L'Inédit

par notreHistoire


Paul de Tarse

Tournage de "Paul de Tarse", de Benjamin Romieux.

30 mars 1956, coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Nous terminons avec ce huitième article la série signée par Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, consacrée aux premières années de la Télévision en Suisse Romande. Dans ce texte, il rappelle l’importance du théâtre, offrant à la Télévision des pièces et des dramatiques pour son programme hebdomadaire. Au risque de susciter, parfois, des critiques sur les dangers qu’un théâtre d’avant-garde pouvait faire courir aux téléspectateurs… Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.

Dès 1959, le premier chef du Service Dramatique à la Télévision Suisse Romande, Jo Excoffier, met en place avec les réalisateurs une véritable politique de programmation, de création et de production de fictions en phase avec le développement du service scénique et la maîtrise des moyens techniques acquise par les réalisateurs, décorateurs, chef-opérateurs, cameramen, scriptes et autres techniciens.

Maurice Huelin, qui lui a succédé de 1962 à 1982, a énergiquement développé cette politique de création qui incarne l’effort culturel de la TSR pour faire connaître les grands auteurs de théâtre, stimuler l’émergence de nouveaux auteurs en Suisse romande et enrichir ses programmes de service public.

Ainsi, en septembre 1965, Huelin présente, dans un article du magazine Radio TV Je Vois Tout, le programme de l’automne 65 qui a fort belle allure avec cinq productions TSR, une coproduction avec les TV francophones et neuf productions achetées à ORTF – RTBF et Radio Canada :

Les « Spectacles d’un soir » de la saison

Maurice Helin présente le programme des téléthéâtres que vous pourrez suivre à la TV romande cet automne tous les dimanches soir :
27 septembreLe Pélican de Strindberg réalisé par Jean-Claude Diserens (TSR)
3 octobreHuis clos, de Jean-Paul Sartre réalisé par Michel Mitrani (ORTF)
10 octobreCatherine au paradis d’Yves Chatelain, spectacle enregistré en public à Bruxelles par RTBF
17 octobreLa dame de trèfle de Gabriel Arout avec Michel Auclair réalisé par Raymond Barrat (TSR)
24 octobreLe faiseur d’Honoré de Balzac avec Michel Bouquet (ORTF)
31 octobreSur la terre comme au ciel de Fritz Hochwalder (RTBF)
7 novembre – Le chien du jardinier de Lope de Vega réalisé par Paul Siegrist (TSR)
14 novembrePas d’amour de Hugo Betti adapté par Maurice Clavel (Radio Canada)
21 novembreLa main leste et les suites du premier lit d’EugèneLabiche (ORTF)
28 novembreL’amant d’Harold Pinter avec Paul Guers et Françoise Giret, réalisé par Jean-Jacques Lagrange (TSR)
5 décembreLa grande peur dans la montagne de C.F.Ramuz avec Philippe Clay . Une coproduction franco-belgo-canado-suisse réalisée par Pierre Cardinal (ORTF)
12 décembreLe harnais sur le dos de Luc André (RTBF)
19 décembreGavroche d’après Les Misérables de Victor Hugo (ORTF)
24 décembreLe royaume du paradis légende du Moyen Age adaptée par François Roulet -Réalisée par Roger Burckhardt (TSR)
31 décembre – Un spectacle gai enregistré à Paris avec une grande vedette comique française
Pour l’année prochaine, le Service Dramatique TSR va produire dans son studio plusieurs dramatiques originales :
Tout pour le mieux de Luigi Pirandello réalisé par Raymond Barrat
Le nid d’amour de Georges Bratschi réalisé par Michel Soutter
L’aquarium d’Aldo Nicolaï avec Philippe Mentha réalisé par Pierre Matteuzzi
Soirée Musset avec Mme Dussane de la Comédie française réalisée par Raymond Barrat
Malbrough s’en va-t-en guerre de Marcel Achard réalisé par Roger Burckhardt
La fin du commencement de O’Casey réalisée par Jean-Jacques Lagrange
Le bal des machines de Gérald Lucas réalisé par Roger Burckhardt
Le double de Friedrich Dürenmatt réalisé par Roger Gillioz
Un film original écrit et réalisé par Michel Soutter sur les bords du Léman et d’autres projets en cours de préparation par Claude Goretta, et Pierre Koralnik ainsi que deux contributions TSR à la série francophone d’après les romans de C.-F. Ramuz : Jean-Luc persécuté, réalisé par Claude Goretta et Le garçon savoyard, réalisé par Jean-Claude Diserens.

