L'Inédit

par notreHistoire


La première dramatique de la TSR (1/4)

Photographie de la première dramatique diffusée le 16 février 1955 par la TSR : "Allo Balham", interprétée par René Habib et Serge Nicoloff.

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Avant-dernier article signé de Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, pour cette série consacrée aux premières années de la Télévision en Suisse Romande. C’est un chapitre peu connu de l’histoire de ce média qui est relaté ici: l’importance donnée dans les années 1960 aux émissions dramatiques. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.

Dans les années 1950, toutes les chaînes de télévision naissantes misent sur le prestige d’émissions de fiction, que ce soit par la captation de spectacles de théâtre sur scène ou, essentiellement, par la réalisation d’émissions dramatiques vidéo en studio.

Dès les débuts de la télévision, la production de ces spectacles dramatiques en studio live avec des caméras électroniques s’est partout inspirée de ce qui se faisait dans les studios de cinéma, tant au niveau des décors et de l’éclairage que de la mise en scène, de l’engagement des caméras et des cadrages.

La grande différence ou la spécificité de la télévision est que le spectacle vidéo se déroule dans la continuité live et que le montage, qu’on appelle le découpage entre trois (ou plus) caméras, est immédiat. En régie image, le réalisateur (ou son assistant) effectue ce découpage instantané sur un pupitre de mélange alors qu’à ses côtés, la scripte, au moyen d’une liaison interphone, donne en continuité aux cameramen les indications de leur position et des cadrages qu’elle a notés sur son script au cours des répétitions. Même après l’introduction de moyens d’enregistrer l’image électronique, cette spécificité de la production TV se poursuivra.

Le comédien René Habib, dans "Allo Balham".

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Les nouveaux studios pour la télévision sont donc construits sur le modèle des studios cinéma avec des passerelles et un gril d’éclairage surmontant un vaste espace pour les décors et les aires de jeu.

Des décors en étoile

En 1958, dans le grand studio TSR, le réalisateur André Béart règle les cadrages de la dramatique "L'aigle à deux têtes".

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

La télévision naissante des années 1950 et la continuité live des émissions imposent une disposition des décors côte à côte, en étoile, autour du centre du studio laissé libre pour les déplacements des trois caméras vidéo.

Les caméras vidéo sont équipées de quatre objectifs interchangeables par baïonnette puis par moteur électrique ou dotées d’un objectif zoom. Elles sont mobiles grâce aux pieds « crabe » à petites roulettes dirigeables et sont engagées en axes croisés pour respecter les règles fondamentales des cadrages de cinéma. Ce sont les caméramen qui déplacent leur caméra avec l’aide d’un cableman.

Pour réussir la production d’une dramatique par semaine en moyenne, la construction des décors doit être standardisée. Des panneaux en bois croisé de 3m50 de hauteur sur différentes largeurs forment une sorte de Meccano de base que les décorateurs assemblent selon leurs plans. S’y ajoutent portes, fenêtres, ouvertures, escaliers selon les besoins de chaque décor. Mais, en raison de la faiblesse des ressources financières, les décorateurs vont acheter portes et fenêtres en démolition plutôt que de les fabriquer! Ces panneaux sont peints ou tapissés, agrémentés de rideaux ou tentures. Les sols, qui doivent rester lisses pour permettre le roulement des caméras, sont peints ou encollés de photos représentant des tapis ou des sols divers. Les meubles et accessoires achèvent de rendre les décors réalistes.

Schéma du plateau TV avec deux décors et trois caméras, et leur installation dans le studio du boulevard Carl-Vogt à Genève.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Après les premiers essais de décors dans le minuscule studio de Mon Repos par la première décoratrice Hugo Kleis, remplacée par Jean-Pierre Guillermet, le déménagement au studio de Carl-Vogt a imposé la création d’un véritable service scénique avec une équipe de décorateurs, menuisiers, staffeurs, tapissiers, machinistes, costumières, accessoiristes, maquilleuses et coiffeuses. Ils utilisent l’atelier inoccupé du Grand Théâtre à la rue Sainte- Clotilde puis dans les locaux des anciennes casernes voisines du studio Carl-Vogt. Le Service scénique est devenu ensuite très professionnel avec de grands ateliers construits avec le nouveau studio de 1000m2 et a réalisé des décors de plus en plus sophistiqués qui s’inspiraient du modèle dans le genre, celui des émissions dramatiques de la RTF qu’on appelait «style Buttes-Chaumont» du nom du quartier où étaient construits les studios parisiens.

