnel obscur, d’arriver jusqu’à son embouchure. Gelée en hiver, torrentielle au printemps et presqu’à sec en été, la Bergère est un défi en toutes saisons.
Le long de la Route de Corseaux, les Schmidt tiennent une petite épicerie/laiterie ; leurs gamins, Kurt et Ernest, ont bien gardé leur accent d’Outre-Sarine. A l’angle du Chemin de Meruz se dresse le grand mur de la vieille maison où habitent les Rietschi ; le fils est l’un des batteurs réguliers de tambours, avec les fils Pasche, Louis et Roger, ainsi que Coderey, qui mènent le cortège des gymnastes de la Propat, à leur retour des fêtes régionales. En face, l’atelier du cordonnier Jomini. Assis devant son enclume à trois branches, il cloue bénévolement des bandes de caoutchouc sous les semelles de nos socques. Il assouplit les cuirs en les massant avec la graisse d’un bourillon de bœuf pendu à la paroi. Tout son bric-à-brac sent bon le cuir. Plus loin, sous l’escalier qui monte chez les Meylan, une porte voûtée s’ouvre sur des escaliers de pierre qui descendent au pressoir. Le sol est recouvert de pavés ronds. C’est un pressoir parmi la bonne dizaine d’autres qu’on peut compter dans notre petit village viticole. Aux vendanges, ça bourdonne d’activités. On attache une grosse corde à la grande palanche et deux costauds tournent la manivelle d’une roue à dents pour tirer la palanche et faire descendre la vis. On répète la manœuvre jusqu’à ce que la dernière goutte sorte du pressoir et remplisse la cuve à moût. Si on a bien bossé dans les vignes pendant la journée, on a droit à un verre de moût pris au goulot.
Un petit sentier part de derrière l’église pour descendre parmi les vignes jusqu’aux imprimeries Klausfelder. Le grand mur de la cour de l’église qui le surplombe lui donne des allures de coupe-gorge. Les vignes sont cultivées par deux frangins bricoleurs, peut-être les premiers inventeurs du tracasset. Le dos à la cure, quelques maisons font face à ce qui est aujourd’hui l’Esplanade. Une cour en pavés ronds amène aussi à un pressoir. Dans la cour de l’église, sous le platane, mon grand-père et son ami Fivaz construisent les grandes échelles qui servent à cueillir les cerises. Parmi les vilebrequins, les maillets et les varlopes, ça sent bon les copeaux.
La fille du syndic, la belle Irène, a fier allure à la laiterie
On appelle la Place du Temple simplement « la Place », et
sous le platane qui, de loin, fait face au café, la « Mère Gilgen »,
avec son petit chien, a pris possession du banc public. Elle fait partie du
paysage, bien que beaucoup préfèrent simplement ne pas la voir. Le domaine du
château Couvreu, bien caché derrière un haut mur, descend jusque là. Et la rue
qui le longe porte bien son nom : la Rue du Château. Ses nombreuses
dépendances comprennent aussi un pressoir et sa porte voûtée donne directement
sur la Place. Mon oncle Morel s’occupe des vignes du domaine et Duruz, avec sa
sœur, vieille fille emblématique, cultive les jardins. Dans la serre, il
prépare les plantons de légumes pour tous les gens du village, car beaucoup de
familles ont leur petit potager. La poste et la laiterie se partagent la façade
qui donne sur la Place, entre la Rue centrale et la Rue du Château. Genton est
le maître postier ; il se fait un devoir de maintenir la réputation du
fonctionnaire bourru et grincheux. La laiterie est tenue par Léon Conne, élu maintes
fois syndic. Sa fille, la belle Irène, n’est pour rien dans le succès de ses
élections, mais a fière allure dans le magasin. Les élus à la municipalité sont
en général les commerçants et les entrepreneurs du village : avec Léon
Conne, Louis Volet, charpente, qui a monté une entreprise qui sera florissante
pour ses héritiers, les frères Barbey, maçonnerie, dont Jean-Louis, un chauvin
de la montagne qui marche toujours d’un pas bien décidé dans ses souliers à
bascule. Pour confirmer sa passion, il a appelé sa villa « La
Moraine ». Son frère Alexis passe plus de temps à l’église qu’au bistrot
et est plus actif du côté de Corseaux. Il y a aussi d’autres notables comme les
Pasche, Maillard, Taverney. Aux Monts, on élit les gros propriétaires paysans :
les Buffat, les Pilet. On retrouve tous ces personnages comme experts lors de
nos examens scolaires.