Ce programme copieux de réalisations originales est équilibré avec des pièces du répertoire classique, des comédies, des œuvres d’auteurs contemporains et des scénarios écrits pour la Télévision. Cette liste illustre le dynamisme du Service Dramatique de la TSR qui est maintenant sur orbite avec une maîtrise des moyens techniques à disposition. Maurice Huelin développe aussi les coproductions avec l’ORTF, RTBF et Radio-Canada. De 1962 à 1982, il produit plus de 200 émissions de fiction dont beaucoup sont des créations originales.

Sur le plateau de "L'aigle à deux têtes", de Jean Cocteau.

29 janvier 1958, coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

En 2004, pour le livre du 50e anniversaire de la TSR, Maurice Huelin porte un regard rétrospectif sur cette production :

« L’âge d’or des dramatiques – dans les années 1960-1970 – aura coïncidé avec l’avènement de réalisateurs d’exception et l’affirmation d’un langage spécifique de la fiction en studio, autre que celui de la narration cinématographique. Les pièces de théâtre ou les textes originaux étaient fouillés par une approche intime, quasi psychologique de la caméra. Comme un œil qui scrutait les âmes et les mots.

Sentiment donc d’un autre rythme, d’une aptitude nouvelle à recevoir en gros plan les émotions. En une sorte de huis-clos, comme la pièce du même nom de Sartre, réalisée par Michel Mitrani en un seul et unique plan obsessionnel.

C’est aussi parfois de plans-séquences d’une durée historique dont usait Claude Goretta pour cerner au plus près, sans rupture aucune, interprètes et répliques de Wesker ou de Marguerite Duras.

Le soutien mutuel d’un texte, plus fort que tout scénario à prétention faussement cinématographique, et d’une image discrète, mais irrésistiblement présente – la conjugaison du mot et de l’image ; tel était donc le secret des dramatiques où brillaient nos meilleurs réalisateurs.

Ainsi Pirandello révélé en ses vertiges psychologiques par Roger Burckhardt ou Raymond Barrat, mieux encore qu’à la scène. Et Pinter imposant le poids des mots et des silences dans L’Amant réalisé par Jean-Jacques Lagrange ou dans La Collection, pièce sur mesure pour Michel Soutter, ce maître du temps mort. Avec des acteurs usant de l’ambiguïté et du non-dit : Michel Lonsdale, Marcel Imhoff.

L’économie, la force du langage et la vérité du gros-plan caractérisaient la fiction sur le petit écran. Comme un signe précurseur d’une société allant à l’essentiel.

Mais jamais non plus l’image n’occultait le mot, ne réduisait sa force poétique, son pouvoir d’interrogation. Jusqu’à se fondre l’une l’autre lorsque le réalisateur était lui-même l’auteur du texte, tel ce Schubert qui décoiffe, oeuvre en demi-teinte de Michel Soutter, créateur qui nous manque à jamais, et qui ouvrait la voie de l’écriture télévisuelle.

Les dramatiques, trente ou quarante ans plus tard, ce sont des souvenirs en forme de coups de cœur, tous liés à cet équilibre entre la forme et le fond où se rejoignent auteurs et réalisateurs : le duo Haldas-Goretta transposant Tchekov, conteur selon leur coeur ; des écrivains suisses imaginant une dramaturgie du petit écran, Walter Weideli, Louis Gaulis ou Denise Gouverneur, laquelle offrait dans Levée d’écrou un rôle bouleversant à Lise Lachenal ; ou Fassbinder, auteur autant que cinéaste, dont Liberté à Brême était passée au scalpel par Raymond Vouillamoz, avec un trio d’interprètes exceptionnels : Catherine Sümi, Jacques Denis et Roger Jendly.