Pour assurer la production constante de dramatiques, de spectacles de variétés ou de ballet et de toutes les autres émissions de la Télévision Suisse Romande, de nouveaux décorateurs ont été engagés : Jacques Stern puis Serge Etter, deux Romands formés à DRS-Zurich, rejoints par René Leuba et Jean-Jacques Vaudaux. Entre 1955 et 1960, ces quatre décorateurs ont imaginé les décors de 258 dramatiques et de centaines d’autres pour les émissions de variétés, de ballet, d’information ou enfantines !

Les décors des dramatiques sont d'abord dessinés sur plan, avant d'être montés dans le grand studio de la TSR.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Du théâtre, des romans, des nouvelles

Dès les années 1950, la diffusion de film de cinéma à la télévision n’était autorisée qu’aux œuvres sorties en salle dix ans plus tôt. Sans compter que dans cinq cantons romands, ces films étaient soumis aux commissions de censure. Ceci explique pourquoi les pionniers de la TSR sont obligés de produire eux-mêmes les spectacles de fiction que le public attend de ce nouveau média.

Le répertoire d’œuvres théâtrales est donc mis à contribution, puis on s’oriente vers des adaptations de romans ou de nouvelles et, enfin, vers la commande de scénarios écrits spécialement pour la Télévision avec une recherche d’un langage spécifique au petit écran.

Photo de la dramatique diffusée le 4 mai 1955 "Une demande en mariage" d'Anton Tchékov, mise en scène et réalisée en direct par Jean-Jacques Lagrange et interprétée par Liliane Aubert, François Simon et Alexandre Fédo.

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

La TSR commence ses émissions le 1er novembre 1954 en reprenant les installations de la Télévision Genevoise à Mon Repos. Tout est à créer pour construire un programme régulier de télévision.

En novembre et décembre 1954, trois réalisateurs, deux cameramen et une dizaine de techniciens prennent en main leur outil de travail en réalisant d’abord des émissions simples. La première émission dramatique est diffusée en direct le 6 janvier 1955 puis régulièrement, presque une fois par semaine, selon le souhait du directeur Frank Tappolet.

Mais, très vite, le studio de Mon Repos de 72 m2 se révèle trop petit pour les projets d’émissions des réalisateurs. Au début 1955, le directeur de Radio-Lausanne, Jean-Pierre Méroz, profite de la situation et fait transformer à La Sallaz son grand studio radio de 200 m2 en studio TV, contrairement aux engagements pris envers la SSR. Un gril pour éclairage est installé et le directeur de la TSR Frank Tappolet laisse le car de reportage y réaliser des émissions dramatiques, des variétés et l’émission de jeu Echec et mat. Un atelier de décors est installé dans un baraquement sur le parking de La Sallaz et Jacques Stern, décorateur à DRS Zurich est détaché auprès du car.

Cette violation de la décision fédérale attribuant le studio TV à Genève et le car de reportage TV à Lausanne provoque une réaction immédiate des Autorités genevoises.

Le 28 février 1955, la troupe du Théâtre de Poche vient jouer dans le studio de Mon Repos une pièce de son répertoire, "Le Prix Martin" d'Eugène Labiche. Ici Olivier Brun (à gauche) et Jean Vigny.

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

En trois mois, Radio-Genève et la Ville de Genève transforment la salle de répétition de l’OSR, dans le bâtiment de Carl-Vogt, en un grand studio de 400 m2 avec construction sur le toit du bâtiment radio de deux régies image et son ainsi que des locaux de maquillage et d’un local pour les télécinémas 16mm et 35mm.