La Rue du Château est très étroite et l’autobus passe avec difficulté l’angle de la maison où la fille Gottraux donne ses leçons de piano. Quand les beaux hivers nous permettent de nous luger du haut des Terreaux jusqu’en bas de la rue, nous organisons un système d’alerte pour annoncer l’arrivée de l’autobus, car il n’est pas possible, même pour une luge, de le croiser. Ça fait monter l’adrénaline et on joue au plus audacieux. Il y a deux menuiseries sur la rue : celle à Held et, plus modeste, celle à Horisberger ; sa fille Françoise sera plus tard la « Mariée » de la Fête des Vignerons de 77. Le célèbre « La Chute » habite aussi ce quartier. Il laisse beaucoup de responsabilités à ses chevaux quand il va livrer les gros blocs de glace ou les tonneaux de bière. Il ne touche pas à sa bière mais avale avec vengeance trois décis sur trois décis ; et quand notre agent de police Rochat, vêtu de son ample cape gris-vert fait la fermeture des bistrots, on entend La Chute, loin à la ronde, descendre la rue en injuriant tout le reste du monde.
Le tenancier du café a la moustache méchante
La Place du Châtelard est en somme à l’arrière du château. C’est là que son fermier attitré, Alexis Guex, maintient une imposante courtine. On ose y préférer son odeur à celle des affreux pissoirs avec leurs tôles ondulées bouffées par la rouille, juste de l’autre côté de la place, près de la fontaine. En face, c’est chez Le Poing, la boulangerie Reymond. Jamais surnom n’a aussi bien décrit son sujet, avec son nez enfoui dans sa mâchoire. C’est son fils, Noldi, qui part sur son vélo avec sa hotte, tôt le matin pour délivrer le pain, même jusqu’à Corseaux. Il s’est fait en plus une belle renommée avec ses excellents mille-feuilles et, pour nous aux examens, ses succulentes salées au sucre. Il est aussi généreux avec ses délicieuses brisures.
Un peu en dessous, l’autre pinte locale, le Café du Châtelard, dit le Chate, semble s’accrocher désespérément au sommet de la dérupe qui descend sur Vevey, vers le hangar à coton de Kohler et le collège de la Veveyse. Cette dérupe est aussi un challenge classique pour tous les gamins : il faut l’avoir grimpée à vélo ! Le tenancier du Chate, Liand, a l’œil sombre et la moustache méchante. L’affaire est bientôt reprise par la plus volubile « Mère Davet ». Encore plus en dessous, la boucherie à Rossier est posée à 45 degrés sur la pente. Il est le fier propriétaire d’une des premières voitures du village et elle lui rend bien service quand il va faire boucherie dans les fermes des environs. Il « dépiéce » parfois aussi ses cochons à côté du bistrot, devant le four à pain du Poing. Juste à côté des pissoirs, il y a la « grande barre » où on attache les attelages. Les gamins s’y amusent à faire des prouesses de futurs gymnastes de la Propat. Souvent aussi, les chevaux y restent à ruminer patiemment dans leur muselière, au bon vouloir des gaillards qui restent crochés au bistrot devant leurs trois décis. Au Chate comme à La Place, les doyens ont une table réservée près du comptoir. On y tape le carton. Le bistrot, de pair avec l’église, est le noyau du village. Tous s’y retrouvent après le culte pour l’apéro, et pour faire la cagnotte : déposer les économies de la semaine. Le dévoué Willy Marti, banquier de métier, et marié à une fille Pilet des Monts, tient les comptes en ordre.