Des dizaines d’acteurs, hélas, ont disparu, l’incomparable François Simon et tant d’autres qui jalonnent ce long chemin de la fiction en studio, ainsi que trois de nos meilleurs réalisateurs, Michel Soutter, Roger Gillioz, Jean-Claude Diserens : ils auront laissé sur notre terre cette trace frémissante, unique où se réconciliaient le mot et l’image.« 

« Pour adultes seulement »!

L’effort d’apporter aux spectateurs romands des œuvres fortes dans des réalisations originales liant la forme et le fond décrit par Maurice Huelin n’a pas toujours été apprécié par certains milieux conservateurs qui lui reprochaient de présenter des « œuvres d’avant-garde » à réserver aux spécialistes et faisaient pression sur la Direction des programmes avec de nombreuses interventions publiques.

"La fleur à la bouche", de Luigi Pirandello, avec Jean Hort (à gauche) et Guy Tréjan.

17 février 1956, coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Par prudence, entre 1956 et début 1958, neuf émissions dramatiques ont été accompagnées, dans les programmes publiés par le magazine Radio Je Vois Tout, d’un avertissement : « Pour adultes seulement ».

Ce sont : La Lettre de Sommerset Maughan – La Parisienne d’Henri Becque – Gringalet de Paul Vanderberghe – L’homme au parapluie un polar de Dinner et Moore – Le bal du lieutenant Helt de Gabriel Arout – Le cyclone de Sommerset Maughan – L’équipage au complet de Robert Malet – La femme sans tête, pièce policière comique de Jean Guitton – L’aigle à deux têtes de Jean Cocteau.

Cette précaution des programmateurs sur des œuvres du répertoire théâtral classique tout sauf sulfureuses fait sourire aujourd’hui mais témoigne de la sensibilité d’une époque pas si lointaine.

"La foret pétrifiée", de Robert Sherwood, avec, de gauche à droite, Syla Martin, Paul-Henri Wild et André Pache.

14 avril 1961, coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Comme on l’a vu au début de cet article, Maurice Huelin a successivement diffusé dans la saison d’automne 1965 des œuvres majeures comme Le Pélican de Strindberg, Huis Clos de Jean-Paul Sartre, La dame de trèfle de Gabriel Arout, deux comédies de Labiche : La main leste et Les suites d’un premier lit et il avait programmé pour le 28 novembre L’Amant d’Harold Pinter, scénario original TV qui avait remporté le Prix Italia 1964 et que Pinter définit comme « l’histoire d’un couple heureux ». C’était d’ailleurs le Directeur général de la SSR, Marcel Bezençon, au retour du Prix Italia, qui avait transmis le scénario à René Schenker avec recommandation de le faire réaliser à la TSR !

Mais cette programmation éclectique et l’annonce de L’Amant, titre provocateur aux yeux de certains milieux, a déclenché de fortes pressions sur la TSR. Suite à ces pressions, René Schenker, directeur TSR a, dans un premier temps, retiré l’émission prévue au programme le 28 novembre et l’a remplacée par une dramatique qui venait d’être enregistrée et qui était une reprise en studio du spectacle de la Comédie de Genève: Tout pour le mieux de Luigi Pirandello dans une mise en scène de Raoul Guillet et une réalisation de Raymond Barrat.

L’Amant est diffusé trois mois plus tard, le 1er mars 1966 à 21h10, suivi d’un débat « récupérateur » entre Robert Kanters, critique dramatique parisien du magazine L’Express, Walter Weideli, auteur dramatique, François Tranchant journaliste et critique TV et Bernard Béguin, rédacteur en chef du Journal de Genève, présenté comme le spectateur « honnête homme ».

Réaction du Cartel Genevois d’Hygiène Social et Morale

Le magazine Radio TV Je Vois Tout présentait l’émission en précisant que « L’Amant n’est donc ni un vaudeville, ni une pièce d’avant-garde, mais une sorte de ballet parlé où les jeux de l’amour révèlent un couple franc, intelligent et heureux de vivre dans un perpétuel bain de tendresse ».

"Le monte-plat", d'Harold Pinter avec Pierre Debauche (à gauche) et Bernard Fresson.