La SSR et les PTT à Berne interviennent pour faire respecter les engagements pris entre Lausanne et Genève alors que les réalisateurs invoquent les possibilités offertes par le grand volume du nouveau studio Carl-Vogt pour demander le déménagement du studio de Mon Repos.

En juin 1955, la TSR s’installe au boulevard Carl-Vogt et les PTT équipent le nouveau studio Carl-Vogt d’une troisième caméra PYE, d’une grue de studio pour caméra et d’une girafe-son.

Jusqu’à fin 1958, il y a donc eu des dramatiques réalisées à Mon Repos et d’autres dans le studio provisoire de La Sallaz avec le car, ensuite uniquement dans le grand studio TV de Carl-Vogt. Après la décision définitive du Conseil fédéral de fixer la TV à Genève et la Radio à Lausanne, le studio provisoire TV de La Sallaz a été démantelé.

Le car TSR fait aussi des retransmissions de spectacles en captation dans les théâtres de Suisse romande. A l’inverse, des compagnies théâtrales (Comédie de Genève, Théâtre de Poche, Théâtre de Carouge, Grenier de Toulouse, etc.) viennent dans le grand studio TSR interpréter leur spectacle et mise en scène dans des décors adaptés pour la télévision et avec un réalisateur TSR.

Carte blanche aux trois réalisateurs

Le directeur Frank Tappolet souhaite que chaque semaine, la TSR présente une émission dramatique. Pour le choix des textes, il laisse carte blanche aux trois réalisateurs André Béart, Jean-Claude Diserens et Jean-Jacques Lagrange qui se contentent, au tout début, de puiser dans le répertoire des pièces en un acte d’une durée de vingt à trente minutes, ce qui convient mieux aux conditions précaires de production. Mais très vite le choix s’élargit à des pièces en trois actes ou à des adaptations d’une durée de nonante minutes.

Le magazine Le mois théâtral et le bi-mensuel L’Avant-Scène, qui publient dans chaque numéro un texte original d’une pièce d’auteurs français ou étrangers (en traduction), sont des sources précieuses de textes utilisées par les réalisateurs. De son côté, André Béart reprend aussi des textes de pièces radiophoniques qu’il fait adapter par son épouse Andrée Béart-Arosa pour le petit écran.

Chaque réalisateur est en même temps le producteur de son émission. Il s’occupe de contacter et engager les comédiens, de faire ronéotyper et distribuer le texte, de fixer avec la scripte le plan des répétitions, de choisir avec le décorateur les éléments à construire et d’indiquer au jeune régisseur-assistant engagé (Pierre Matteuzzi, futur réalisateur) la liste des meubles et accessoires à louer chez les antiquaires de la ville!

Deux répétitions pas plus!

Le plan des répétitions est difficile à établir car les comédiens romands, en général, travaillent le matin à Radio-Genève ou Radio-Lausanne et le soir dans les théâtres. Donc les répétitions pour la TV se font l’après-midi, parfois matin et après-midi. Les comédiens doivent venir  « texte su » aux deux uniques répétitions ! Le jour de l’émission, le matin est réservé à la mise en place de l’éclairage. L’après-midi : de 14h à 17h pour les cadrages avec caméra puis de 17h à 18h on fait un filage qui sert de répétition générale.

Le soir, l’émission passe en direct sur l’antenne et il n’existe aucun moyen de l’enregistrer. Ce n’est qu’en 1959 que la TSR recevra un kinescope permettant d’enregistrer puis d’archiver les productions. Dès 1961, toutes les dramatiques seront, en principe, kinescopées.

Tournage en mai 1963 de la dramatique "La Paix du dimanche", de John Osborne, dans les studios du boulevard Carl Vogt.

Photo Jaques Margot, coll. Archives de la RTS/notrehistoire.ch

Ces conditions précaires et acrobatiques de production et de réalisation ne s’amélioreront qu’à partir de l’automne 1956. Il y a alors cinq à huit répétitions et un jour et demi de cadrages avec une vraie répétition générale avant la diffusion en direct.