Le Poing est toujours habillé de sa blouse blanche et de son pantalon de boulanger pointillé de noir et de blanc. De même Rossier, le boucher, qui, sur sa blouse, prend le coin de son tablier blanc dans sa ceinture pour former un parfait triangle. Et aussi Kalmann, le tonnelier, avec son tablier de cuir et son marteau accroché à la ceinture. Parmi ces doyens, on trouve aussi Lehnherr, le propriétaire de la Condémine. Lui n’appartient à aucun corps de métier ; en politique, c’est un « noir », et il ne va jamais au bistrot. Bien sûr, il a une petite chaîne en or sur le ventre pour son oignon. C’est chez Lehnherr et chez le Poing qu’ont été installés les premiers téléphones. Sur la place parfois un aiguiseur met sa bécane sur son trépied et active sa meule : on lui apporte couteaux et ciseaux. Le sympathique Gonseth passe aussi souvent là pour réparer les sommiers et les matelas. Des colporteurs plus distingués font du porte à porte : Benetti, avec ses grosses lunettes de myope, venu de Romont pour vendre ses tissus, Evard qui propose des contrats de longue durée pour les trousseaux des jeunes filles à marier et bien sûr celui de « Just », avec ses produits pour décrasser les éviers et ses cosmétiques pour adoucir les mains et dérider les ménagères.
La Rue du Collège, jusqu’au préau, est bordée de petits jardins. Les parcelles sont louées et parfois aussi comprises dans la location des appartements. Les familles s’y activent en fin de journée pour échanger les ragots et, bien sûr, pour cultiver salades, tomates, pommes de terre, carottes et autres ; ça compte d’avoir ses propres légumes. On écrème aussi notre lait, on bat notre beurre ; sans oublier les bricelets faits maison.
Le Président de la Confédération est passé par là
Au coin du préau, un magnifique magnolia glorifie la maison rose bonbon des Pasche. Willy Gras, le clarinettiste habite à l’étage. Il joue à la Lyre de Vevey et fait partie de l’ensemble du Folly, qu’on entend souvent à la radio. Le collège est imposant. C’est là qu’habite Rochat, notre aimable agent de police. A la fin des récrés, avant de monter dans les classes, on doit venir s’aligner devant les escaliers du grand perron. Mzelle Hoffmann, en enfantine, petite boule d’énergie aux doigts de fée, Mzelle Maurer, avec un petit quelque chose de Rita Hayworth, puis Mme Rochat et Mzelle Forestier, qui, avant de devenir Mme Leblond, nous laissait être témoins de la cour assidue que lui faisait son prétendant, osant l’embrasser devant toute la classe. Enfin chez les grands, Berger, avec son béret bien planté sur la tête, droit sur son vélo, ses fesses effleurant à peine la selle et qui, si on le fâche, devient tout rouge et nous soulève par le lobe de l’oreille. Il dirige aussi le Chœur paroissial et sa façon de tirer une sonnette invisible à la fin des chants lui vaut son surnom : le Tram. Baudat a les cheveux lustrés de brillantine, comme Tino Rossi sur ses albums de disque. Le mercredi, c’est l’école des garçons ; quand les filles vont à l’école ménagère apprendre la couture et la cuisine, il nous enseigne la géométrie, l’algèbre et l’instruction civique. Le samedi matin, il nous lit des extraits de Croc-Blanc de Jack London. Il a aussi la fonction de greffier. Deux régents totalement différents, mais qui, à leur manière, façonnent nos racines. Chacun de nous a des souvenirs personnels de cette période d’adolescence. Derrière le collège, une nouvelle et magnifique salle de gym, la Grande Salle, est la fierté du village. On y a même reçu en grande pompe le Président de la Confédération, Paul Chaudet. Elle est au sommet de l’art avec ses grandes fenêtres, son parterre en linoléum, ses espaliers, ses colonnes métalliques coulissantes et ajustables pour les barres fixes, ses anneaux qu’on accroche au plafond; on peut même fixer le cheval d’arçon fermement au sol. Et sa grande scène avec son rideau de théâtre rouge. La Propat, le Chœur Mixte, la Fanfare, y organisent leur soirée annuelle. Un public chaleureux vient admirer les vedettes locales : pour la gym, Willy Marti qui fait la croix de fer aux anneaux et Gilbert Aubert le grand tour à la barre fixe. Pour la « pièce », les acteurs mythiques des Monts : Louis Jordan, Ida Mouron, Fernand et Huguette Cuénod. Ma mère y a chanté, en solo et avec Gentilini, le peintre-ténor du village. Les bals qui s’en suivent mettent nos cœurs d’adolescents à l’épreuve. En été, dans le préau, ces mêmes sociétés organisent les kermesses ; les jeunes fils Pasche et Volet ont inventé un pont de danse en bois qui se monte et se démonte à volonté. Il n’y a plus qu’à inviter Pintozze et son accordéon, faire tourner la roue à pain de sucre, mettre Gugu à la cantine et l’ambiance est à. Tout le monde y met du sien. Mizou encourage les habitants à décorer le village pour recevoir les participants aux fêtes régionales de gym ou de musique. Les enfants se costument pour les cortèges. Le village s’est fait une bonne réputation et les manifestations communales, régionales et cantonales abondent. L’arrivée de Charlie Chaplin ajoute encore une touche de célébrité.