7 juin 1963, photo Jaques Margot, coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Mais dans la colonne du programme TV du 1er mars, un avertissement précisait à propos du débat : « Le théâtre d’Harold Pinter est considéré par certains comme un théâtre d’avant-garde. Plus simplement, on pourrait dire que les œuvres d’Harold Pinter sont jeunes d’inspiration. Leur franchise, leur morale, leur façon de considérer la vie et l’amour peuvent, dans une certaine mesure, surprendre les spectateurs non avertis. Qu’en pense la critique ? Voilà le sujet de cet entretien qui fait suite à l’émission. On parlera un peu de morale, on comparera la mise en scène et le jeu des acteurs à celui des comédiens qui tiennent les mêmes rôles à Paris. Et on comprendra bien vite que ce débat est aussi une affaire de générations : les moins de 40 ans admettent fort bien « L’Amant » et l’aiment, parce que cette pièce, en dépit des apparences, est d’une logique très plaisante et qu’elle est un téléthéâtre très télévisuel ».

Françoise Giret et Paul Guers. (Photo parue dans "Radio Je Vois Tout" pour annoncer "L'Amant" d'Harold Pinter.

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Que de précautions oratoires… qui n’empêchent pas, après la diffusion de L’Amant, la réaction très vive du Cartel Genevois d’Hygiène Sociale et Morale qui publie dans la presse un communiqué très critique envers la TSR et qui dit :

Dans sa séance du mois de mars 1966, le Cartel Genevois d’Hygiène Sociale et Morale, qui émane d’une soixantaine d’organisations et de groupements genevois, a approuvé à l’unanimité les remarques qui suivent:

A deux reprises, au début de cette année, la Télévision romande a offert en soirée des pièces de théâtre dont l’inspiration était de nature principalement érotique. ( Réd. : Il s’agit de La Dame de Trèfle de Gabriel Arout et de L’Amant d’ Harold Pinter).

Le responsable de cette programmation a pris la précaution de la faire précéder d’un avertissement de la présentatrice. Pour plus de prudence encore, la Télévision Romande organisait au studio même, après la deuxième émission, une sorte de « forum ». Etaient invités à ce débat trois spécialistes de l’art dramatique et un journaliste qui fut qualifié de représentant de « l’honnête homme ». Ce journaliste, honnête homme, a fort bien exprimé, au cours de ce forum, le malaise qu’ont ressenti de nombreux concessionnaires en face de cette expérience indiscutablement « discutable ».

La Télévision Romande aurait été mieux inspirée en faisant juger son initiative par un « jury » plus représentatif de la grande masse des téléspectateurs, dont beaucoup n’ont nulle envie d’être transformés en « télévoyeurs » pour reprendre une expression lancée dans ce débat. Il nous faut aujourd’hui poser publiquement une question. Ce genre d’émission dramatique expérimentale est-il vraiment compatible avec le statut de la Télévision Romande ? Question d’appréciation, sans doute. Nous souhaitons qu’elle soit vraiment posée aux responsables de la TV, par des délégués des spectateurs romands, à la prochaine séance pleinière de la commission des programmes.

La Télévision Romande n’a pas à se prêter à des essais audacieux et discutables de spécialistes de l’art dramatique. Elle doit respecter les règles morales fondamentales de son statut. Il faut qu’à l’avenir, elle tienne compte des observations pertinentes et judicieuses faites avec bon sens par le journaliste qui représentait les « honnêtes gens » dans ce singulier « forum » du 1er mars 1966.

L’observation « pertinente et de bon sens » relevée dans le communiqué se référait à la remarque de Bernard Beguin, au cours du débat, disant qu’il avait eu l’impression de « regarder l’action par le trou d’une serrure» !

Après la diffusion de ce communiqué, les journalistes François Tranchant, dans La Feuille d’Avis de Lausanne et Freddy Landry dans La Feuille d’Avis de Neuchâtel se sont inquiétés de « cet ordre moral qu’on veut imposer à la TSR ».