De 1955 à 1959, un peu plus de 200 émissions dramatiques ont été diffusées live pour lesquelles il ne reste aucun enregistrement. Elles se sont donc perdues dans l’éther sauf quelques photos de plateau retrouvées et publiées sur notreHistoire.ch.

Dès 1959, après l’audit mené à la demande de René Schenker par Jean-Paul Carrère, réalisateur de l’ORTF, et suite à la demande des réalisateurs de se conformer au modèle « Buttes-Chaumont », les répétitions sont planifiées sur trois semaines en salle de répétition avec le plan du décor scotché au sol, suivies par deux à trois jours de cadrages et un jour de filage et répétition générale. Les émissions sont d’abord kinescopées pendant la diffusion en direct. Mais, en 1961, on kinescope par tranches de 15′-20′ qui sont montées pour diffusion ultérieure.

Dès 1965, avec l’apparition de l’enregistrement magnétoscope MAZ qui remplace le kinescope, les dramatiques sont enregistrées par séquences mais le montage mécanique par coupe et collage de la bande est limité à trois coupes pour 90′ d’émission ! Cette restriction bureaucratique imposée par le coût élevé des bandes sera levée au début des années 1970 avec l’introduction du montage électronique.

Dès ce moment-là, toutes les dramatiques sont enregistrées par séquences puis montées ultérieurement pour diffusion à l’antenne. Ce qui a mis fin à l’aventure des dramatiques en live.

Dès les années 1990, le style de dramatiques vidéo en studio appelé « style Buttes-Chaumont » est un genre dépassé par la concurrence de films cinémas (désormais disponibles sans restriction d’ancienneté) et par des téléfilms qui proposent des histoires contemporaines tournées en décors naturels. Les téléfilms de 90′ et les séries TV de 52′ s’imposent dès lors comme l’étalon de la production de fiction.

Le réalisateur Gilbert Bovay a tourné le premier téléfilm TSR en 1959. Dès 1962, sous l’impulsion de Maurice Huelin, la TSR a tourné un seul téléfilm par année. Il faudra attendre l’arrivée de Raymond Vouillamoz à la tête de la Fiction TSR, en 1982, pour que se développent les coproductions et le tournage de téléfilms jusqu’à dix par année. Entre 1985 et 2000, la TSR a produit plus de cinquante téléfilms.

Vers un véritable Service Dramatique

Jusqu’en 1958, ce sont les réalisateurs qui sont les responsables du choix des textes qu’ils montent en studio. Ils sont d’abord trois. Puis André Béart, Jean-Claude Diserens et Jean-Jacques Lagrange sont rejoints par Paul Siegrist, Raymond Barrat, Claude Goretta et Roger Burkhardt.

En 1958, René Schenker prend la direction de la TSR et répartit la production des émissions par secteurs entre les réalisateurs. Il demande à Jean-Jacques Lagrange de s’occuper des dramatiques.

En 1959, un Service Dramatique est créé et confié à Jo Excoffier, journaliste et producteur radio spécialisé dans la culture et le théâtre. Il commence un vrai travail de politique de programmation et il contacte des auteurs romands pour les intéresser à écrire pour le nouveau média.

En 1962, Maurice Huelin reprend le service qu’il développera grâce aux contacts avec les télévisions francophones. Il tisse des liens étroits avec ses collègues des services dramatiques de RTB, l’ORTF et de Radio Canada. C’est le début des coproductions d’émissions vidéo et de téléfilms. En 1967, pour la première fois, l’ORTF reprend et diffuse une émission dramatique de la TSR: La dame d’outre nulle-part.

En 1982, Raymond Vouillamoz prend la direction du service qui devient le Département Fiction. Il engage une dynamique politique d’auteurs et de textes originaux et lance avec succès une production intense de dramatiques vidéo et surtout de téléfilms en coproduction avec la France, la Belgique et le Québec, ce qui va permettre, à l’intérieur de la TSR, la constitution de deux équipes de techniciens très professionnels qui vont réaliser jusqu’à dix téléfilms par année. Il développe en parallèle une programmation de séries TV américaines qui sont aussi une manière de fidéliser les spectateurs.