Ici habitait Rémigia, qui a brisé tant de cœur!
Au bas de la Rue Centrale, la modeste Maison de Commune ne peut en aucun point être comparée à l’Administration communale établie aujourd’hui dans les majestueuses anciennes dépendances du Château ! Elle côtoie le pressoir de l’Assoc’, le plus important du village. Il est profond et on descend dans le sous-sol par un imposant escalier de pierre. A l’étage, la « Mère Marguet » vit avec son prince charmant, Banane, infatigable cycliste, toujours avec ses boyaux de vélo croisés sur le dos. Un peu plus haut, le charcutier von Burg a ouvert son nouveau magasin avec une belle vitrine, à côté de chez ma grand-mère. Presqu’en face, le seul horloger du village, Tièche, a son atelier dans son appartement. Toutes ces maisons ont, à l’arrière, un petit jardin avec un clapier ou un poulailler. Plus loin, la petite et toujours souriante Mme Held tient une épicerie qui sera bientôt reprise par Mme Moesching. Derrière la grande fontaine, la serrurerie Mottaz ; son travail ne s’arrête pas aux serrures : portails en fer forgé, magnifiques enseignes, lustres finement travaillés. Jean-Pierre s’est fait une belle réputation dans toute la région. Au coin du sentier de Beau Site habite le notable Alfred Taverney, avec son grand nez violacé et sa moustache gauloise. Sa femme pose sa poitrine opulente sur la fenêtre et sait tout ce qui se passe dans le village. Le sentier, très étroit, mène chez les Villars, Francis (notre Oin-Oin) et ses sœurs qui deviennent de plus en plus jolies en grandissant. De l’autre côté de la rue, la maison cossue des de Palézieux, avec, sur le montant de la porte, une sonnette dorée, toujours bien polie, qui ne demande qu’à être tirée. Ça nous coûte bien quelques punitions !
Derrière leur mur, comme chez les Couvreu, ils vivent dans un monde à part. Pour les coupes de cheveux, chez Germain, le barbier du village ; pêcheur de rivière dans son temps libre, il nous conte ses exploits en égalisant soigneusement nos favoris. Dans le miroir, on peut voir le père Chambaz, sérieux, noir sur son vélo noir, la bible sur son porte-bagage, partir à son boulot chez Obrist, sous la carrière, au bas de Meruz. On voit aussi passer notre facteur Groux qui pousse sa charrette ; une sacoche ne suffit pas pour tout le courrier du village, c’est pas encore midi et déjà sa casquette est sur Soleure. Chez le vigneron Reymond, une magnifique glycine embellit la façade, au-dessus de la porte du pressoir. C’est là aussi qu’habite Rémigia qui a brisé tant de cœurs en repartant en Italie. Ensuite, l’épicerie de Mzelle Nicklaus, une caverne d’Ali Baba : rouleaux de réglisse, sucre candi, caramels de toutes les couleurs dans de gros bocaux. Il y fait sombre, mais il y a des trésors dans tous les recoins. Nos ménagères y trouvent aussi tout ce qu’il faut.
Encore deux pressoirs de plus dans le quartier, chez Bonjour, et chez
Jules Gras. Après les vendanges, ça sent le marc et la piquette. Les deux
cultivent les vignes à Obrist. Jules Gras est un tireur d’élite, couvert de
décorations. Il revient des Abbayes et des fêtes de tir avec son mousqueton, le
torse bombé, vaillant disciple de Guillaume Tell. Il met longtemps à se
dégonfler. Pour faire un peu d’argent de poche, on s’inscrit au stand de tir à
Gilamont, comme « secrétaire », pour noter les scores ou comme
« marqueur » sous les cibles, pour indiquer avec une palette où la
cartouche avait pénétré, ou l’agiter vigoureusement pour une « pendule ».