Cette anecdote nous fait mesurer combien, à ses débuts, l’arrivée des images de télévision dans les foyers bouleversait les habitudes et conventions sociales aussi bien avec les émissions de fiction qu’avec les reportages documentaires. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

L’âge d’or des dramatiques en images

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Ma Palaj, le jeune éléphant des Knie

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Alors qu’en terrasse l’apéro se termine, un petit éléphant descend les marches du café des Chemins de fer, à Fribourg, caressé par la fille du patron Marcel Cotting. Non, les consommateurs qui assistent à la scène n’ont pas forcé sur l’absinthe, encore interdite, ni fumé de la drôle d’herbe, pas encore à la mode. On est le 26 septembre 1957 et le cirque Knie donne son spectacle aux Grand-Places. Le cornac Josef Hack, venu donner le bonjour à Marcel, a emmené son jeune protégé.

Il s’appelle Ma Palaj et va sur ses trois ans, autant qu’on le sache. Dans son Asie natale, les registres d’état-civil manquent de rigueur, au moins pour les éléphants. Les Knie viennent d’acheter ce jeune spécimen à un marchand d’animaux exotiques. Est-ce à Romanshorn chez Künzler ou en Allemagne chez Ruhe ? On ne le saura pas. Ma Palaj va rester sept ans sous le chapiteau suisse, gagnera en 1966 le zoo de Hanovre et vivra de 1971 à sa mort, en 1998, à celui de Gelsenkirchen. Voilà pour sa biographie.

Les archives Knie, qui semblent aussi bien tenues pour les hommes que pour les bêtes, nous apprennent encore que Josef Hack est un spécialiste des éléphants, qu’il a soignés, conduits et dressés des années durant chez Knie. Ces pachydermes font la gloire de Rolf Knie Sr, qui dirige le cirque avec son frère Freddy, dresseur de chevaux. Cela tombe bien pour les Hack, dont la fille Erna, justement, est écuyère. Elle se produit avec la famille propriétaire dans un numéro de haute école. Mais cela, nous le savions déjà par le canal du Père Claude.

Ce religieux franciscain est missionnaire en Rhodésie du Nord sous mandat britannique. Pour l’état-civil suisse, il se nomme Pierre-Baptiste Cotting : c’est le frère aîné du tenancier des Chemins de fer. Bon vivant, joyeux drille, aussi truculent que Marcel, le Père Claude maîtrise cinq ou six langues plus quelques dialectes d’Afrique australe, sans oublier son parler bolze natal. Il a publié en 1977 un petit recueil de souvenirs débordant d’aventures picaresques, mais rempli de tendresse humaine. On en retient la figure d’un type débrouillard et chaleureux, qui avait besoin de grands espaces pour donner sa mesure, mais d’une modestie toute franciscaine – pas frimeur pour un sou.  

Ma Palaj s'apprête à monter en ascenseur au sommet de la Tour Bel-Air, à Lausanne.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Or, un jour, passant par Cape Town en Afrique du Sud, il se rend au cirque, admire le numéro de dressage d’Erna Hack et va féliciter l’artiste. Il prend un verre dans la roulotte familiale, apprend qu’un prochain contrat va lier père et fille au Cirque Knie. Formidable, quand vous ferez halte à Fribourg allez voir mon frère Marcel au café des Chemins de fer. C’est promis, Father ! Quand le cirque national, le 25 septembre 1959, plante son chapiteau sur les Grand’Places, les Hack feront connaissance avec les Cotting à l’issue du spectacle. Et le lendemain, peinard, le papa cornac va se pointer aux Chemins de fer pour l’apéro. Le Père Claude, toujours en Afrique orientale, est en quelque sorte représenté par l’éléphant. Beaucoup plus jeune que lui, certes, mais plus imposant : près d’une demi-tonne.

Agile, pourtant ! Non seulement il descend les marches, mais il prend l’ascenseur : une publication promotionnelle des Knie le montre en 1960, à Lausanne, embarquer dans la cabine de la tour Bel-Air. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Sous le grand chapiteau, une série de vidéos des Archives de la RTS sur le cirque Knie, dont le dressage des éléphants par Rolf Knie Sr.

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Grand Combin, 4314 mètres

Grand Combin, 4314 mètres.

Photo prise à Pâques 1984, coll. M. M. Demont/notreHistoire.ch

Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte du guide de montagne Marcel Maurice Demont, qui relate le drame survenu lors d’une course au Grand Combin (4314 m.), les 19 et 20 août 1976.

