Le brouhaha m’enivre. Du haut de mes huit ans, ce vendredi soir, je suis toute excitée d’être de sortie avec mes parents et mes deux grandes sœurs. Nous avons fait 45 minutes de route depuis notre village neuchâtelois. La salle de la Grenette, à Fribourg, est pleine à craquer – de monde, de fumée et d’espoir. Je choisis mes cartons avec soin: ceux qui comportent les dates de naissance des membres de ma famille.
Munis de sandwichs pour nous ravitailler en cours
de soirée, nous nous asseyons à l’une des longues tablées. Pour couvrir les
numéros, il y a mille petits carrés rouges translucides, tels des paillettes,
que je prends plaisir à faire couler entre mes doigts. Les jetons ronds de
toutes les couleurs, cerclés de métal, attisent eux aussi ma convoitise. Ils me font penser à des
bijoux ou des bonbons. J’envie les participants qui les ramassent en un geste,
équipés d’une poignée aimantée en plastique d’une couleur assortie. Sur les
tables trônent des gris-gris en tout genres, petites peluches, breloques ou
pendules déposés là pour s’attirer la chance.
Rituels à foison
«Treize !», annonce le crieur depuis l’estrade, puis aussitôt «Thérèèèèèse !», petit jeu de mot rituel dont il ne se lasse pas. Puis «Dix !…Deux fois cinq !», ou encore «Un !…Tout seul !». Et dans les soirées bilingues: «Quarante-huit… Achtundvierzig !», ce qui a l’avantage de m’initier avant l’heure au comptage dans la langue de Goethe. De temps en temps, le crieur égrène ses numéros d’une façon chantante, comme pour rompre la monotonie de sa litanie. Et il y a bien sûr les «Coup d’sac !» régulièrement réclamés par les impatients et les joueurs bredouilles.
La concentration règne dans toutes les rangées. Ce n’est que lors des pauses entre deux tours que les participants se remettent à bavarder et plaisanter avec les voisins. Certains ont devant eux une bonne douzaine de cartes, et je me demande bien comment ils font, surtout les dames âgées, pour avoir le temps de toutes les parcourir à chaque criée. J’en soupçonne de connaître leurs numéros par cœur. Moi, comme gamine, je dois être au taquet pour scruter l’ensemble de mes chiffres. J’essaye des tactiques diverses: mes yeux balayent ligne après ligne, puis colonne après colonne.
Plus qu’une case vide avant le carton – mon cœur bat la chamade. Les paniers garnis, très peu pour moi, de même que les bouteilles de vin. Je lorgne plutôt sur les lots en espèces. Deux cent francs… je m’imagine déjà en leur possession, palpant les billets. «Trente-neuf… trente-neuf… trente-neuf…», grommelle ma voisine entre chaque annonce de numéro, comme si la force de ses incantations pouvait influencer le tirage. «Cartooooon !», hurle une participante. S’ensuit une clameur générale dans la salle, mélange de félicitations et de râles de déception. Il faut voir le visage exultant de la gagnante, ses yeux brillants, remplis de fierté comme si elle venait de remporter une victoire en réalisant un exploit.
Emotions et symboles
Les tours s’enchaînent et ma capacité de concentration baisse au fur et à mesure. Il se fait tard. Je me réjouis du trajet de retour. Sur le siège arrière de la voiture, je me réconforterai en humant notre gain – le jambon fumé qui sent rudement bon – et je m’endormirai par intermittence, bercée par le ronron du moteur. Ici j’ai chaud, la fumée me prend à la gorge et j’ai mal à la tête. Les gens m’exaspèrent avec leur façon de prendre tout ça tellement à cœur. Le brouhaha me lasse.