En partant plus haut, plusieurs maisons attachées les unes aux autres font l’angle avec la Rue du Collège. C’est un nid de vieilles filles. S’il y a beaucoup de pressoirs dans le village, il y a autant de vieilles filles. L’un est-il la raison de l’autre ? Un problème bien vaudois. Tout droit on entre dans le sentier de la Condémine, et en passant devant chez Rimet, on peut continuer sur Nant, Bon Vallon, ou Riant Mont ; mais j’ai fini mon tour du village… ■
Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série les premières heures de la Télévision, ce nouveau média qui va transformer la société des années 1960. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Le 1er Novembre 1954, la Télévision Suisse Romande (TSR) reprend le
studio de la TV Genevoise installé à la villa Mon Repos, dans le parc de la
Perle du Lac, à Genève. La TV Genevoise y diffusait ses émissions depuis le 28
janvier 1954. Avec la TSR, les émissions seront diffusées les lundi, mercredi,
jeudi, vendredi et samedi, de 20h. à 21h.30. Le mardi est jour de relâche pour
l’entretien technique des équipements et le dimanche doit rester sans
télévision, selon la décision du Parlement, afin de « respecter le jour du
Seigneur » !
Le studio situé dans le salon de la villa Mon Repos mesure 6m. sur 12m. soit 72m2 ! Les PTT (qui sont en charge de la technique pour la TV) l’ont équipé de deux caméras électroniques PYE pour faire des émissions en direct (ce dont ne disposait pas la TV Genevoise) qui complètent le télécinéma 16mm qui permettaient à la TV Genevoise de diffuser ses programmes entièrement réalisés sur film 16mm et le télécinéma 35mm pour les films cinéma loués.
Ce lancement précipité de la TSR, alors que l’émetteur de la Dôle
prévu pour la chaîne romande n’est pas terminé, peut s’expliquer par la
livraison du car de reportage vidéo PYE qui permet au Conseil fédéral et à la
SSR de gérer provisoirement le conflit entre Genève et Lausanne sur
l’attribution du Centre TV romand. C’est un compromis pour la période expérimentale
en Suisse romande : Genève reçoit le « Centre fixe provisoire » avec le studio
de Mon Repos et Lausanne reçoit le « Centre mobile provisoire » avec le
nouveau car de reportage !
Une équipe réduite de passionnés
Le directeur de la TSR est Frank R. Tappolet, qui a été formé à la TV de Zurich. Il y a trois réalisateurs : André Béart, Jean-Claude Diserens et Jean-Jacques Lagrange. Nous réalisons chaque soir toutes les émissions en studio ou à l’aide du car, ainsi que les régies d’émission. Au studio, deux caméramen : William Baer, chef opérateur et Jacques Margot, également chargé de faire les photos de plateau. Jacqueline Baer est la scripte. Enfin, l’équipe de la TSR compte encore cinq techniciens pour la vidéo et le son et une décoratrice : Hugo Kleis à laquelle succédera Jean-Pierre Guillermet.
A Lausanne, le car de reportage PYE est livré début décembre et une
équipe dirigée par Alain Rossel, chef technique, peut le prendre en main et
faire les premiers essais hors antenne. Cette équipe comprend Roger Bovard,
chef opérateur, Frank Pichard caméraman, un électricien et quatre techniciens
pour la vidéo et le son, une script girl, une secrétaire et un régisseur :
Dominique Cavin.
Comme l’émetteur de la Dôle n’est pas terminé, les émissions sont
émises sur l’émetteur de la TV Genevoise, construit par les étudiants de
l’Institut de Physique et qui est installé sur la Tour de la Rippaz à Cologny.
Il est opérationnel depuis le 28 janvier 1954. L’émetteur de la Dôle entrera en
fonction le 1er février 1955.
En direct et sans filet !
Toutes les émissions sont en direct et il n’y a aucun enregistrement possible de la vidéo jusqu’à l’installation d’un kinescope en 1959 ! La première émission de la TSR enregistrée le 31 janvier 1958 sur le kinescope de SRG à Zurich sera La Valse de Maurice Ravel par l’OSR dirigé par Ernest Ansermet. Les photos de cet article sont les seuls témoignages de toutes les émissions réalisées en direct (elles sont consultables sur notreHistoire.ch)
Chaque soir, l’émission TSR commence avec le Téléjournal diffusé la veille à SRG Zurich. Il s’agit de 15 minutes de news en film exclusivement qui sont commentées en cabine par Jean-Jacques Forestier ou Raymond Bech. Cette formule est imposée par le fait qu’il n’y a pas de liaison hertzienne entre Zurich et Genève. Donc, chaque soir la bobine film du Téléjournal, après diffusion à Zurich, est déposée par « hors sac » au wagon postal du train de nuit et récupérée à la gare de Genève par un collaborateur TSR pour traduction du commentaire allemand et diffusion le soir en différé!