En 1991, Alain Bloch remplacera Raymond Vouillamoz qui a rejoint à Paris la chaîne La Cinq puis FR3. Il continuera la politique de programmation, de coproduction et de création intense lancée par son prédécesseur jusqu’à ce qu’il soit, lui aussi, engagé par la Télévision française en 1994.

Leur successeur à la tête du Département Fiction, Philippe Berthet, adoptera un politique de programme complètement différente qui marque un repli sur la Suisse et la fin des coproductions de téléfilms. Pour des raisons de politique à long-terme, il doit s’adapter à la nouvelle orientation de la SSR et au soutien qu’elle a décidé d’accorder à l’industrie audio-visuelle par l’externalisation de la fiction et de la fabrication des téléfilms à des producteurs privés. L’univers télévisuel s’est considérablement modifié avec de nouvelles techniques et la place importante prise par les téléfilms et les séries TV entraînent ces changements. Mais ce brutal virage de la politique de création aura pour conséquence le démantèlement des équipes de techniciens TSR entraînant la perte de tout un savoir-faire.

En 2012, c’est Alberto Chollet qui devient le chef du Département Fiction. Françoise Mayor lui succède en 2014, conduisant un service intitulé dorénavant « Fiction, documentaires et séries originales. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

De photos prises lors des tournages sont les seules témoins de cette période des dramatiques à la TSR

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Genève, rue Canonnière_11

Coll. C. Bärtschi-Flohr

« Et Favier, commissaire? Brisach les apaisa. « Mes enfants, dit-il, si vous saviez que, depuis hier soir dix heures, je prévoyais ce qui allait arriver, vous seriez plus indulgents. »

Ainsi débute, dans l’édition du 9 mai 1945 du Journal de Genève, le 49ème épisode du feuilleton La Maison noire, roman d’Edouard Aujay (1898-1969), pseudonyme d’Edouard Léon Marius Roulet, journaliste et auteur d’une vingtaine de romans – que personne ne lit plus; Edouard Aujay ne bénéficiant même pas d’un article dans Wikipedia. Evidemment, en faisant allusion à la veille au soir, Edouard Aujay restait dans la fiction de son personnage de roman, le commissaire Brisach. Mais dans la réalité, pour le lecteur du Journal de Genève? La veille, le 8 mai 1945, entre 20 h et 20h15, partout en Suisse les cloches sonnèrent la fin des hostilités en Europe. Dans les allocutions radiophoniques qui suivirent les carillons, le président de la Confédération, Eduard von Steiger, et les conseillers fédéraux Max Petitpierre – il venait d’accéder au gouvernement en décembre 1944 – et Enrico Celio exprimèrent chacun dans une des langues nationales leurs « premières pensées pour tous ceux qui, après des années d’asservissement et de misère, ont retrouvé la liberté. Notre reconnaissance va à notre armée, qui a gardé nos frontières en sachant que le peuple suisse faisait corps avec elle. Elle va aussi à tous les Suisses et à toutes les Suissesses qui ont su s’adapter aux contingences du temps de guerre et se sont soumis à une discipline matérielle et morale souvent dure. » Le discours fait ensuite référence aux difficultés traversées, et aux changements à venir – « Arrêt de la guerre et avènement de la paix ne sont pas synonymes », les tâches sont énormes: « Assurance-vieillesse et survivants, protection de la famille, lutte contre le chômage, aide aux Suisses de l’étranger; (…) solutions de tous les autres graves problèmes sociaux et financiers ». Et le Conseil fédéral de conclure: « notre pays, sans qu’il l’ait mérité plus qu’un autre, a été épargné des horreurs de la guerre. C’est profondément émus que les Suisses songent aujourd’hui à cette grâce immense, et, dans leur cœur reconnaissant, ils doivent répéter ensemble cette prière d’un de leurs poètes: O Dieu, fais descendre encore sur ma patrie la lumière de ta plus belle étoile. »