C’était dans les années 1980. Les matches au loto
étaient alors en vogue. Organiser de tels événements permettait aux
associations locales de remplir leurs caisses. Cette exaltation des
participants, l’ethnologue Thierry
Wendling la trouve lui aussi déconcertante et fascinante à
la fois, comme il le relève dans une étude sur le sujet. En tant que joueur
d’échecs, il comprend que l’on puisse rester assis des heures pour pratiquer
une activité stimulante. Mais pour écouter les mêmes mots et répéter les mêmes
gestes si mécaniquement, à attendre quelque gain somme toute modeste ? Et
pourtant, le loto est très répandu à travers les pays du monde, où il est nommé
de manières fort diverses comme tombola, quine, bingo ou
encore rifle. Du reste, cette pratique requiert
quelques capacités non dénuées d’intérêt pour les seniors: concentration,
mémoire et dextérité manuelle. Ce qui frappe aussi, c’est cette alternance de
silence et de vacarme. Ainsi que ce paradoxe: le caractère très individuel de
ce jeu, qui s’inscrit pourtant dans un cadre et un rythme éminemment
collectifs.
Aujourd’hui je me me remémore ces soirées avec un sourire condescendant, les jugeant bien désuètes. Il m’en est resté toutefois un je-ne- sais-quoi, une nostalgie esthétique pour le matériel, peut-être – mêlée à mon éternel goût pour les jeux de toutes sortes. Dans mon logis parsemé de trouvailles de brocante, on voit ça et là d’intrigantes boîtes de lotos anciens. Leurs bords sont élimés et leur contenu m’émeut. Ces cartes aux coloris pastels, ces nombres aux typographies variées, et ces jetons en bois sculptés que je me plais de temps en temps à brasser, aligner, observer. Puis je les range sur l’étagère, bien calés à côté des échiquiers et des souvenirs rêveurs. ■
Depuis l’installation de la Société des Nations à Genève en 1920, un rituel s’est mis en place, celui des Assemblées annuelles de la nouvelle organisation internationale. A la fin de l’été, se dirigeaient sur les bords du Léman des Hommes d’Etat, des Ministres, les chefs de délégation des Etats membres, les représentants d’organisations non-gouvernementales, des délégués de minorités nationales et des peuples soumis aux Puissances coloniales ainsi que des défenseurs des droits politiques, sociaux, culturels, sans oublier de très nombreux correspondants de la presse internationale et progressivement des médias audiovisuels. Genève est rapidement devenue une sorte de Capitale mondiale, mais surtout une Capitale de la Paix.
De très nombreux discours étaient prononcés, souvent d’une
grande éloquence. Un des orateurs qui a marqué la mémoire, surtout par ses
élans rhétoriques en faveur de la paix, prononcés devant l’Assemblée de la
Société des Nations ou dans des séances de commission, c’est bien Aristide Briand.
Personnalité politique de premier plan en France, il a dirigé plusieurs gouvernements en tant que Président du Conseil, mais surtout il a dirigé la diplomatie française de façon presque continue entre 1921 et à quelques mois de sa mort en 1932. C’est à ce titre qu’il est le Délégué de la France à la SdN. Il s’est fait remarquer par son action en vue d’un rapprochement et d’une réconciliation avec l’Allemagne de la République de Weimar; action qui a conduit aux Accords de Locarno en octobre 1925 et qui prélude à l’entrée de l’Allemagne à la SdN et par conséquent au renforcement de cette organisation. Cette période des années 1920 connaît un développement intense de la coopération internationale dans tous les domaines.
Un pèlerin de la Paix
Grâce à son éloquence, Aristide Briand a été un promoteur talentueux de cette politique de Paix : il était qualifié de « pèlerin de la Paix ». Il a été l’artisan d’une alliance avec les Etats-Unis, absents de la Société des Nations, bien que c’est leur Président Wilson qui en avait été un des principaux instigateurs en 1919 ; à défaut d’une alliance franco-américaine, l’initiative de Briand a abouti à la signature en 1928 d’un Pacte à portée universelle, le Pacte Briand-Kelloggde renonciation à la guerre, approuvé par la quasi-totalité des Etats du monde, y compris l’URSS, qui ne faisait pas encore partie de la SdN. En septembre 1928, l’Assemblée de la SdN adopte dans la foulée L’acte général pour le règlement pacifique des conflits internationauxque tous les Etats sont invités à approuver.
Dans ce contexte de paix universelle, l’Assemblée de
septembre 1929 peut être considérée comme l’apogée du pacifisme. Réunis pour
célébrer le 10e anniversaire de la SdN, les délégués des Etats
présents, y compris les journalistes et les experts, dressent avec un
enthousiasme éloquent l’œuvre de paix mise en œuvre sous l’égide de la Société.