Au printemps 1955, trois nouveaux réalisateurs viendront se joindre à
l’équipe de départ : Paul Siegrist qui s’est formé en stage à la RTF, Raymond
Bech journaliste et cinéaste qui prend le nom de Raymond Barrat comme
réalisateur puis Pierre Matteuzzi, musicien qui s’est formé en stage à Mon Repos
ainsi que d’autres collaborateurs, régisseurs de plateau et assistants.
Tensions entre Lausanne et Genève
Très vite, le studio de Mon Repos et ses 72 m2 se révèlera trop petit pour les projets d’émissions des réalisateurs. Au début 1955, le directeur de Radio-Lausanne, Jean-Pierre Meroz, profite de la situation et fait transformer son grand studio radio de 200 m2 en studio TV, contrairement aux engagements pris par les deux villes. Un gril pour éclairage est installé et le directeur TSR, Frank Tappolet, y laisse le car de reportage y réaliser des émissions dramatiques et des variétés.
La réplique de Genève est immédiate. Radio-Genève et la Ville de
Genève transforment la salle de répétition de l’OSR dans le bâtiment de
Carl-Vogt en un grand studio de 400 m2 avec construction de deux régies image
et son sur le toit du bâtiment ainsi que des locaux pour les TC 16mm et 35mm.
La SSR et les PTT à Berne interviennent pour faire respecter les
engagements pris entre Lausanne et Genève alors que les réalisateurs invoquent
les possibilités offertes par le grand volume du nouveau studio Carl-Vogt pour
demander le déménagement.
En juin 1955, la TSR s’installe dans ce studio que les PTT équipent d’une troisième caméra PYE, d’une grue de studio pour caméra et d’une girafe-son. De plus, la Direction générale de la SSR fait démonter le studio de Lausanne.
Pour rester neutre dans cet imbroglio politique, le directeur de la TSR, Frank Tappolet, ne se déplace pas à Carl-Vogt et garde son bureau à la villa Mon Repos avec toute la logistique naissante qui se mettait en place (administration, comptabilité, montage film et tous les nouveaux collaborateurs engagés). Mais très vite, les locaux deviennent exigus et la TSR déménage dans des bureaux loués dans un immeuble à la Place des Eaux-Vives. La villa Mon Repos a été rendue à la Ville de Genève qui y a installé le Centre pour le dialogue humanitaire. ■
Le prochain article de notre série sur l’histoire de la Télévision sera consacré au premier directeur de la TSR, un passionné de jazz.
Vidé de ses élèves par les mesures de lutte contre la pandémie, le collège Saint-Michel, à Fribourg, vit côté jardin le réveil de la nature, et côté cour un printemps silencieux. Plus un bruit, plus un mouvement dans l’espace minéral dessiné par les bâtiments d’origine et les ajouts du XXe siècle (l’ancien internat, « l’aquarium » à façade vitrée), pas un signe de vie non plus sur la place qui sépare l’église (1613) et le Lycée (1830). Dans ce cadre imposant, la suspension du temps favorise l’apparition de fantômes. Il y en a de plusieurs générations.
Les plus récents, encore bien en chair pour beaucoup, ce sont les grands-pères des garçons et des filles d’aujourd’hui. Ceux-là peuvent rire avec attendrissement, ou cultiver la nostalgie, en visionnant dans un document des Archives de la RTS, Mgr Edouard Cantin (1953-1971), leur ancien recteur, expliquer aux téléspectateurs romands, avec une onctuosité de prélat, que la mixité dans les écoles secondaires n’était pas souhaitable, à son point de vue de pédagogue catholique. Il fallait s’y résoudre néanmoins, ponctuellement, pour des raisons pratiques. Le collège du recteur Cantin était encore celui qu’avait façonné Georges Python, leader des conservateurs fribourgeois et directeur de l’Instruction publique de 1886 à sa mort en 1927.