Plus tôt dans cette journée du 8 mai 1945, avant que n’apparaisse donc la lumière étoilée, la joie circule dans les rues de Genève. « Partout des drapeaux flottaient aux façades des immeubles ». La veille déjà, le 7 mai, « l’Union musicale française parcourut les rues, donnant, deci, delà, des aubades. » Les pupilles des sections genevoises de gymnastiques « firent aussi cortège et exécutèrent, à la place du Molard, à Cornavin et devant le Monument national des exercices d’ensemble alors qu’une quête pour le Don Suisse était faite. » Quant aux étudiants des Ecoles supérieures, ils n’hésitèrent pas, après s’être mis eux-mêmes en congé, à se rendre « devant les bâtiments des Ecoles supérieures de jeunes filles pour réclamer… leur libération »!

Et à la rue de la Canonnière, à la Servette? Trois sœurs, Ninon, Marinette et Claire sont endimanchées et s’apprêtent à se rendre en ville pour célébrer le retour à la paix. Un événement d’autant plus attendu que leur père, de nationalité française, avait été mobilisé sur la ligne Maginot puis fait prisonnier en 1940. Il réussit à rejoindre clandestinement la Suisse, en 1941, à sa deuxième tentative d’évasion et à retrouver sa famille à Genève. Pour connaître les couleurs du drapeau que porte Claire, nul besoin de chercher à coloriser la photo. Je prends le pari: bleu-blanc-rouge! ■

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

La lavandière à Muraz

Coll. A.Salamin/notreHistoire.ch

Notre série « La rue de mon enfance » rassemble des textes inédits et des récits préalablement publiés par les membres de notreHistoire.ch sur la plateforme. Albin Salamin évoque ici la rue de Muraz, au-dessus de Sierre, où il a passé son enfance. Si vous aussi, vous souhaitez contribuer à cette série, écrivez-nous – claude.zurcher@fonsart.ch – ou publiez votre texte dans notreHistoire.ch. Nous l’éditerons ensuite dans L’Inédit. Nous espérons ainsi, au fil de vos contributions, constituer un recueil des lieux de notre enfance en Suisse romande, dont les souvenirs nous accompagnent au long d’une vie.

Ma rue et le quartier de mon enfance se situent au-dessus de la ville de Sierre, à Muraz. Après leur mariage, mes parents ont quitté définitivement le village de Saint-Luc, en Anniviers. Un village relativement pauvre suite à deux incendies. D’autre part, l’agriculture de montagne ne suffisant plus à nourrir la famille, mon père s’est engagé pour travailler à l’usine d’aluminium de Chippis. Comme bien des familles d’Anniviers, mes parents possédaient quelques vignes et un peu de prés pour l’herbe du bétail (une ou deux chèvres).

Mon père racheta avec son beau-frère une maison près d’une fontaine. Ils retapèrent au mieux le bâtiment avec un confort minimal. A ma naissance, la rue fut aménagée pour permettre à des véhicules de mieux circuler mais il n’en passait pas beaucoup, et nous pouvions jouer dehors sans trop de risque de se faire écraser ou de se faire enlever par un pervers!

Avec ses granges, ses raccards et ses petites ruelles, le quartier était notre ère de jeu. Pas beaucoup d’adultes pour venir nous dire ce que nous devions faire ou, surtout, ne pas faire.

Très souvent nous étions un petit nombre de gamins à jouer au ballon mais aussi à des jeux de cache-cache, de recherche d’ennemis imaginaires (les enfants de l’autre bout du quartier, voir du quartier voisin). Mais le quartier évolua avec la rénovation des maisons et l’élargissement de la rue pour permettre à tout un chacun d’utiliser sa voiture. Les granges ont été transformées en habitations.