Est-ce la forme de cette montagne, sa couleur au crépuscule, le mystère qui s’en dégage, lorsque par le jeu des brumes et de la lumière elle paraît flotter au-dessus de la Terre, qui provoquèrent chez mon client l’envie de la gravir?

C’est à cela que je songe alors que, en cette matinée d’un bel été chaud, je précède mon client, Monsieur Jadin, de Profondeville, Belgique, sur le chemin du refuge.

Nous sommes encore bien loin de la rustique cabane de pierre, Valsorey, 3037 mètres d’altitude, mais déjà nous percevons l’odeur familière d’un bon feu de bois. Au bonheur espéré d’une longue soirée à deux se substituera la joie d’une rencontre imprévue.

Ayant atteint le refuge, nous nous y installons et faisons connaissance avec ses occupants: Jean, un guide, simple et chaleureux, ses clients, des citadins conviviaux à l’humour pétillant qui étonnent par leur vitalité, et un aspirant guide.

Un des protégés de Jean sort de son sac à dos une boîte en carton dont il extrait une paire de crampons flambants neufs démunis de lanières de fixations. Il se débrouillera avec les quelques mètres de cordelette que je lui fournis en dépannage.

Notre projet est la traversée du Grand Combin par l’arête du Meitin, et descente sur Panossière par le Mur de la Côte. Celui de Jean est la face sud du Grand Combin.

Dans la soirée et dans la nuit, la neige tombe à gros flocons. Plus de vingt fois, déjà, j’ai guidé cette ascension dans des conditions difficiles, et ne vois pas de raison de briser le rêve de mon client. Jean, mon collègue, préconise une voie de la face sud.

A deux heures du matin, alors que nous faisons le point sur la terrasse empierrée du haut refuge, les chaudes pantoufles de cabane enfouies dans la neige tombante, Jean se fait convaincant.

Ambition de réaliser une voie que je n’ai pas encore parcourue? Désir de prolonger de quelques heures une relation amicale naissante? Instant de faiblesse dans la nuit sévère à peine égratignée fugitivement par le faisceau de nos lampes frontales? Sous le col du Meitin, à l’endroit où nos routes normalement se séparent, j’accepte la proposition de Jean: son chemin devient notre chemin.

Alors que l’été touche à sa fin, la montagne est à nu, réduite à un squelette de rocs décharnés et de glace noirâtre. Ce jour-là, cette carcasse est masquée par une épaisse couverture de neige fraîche qui glissera de ses épaules au premier coup de chaleur.

La voie que nous empruntons est faite d’une succession de dalles redressées, encombrées de neige, et reliées entre elles par de petits murs verglacés. Ici et là nous gravissons quelques couloirs pentus à la roche pourrie. Les membres de chaque cordée grimpent simultanément, à corde raccourcie et tendue, sans aucun point d’assurage, ni relais. La progression requiert de la vigilance, de l’équilibre, de la confiance en son compagnon et en ses propres possibilités.

Les crampons, griffes d’acier chaussées par les grimpeurs, perforant la neige molle, trouvent un appui sur la glace qu’ils raient, sur un rebord de rocher, dans une fissure.

La corde pour sceller les destins

La corde est la matérialisation du contrat moral conclu entre le client et son guide, le moyen de communication. Ses ondulations véhiculent du bas vers le haut des messages d’hésitation, de doute, d’occasionnelle faiblesse; du haut vers le bas, de confiance, d’encouragement, de force rassurante. Ce lien robuste, lorsqu’il est privé de tout point d’amarrage autre que le corps des alpinistes, scelle inéluctablement leurs destins d’hommes, vainqueurs ou vaincus.

Le jour se lève alors que, empruntant une sorte de chenal verglacé, voie naturelle vers la vallée encore plongée dans l’ombre, un torrent de neige provenant du haut de la face atteint nos deux cordées, les balaie furieusement. Chanceux, je résiste à la violente poussée de la masse neigeuse, force à laquelle s’ajoute la tension de la corde à l’extrémité de laquelle est accroché mon client.

Jean et ses compagnons de cordée sont précipités dans le vide.

Au moment du déclenchement de l’avalanche, la cordée de Jean précédait la mienne de quelques mètres et était légèrement décalée sur ma droite.