Soit un établissement 100% masculin, chez les élèves comme dans le corps professoral. Les seules robes qu’on pouvait croiser sur le site étaient les soutanes habillant les professeurs ecclésiastiques logés dans la maison. (Pour les filles, il y avait l’Académie Saint-Croix tenue par les Sœurs d’Ingenbohl, une boîte privée reconnue par le canton pour délivrer la matu selon les prescriptions fédérales.) Unique à ce niveau dans le canton, le collège Saint-Michel était fermement structuré. A la filière humaniste classique, latin-grec ou latin-sciences, flanquée d’une filière commerciale, la malice des temps et le réalisme de Python avaient ajouté une légère teinture de chimie, de physique et de sciences naturelles dans les deux dernières années d’un cursus qui en durait huit. Toute la maison était cléricalement encadrée. Le recteur ne pouvait être qu’un ecclésiastique, idem pour le préfet des études et celui de l’internat, les prêtres enseignants détenaient tous les postes essentiels, la prière ouvrait les cours et la messe du dimanche était obligatoire. Tous les élèves portaient ce jour-là l’uniforme, un complet-veston-casquette bleu foncé à parements dorés qui les faisait vaguement ressembler à des caricatures d’officiers de marine.
Ont totalement disparu du site les fantômes d’Alexandre Daguet et de ses amis du régime radical (1848-1856) qui tentèrent, dans cette brève parenthèse éclairée, de remodeler le vieux collège pour l’adapter aux besoins du temps. Rebaptisé Ecole cantonale, ce qui était déjà blasphématoire pour les tenants de la tradition, l’établissement s’articula en trois sections, littéraire (classique), pédagogique (pour former les instituteurs) et industrielle (la Realschule que les bourgeois de Bulle réclamaient depuis longtemps). Revenus au pouvoir, les conservateurs s’empressèrent d’effacer les traces de cette réforme, jusque dans les mémoires.
L’esprit de saint Pierre Canisius
Les fantômes les plus anciens, ceux de saint Pierre Canisius
(1521-1597) et de ses compagnons jésuites, sont encore bien présents à
Saint-Michel, parce que nombre de témoignages ont matérialisé leur souvenir,
côté cour et côté jardin, et parce que l’empreinte du ratio studiorum élaboré au sein de la Compagnie a marqué la
pédagogie du collège pendant quatre siècles. Pierre Canisius, que l’on célèbre
comme le fondateur de la maison, n’y a jamais donné une heure de cours, mais la
chambre où il est mort, transformée en chapelle, ouvre sur le jardin et le
monument qui lui est dédié. A quoi ressemblait son collège ? Il était
masculin et clérical à 100%, bien sûr, tout l’enseignement état dispensé par
les Pères et les cours n’accueillant que les garçons. Il était élitiste, par
force : non seulement les familles patriciennes détentrices du pouvoir
étaient les seules solvables, ou presque, mais encore la stratégie des jésuites
visait à former des dirigeants capables de mener au succès la Contre-Réforme
dans l’ordre temporel, sous la conduite de l’Eglise. L’enseignement était
humaniste, enfin, dans la mesure où il honorait les classiques Anciens. Les
cours se donnaient d’ailleurs en latin. Au fond, le collège de Canisius était
une préfiguration concentrée du collège de Georges Python.
Autant dire que Saint-Michel a connu plus de bouleversements depuis quarante ou cinquante ans que dans les quatre siècles précédents. Plus d’uniforme, plus de messe obligatoire. Dirigé par un laïc depuis 1983, le collège a perdu ses prêtres enseignants, accueilli dans ses classes les filles (en 1976 les Alémaniques, dix ans plus tard les Romandes) et recruté des femmes professeures (une pionnière est signalée dès 1970). Il a perdu son monopole cantonal pour la délivrance des matus, il y en a deux autres en ville, un quatrième à Bulle et un cinquième à Payerne, partagé avec le canton de Vaud. Enfin, la réorganisation des maturités fédérales en système à options multiples, entre 1998 et 2002, a fait sauter la structure traditionnelle des sections. Bref, le collège de Canisius et de Georges Python, aujourd’hui, est un bahut comme les autres. Mais les fantômes demeurent, et même ils agissent. « C’est le collège de Harry Potter », m’a confié une élève, ravie. ■