Dans ma treizième année, j’ai quitté le quartier de mon enfance pour faire des études au collège de Saint-Maurice. Un tournant dans ma vie. Il me fallait quitter ma maison, avec sa croix au-devant, pour un autre « calvaire »: l’internat. Mais c’est une autre histoire! ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

D’autres documents de toutes les époques sur Muraz

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

La tour Edipresse

Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch

Au cours du XXe siècle, la ville de Lausanne n’a quasiment pas connu de construction de gratte-ciel sur son territoire. Alors que les tours d’habitation ou de commerce constituent la grande invention architecturale du siècle dernier, ce n’est que dans une courte période s’étendant de 1960 à 1970 qu’une dizaine de constructions de ce type sont érigées. La seule exception réside dans la tour du Bel-Air Métropole dressée en 1930, mais elle ne connaîtra pas de descendance, peut-être en raison de la forte opposition qu’elle a suscitée en son temps ou du contexte de crise économique dans lequel elle est réalisée.

La décennie des tours à Lausanne s’explique certainement par l’euphorie économique qui domine alors. C’est du reste toujours au moment où les affaires se portent au mieux que ce type de projet tend à apparaître. Mais la fin des années 1960 met un terme précis à toute construction en hauteur. En 1972, un projet de tour-hôtel au port d’Ouchy est refusé lors d’un référendum par les deux tiers des votants. Ce chantier avorté, pourtant avancé par deux ténors de la politique locale et futurs conseillers fédéraux, Georges-André Chevallaz et Jean-Pascal Delamuraz, marque la fin pour plusieurs décennies de l’intérêt porté à cette forme d’édifice.

La plupart des tours construites durant les années 1960 répondent à la poussée démographique et sont destinées au logement. Elles sont implantées dans la périphérie urbaine et n’ambitionnent pas la reconquête du centre pour y constituer une nouvelle « city » des affaires. Quelques cas font cependant exceptions, parmi lesquels la tour des IRL construite par l’architecte Jean-Marc Lamunière entre 1957 et 1964 au numéro 33 de l’avenue de la Gare.

L’éditeur devient Edipresse

Les IRL (Imprimeries réunies lausannoises) publient à l’époque la Feuille d’Avis de Lausanne, rebaptisée depuis lors 24 heures, et la Tribune de Lausanne, qui deviendra Le Matin. Leur siège est établi à l’avenue de la Gare 33 depuis 1911. A la fin des années 1950, l’éditeur décide de se doter d’un nouveau bâtiment administratif, implanté au même endroit. Cette volonté de renouvellement doit certainement beaucoup à la personnalité dynamique de Marc Lamunière, qui a pris la tête de l’entreprise en 1953 à l’âge de 30 ans et qui va lui donner un essor extraordinaire, portant le groupe d’affaires à un niveau international sous le nom d’Edipresse. En 1956, un concours d’architecture est lancé et remporté par le propre cousin du directeur des IRL, Jean-Marc Lamunière, associé à Pierre Bussat. Cette coïncidence, que la Feuille d’Avis tentera de dissiper sous couvert de l’anonymat absolu du concours, ne manquera pas bien sûr de faire jaser.

Jean-Marc Lamunière sur le plateau de la TSR en 1973. Il évoque le rôle de l'architecte et l'importance de l'urbanisme dans nos vies.

Emission En direct avec… (29.10.1973), coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Jean-Marc Lamunière est alors un jeune architecte de 31 ans. Outre de nombreuses villas et bâtiments administratifs, il réalisera par la suite les tours de Lancy, la fabrique de chocolat Favarger à Versoix ou encore la grande serre du jardin botanique de Genève.

Le spectacle des rotatives la nuit

A Lausanne, les projeteurs héritent d’un agglomérat compliqué de bâtiments, adjoints à l’immeuble de la Feuille d’Avis au gré des extensions et comprenant notamment les éditions Skira et les ateliers de reliure Mayer & Soutter. Unifier cet ensemble disparate constitue l’un des enjeux du programme. Au-dessus d’un socle de trois étages semi-enterré, la tour s’élèvera sur douze niveaux pour une hauteur de 33 mètres. Alors que la tour accueille la rédaction et l’administration, la base renfermera l’imprimerie, derrière de grandes baies vitrées offrant de nuit le spectacle des rotatives en pleine action.