Très nettement, je vois les corps de mes camarades glisser, taper et rebondir, je saisis au vol l’expression de leurs visages, enregistre leurs attitudes – lutte ultime de l’un, résignation des autres -, distingue un appel aussi, déchirant:  » Faites… ! « 

Réflexe dérisoire : je tends un bras pour agripper la corde qui, à toute allure, défile à proximité, puis replie mon bras impuissant, referme ma main vide.

La clameur s’apaise, un lourd silence s’installe sur la montagne.

Nous entreprenons immédiatement la difficile désescalade de la face. Alors que nous suivons les traces de nos compagnons tombés, monte en nous le sentiment fort d’accomplir un rituel riche en valeurs acceptées.

Il nous fallut presque deux heures pour atteindre l’endroit où gisaient les victimes. Beaucoup de temps s’écoula encore, passé aux côtés de l’unique survivant à tenter de soulager ses atroces douleurs, dans l’attente des secours.

En fin de compte, du lieu où reposaient les victimes au lieu de leur prise en charge par hélicoptère, nous dûmes – faute de sauveteurs disponibles – assurer seuls le transport des corps martyrisés par leur chute d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres.

Ces événements modifièrent durablement quelque chose en moi.

Douze ans s’écoulèrent. Un jour, dans le chaud refuge de pierre et de bois, je me retrouvai face à face avec l’unique survivant de cette terrible chute. Son visage maigre, balafré, s’éclaira, lorsque dans un sourire il me dit : « Demain, Grand Combin! » ■

Par égard pour les proches des victimes, les identités ne sont pas révélées.

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Lausanne, buanderie-piscine Haldimand vers 1910-1920

Le grand bassin, joyau des bains-buanderie Haldimand, à Lausanne.

Années 1910-1920, photographe anonyme, coll. Musée historique de Lausanne/notreHistoire.ch

Va-t-on pouvoir bientôt à nouveau nager dans des bassins municipaux alors que le déconfinement lié à la crise du coronavirus s’étale dans le temps ? Privés de bassins, les nageurs patientent. Et si, pour accompagner leur attente, nous nous tournions vers les anciens bains Haldimand? Une institution à Lausanne qui offrait de nager, bien sûr, mais aussi de faire sa lessive.

Les premiers bains-buanderie publics de Lausanne sont créés en 1852 par décision des autorités, lesquelles octroient une concession au banquier et philanthrope William Haldimand. En échange de la mise à disposition du terrain et de l’eau, ce dernier fait construire, à ses frais, cet établissement situé dans un premier temps près de l’actuelle place de la Riponne. Destinés « à l’usage de la classe indigente », les bains s’ouvrent le 8 mai 1854.

Comme prévu par la concession, ils deviennent propriété de la ville en 1874. La construction du Palais de Rumine pour l’Université de Lausanne nécessite cependant leur déplacement. C’est ainsi qu’un nouveau site de bains-buanderie est édifié à la rue de l’Industrie 1, entre la place du Nord et celle du Vallon, dans un quartier industriel un peu excentré et habité surtout par la classe ouvrière et des couches défavorisées de la population du chef-lieu.

Au premier plan,les bains-buanderie Haldimand, on distingue en arrière-plan les casernes ouvrières de la rue du Vallon, construites en 1872.

Coll. C. Gribi/notreHistoire.ch

Egalité à rude épreuve

Ouvert le 21 novembre 1893 sur fond de catelles de faïence bleue, le nouveau complexe permet lui aussi à un pan important de la population de bénéficier d’un espace pour faire la lessive, se laver, se baigner. « C’est ici que la première piscine couverte de Lausanne fut érigée », atteste Diana Le Dinh, historienne et conservatrice des collections photographiques du Musée Historique Lausanne, qui détient quelques rares images de l’intérieur de la piscine Haldimand datant du début du XXe siècle.

Outre les habitants du quartier, les écoliers du secondaire, puis les écolières dans un second temps – mais des années plus tard – viennent apprendre les rudiments de la natation. Mais comme la mixité n’est pas encore admise, femmes et hommes s’y rendent à des heures bien distinctes. Le règlement est strict et tout à fait discriminatoire : les femmes n’y ont accès que le lundi matin et le jeudi après-midi, les hommes tous les autres jours. Sur la photographie publiée sur notreHistoire.ch, seuls quelques garçons, certains aux allures de nymphes, batifolent dans l’eau avec des anneaux. A gauche et à droite du bassin, on repère les cabines pour se changer.  