Le chantier connaît des délais très longs, en raison de négociations difficiles avec les propriétaires voisins, ainsi qu’avec les autorités communales, afin d’obtenir des dérogations en hauteur. C’est pourquoi plusieurs anciens bâtiments seront conservés, présentant un aspect hétéroclite dans une configuration de forte imbrication, et les imprimeries seront réalisées à Renens, également par Jean-Marc Lamunière, sur le même modèle constructif. La tour est inaugurée durant l’été 1964.

Une miniature new-yorkaise pour Lausanne

Sans que Jean-Marc Lamunière ne s’en cache, la conception du bâtiment s’inspire directement de l’architecte allemand, émigré aux Etats-Unis, Ludwig Mies van der Rohe. En 1922, le maître à penser posait déjà les principes de cette architecture en verre et métal. La tour ne tient que par quelques piliers en acier disposés en façade et sur un noyau en béton armé, contenant tous les locaux de services, ascenseurs et sanitaires. Ce système permet d’aménager l’étage selon ses besoins, soit en bureaux paysagers, soit divisé par des cloisons amovibles. Entièrement climatisée, l’atmosphère intérieure est régulée par une pellicule dorée intégrée dans les verres isolants, atténuant les rayons du soleil.

Bien que fondée sur des modèles new-yorkais, la tour des IRL possède des dimensions très modestes. Chaque niveau n’offre que 190 m2 de surface. La composition architecturale réussit par un jeu subtil des proportions à pallier cette exiguïté en donnant à la tour un effet d’effilement. Evidage de la base, irrégularité du nombre des travées, étroitesse des façades latérales et élongation du couronnement contribuent à fausser la perception. N’en déplaise à l’orgueil des Lausannois, la tour « miniaturise les icônes américaines en rapport avec la miniaturisation de la ville », selon les propres termes de Jean-Marc Lamunière.

A l’usage, le bâtiment révèle cependant quelques problèmes. En raison de ses dimensions étriquées, les toilettes se retrouvent singulièrement malcommodes et les escaliers de secours offrent une perspective particulièrement vertigineuse. Un seul bouton permet de commander la venue des deux ascenseurs, entraînant de longues attentes. Le calcul a été fait que ces attentes correspondaient à l’occupation d’une personne à plein temps pendant une année. Totalement hermétique, l’enveloppe rencontre à terme des problèmes d’isolation et d’équilibre des températures entre les différents côtés de la tour. L’absence de stores et de fenêtres ouvrantes rend toute compensation impossible.

Le bâtiment est entièrement rénové en 1998. Les façades présentent de graves problèmes d’étanchéité, le revêtement en aluminium est détérioré, les verres teintés ont perdu de leur efficacité pour le filtrage du rayonnement solaire. Il faut supprimer l’amiante abondamment utilisée en son temps et pallier l’absence de protections anti-feu.

En outre, il est prévu de modifier fortement l’aspect extérieur de l’édifice en basculant d’une structure de couleur noire à une modulation de couleur blanche et de remplacer les verres cuivrés par un vitrage bleu-gris. Ce projet suscite l’opposition du service des monuments historiques, soucieux d’un bâtiment qui a été jugé d’importance régionale lors du recensement architectural. On décide alors de solliciter l’opinion de l’auteur sur une telle atteinte à sa création, plus de 30 ans après sa conception. Contre toute attente, Jean-Marc Lamunière se déclare favorable à la transformation au motif que la tour se rapprocherait ainsi encore plus de son modèle, Mies van der Rohe, qui n’aurait pas adhéré au caractère chamarré de la version originale. Les conservateurs du patrimoine ne peuvent alors que s’incliner devant la bénédiction accordée par le maître et, pour des raisons administratives, doivent même dégrader le bâtiment dans l’échelle du classement architectural afin d’autoriser sa transformation. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Tours et gratte-ciel en Suisse romande, une série de photos de notreHistoire et de vidéos des Archives de la RTS

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Ne ratez aucun article.

Recevez les articles de L’Inédit en vous abonnant à notre newsletter.

Merci pour votre inscription!