Le journaliste lausannois Louis Polla décrypte, dans un article publié en juillet 1988 dans 24 Heures, l’aura de cette piscine : « On la considérait comme une vedette, une carte de visite du Lausanne d’avant-garde ». Et sur les publicités de l’époque, on ne manquait pas d’adjectifs pour dépeindre cette merveille : « Sitôt que l’on franchit le seuil, on est séduit par la limpidité de l’eau, l’arrangement des cabines, l’atmosphère de confort », indique un prospectus conservé aux Archives de la Ville de Lausanne, dont Jean-Jacques Eggler, archiviste adjoint, a fait part à L’Inédit.

Une eau à 27 degrés !

« L’œuvre de William Haldimand (1784-1862), à qui l’on doit aussi la fondation de l’Asile des Aveugles et d’autres lieux d’utilité publique, a marqué plusieurs générations de Lausannoises et Lausannois », nous confirme-t-il. Car oui, on venait facilement laver son linge et les moyens mis en place étaient conséquents ! Jugez plutôt : 68 places de laveuses, 24 chambres de bain, des douches simples, des cabines baignoires, des vestiaires. A cela s’ajoutait le joyau de l’édifice : un bassin en ciment de 15,8 mètres de long sur 9 de large (contre 25 m. de long et 9 m. de large aujourd’hui), avec un mètre de profondeur à l’entrée du bassin et 3 m. à l’extrémité opposée. Pour nager : 200’000 litres d’eau chauffée à 27 degrés !

Le photographe belge Robert Huysecom s’est amusé, dans son livre sur les lavoirs de la région lémanique, à relater les prix pratiqués dès l’ouverture des deuxièmes bains Haldimand en 1894 : 18 cts de l’heure pour profiter de l’essoreuse et des séchoirs à vapeur. Pour les douches et l’entrée de la piscine : 15 cts les 60 minutes… et 30 cts avec linge. Et pour le même service, le tarif était de 50 cts le soir.  « Les cris et les rires faisaient un écho infernal dans ce bâtiment », se souviennent des internautes sur notreHistoire.ch (pour lire leurs commentaires, cliquez ici).

« L’été au lac et l’hiver à la piscine Haldimand », résume encore joliment un ancien habitué des lieux. Beaucoup d’entre eux regrettent d’ailleurs généralement la disparition de cet établissement exploité jusqu’en 1971, avant d’être rasé en 1975. Il va sans dire que depuis la Seconde Guerre mondiale, sa gestion était devenue compliquée, notamment en raison de la baisse des recettes de la buanderie et des douches. La piscine couverte, quant à elle, subsista avec l’inauguration le 10 janvier 1972 de la piscine de Mon-Repos.

Sas de désinfection

Pour rassurer la population sur la propreté à toutes épreuves des bains-buanderie Haldimand, les ingénieurs les avaient dotés d’une étuve de désinfection surveillée par une commission de salubrité et par le personnel de la piscine. Tandis que l’on rêve d’une réouverture des bassins publics en Suisse d’ici l’été, les communes doivent dès aujourd’hui redoubler d’efforts – en termes de sécurité sanitaire – pour trouver une parade pour éviter que le Covid-19 ne surprenne nageuses et nageurs dans leur bain. Le chlore et l’Eau de Javel n’y suffiront peut-être pas, quand bien même des scientifiques estiment que le coronavirus n’aime pas trop l’eau. Les responsables des piscines communales vont donc devoir gérer à l’avenir promiscuité, renouvellement de l’air, qualité de l’eau et désinfection des surfaces et revêtements des piscines. Un gros travail en perspective ! ■

Sources

(1) Archives photographiques du Musée Histoire Lausanne
(2) Archives de la Ville de Lausanne, Service des bibliothèques et des archives
(3) Article de 24 Heures, publié le 7 juillet 1988

A consulter également sur notreHistoire.ch

Au bord de la piscine, un série de vidéos des Archives de la RTS

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