Il est intéressant de noter qu’à quelques semaines du grand
krach boursier qui ébranlera le monde à partir de l’automne 1929, les hommes
d’Etat et les diplomates sont portés à se féliciter de l’incontestable
amélioration politique et économique de l’Europe. Le délégué belge déclare
solennellement : « on sent l’approche d’une époque nouvelle et
l’éveil d’un esprit nouveau ».
La quasi-totalité des discours célèbre ce que l’on a appelé « L’Esprit de Genève ». En quoi consiste-t-il ? Il s’agit de la conviction que tous les problèmes qui affectent la vie des peuples et leurs relations extérieures peuvent être résolus par la concertation et la coopération internationale.
Dans ce climat de paix universelle, Briand et ses collègues peuvent se féliciter en septembre 1929, et à juste titre, des progrès accomplis dans la coopération politique pour constater a contrario que dans le domaine économique, de grandes discordes sont apparues, des politiques protectionnistes exacerbent les rivalités entre les nations. Certes, une grande conférence économique internationale qui s’était tenue à Genève en 1927 avait déjà dénoncé les dangers qui résulteraient du maintien et du renforcement de politiques économiques strictement nationales. Or, en 1929, on constate avec inquiétude que les Etats n’ont pratiquement pas pris au sérieux les avertissements de la conférence, ni souscrit aux mesures préconisées.
Vers les Etats-Unis d’Europe
C’est dans ce contexte qu’Aristide Briand va parler, le 5 septembre 1929, de la nécessité de faire régner la paix économique. L’établissement de cette dernière, reconnaît-il, ne saurait résulter du seul travail des techniciens de l’économie. « C’est à la condition de se saisir eux-mêmes du problème et de l’envisager d’un point de vue politique que les gouvernements parviendront à le résoudre. S’il demeure sur le plan technique, on verra tous les intérêts particuliers se dresser, se coaliser, s’opposer : il n’y aura pas de solution générale ».
Briand se rend bien compte de l’ampleur de la tâche au
niveau mondial, du fait notamment de l’absence des Etats-Unis et de l’URSS de
la grande plateforme diplomatique genevoise.
C’est la raison pour laquelle le Ministre français des
Affaires étrangères dans son fameux discours du 5 septembre 1929, propose
d’entreprendre quelque chose de concret au niveau européen, cela d’autant plus
que la grande majorité de ses interlocuteurs sont des délégués des Etats
européens.
A l’instar de nombreux autres hommes d’Etat européens, sensibilisés à l’idée d’union européenne, le Chef de la diplomatie française s’est convaincu de la nécessité de donner un début de réalisation à la constitution de ce que plusieurs publicistes de l’époque appellent de leurs vœux : les Etats-Unis d’Europe.
Après avoir exprimé la réticence qu’il éprouvait en tant qu’Homme d’Etat à se lancer dans une pareille aventure que celle d’une Union européenne, Briand estime « qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. C’est ce lien que je voudrais établir ».
C’est bien à la suite de cette proposition que les délégués européens à la SdN, réunis le 9 septembre à l’Hôtel des Bergues, résidence de la délégation française, vont charger Aristide Briand de préparer un Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. Ce document préparé par le Quai d’Orsay, daté du 1er mai 1930, sera remis à tous les Etats européens, qui sont appelés à se prononcer sur ce projet que l’histoire a retenu sous le vocable de Plan Briand d’union européenne.
La crise économique qui ravage le monde à partir de 1930 ne
va pas permettre la mise sur pied de l’ambitieux projet confié à une commission
de la SdN. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale et devant l’urgence de
reconstruire l’Europe qu’une nouvelle commission d’étude pour l’Union
européenne entreprendra sur des bases nouvelles la mise en œuvre d’une Union
européenne ; celle-ci se concrétisera dans des institutions européennes
qui vont se développer dès 1948 et se transformer jusqu’à nos jours.
C’est une autre dimension qu’aborde Aristide Briand, dans son discours du 7 septembre 1929 (pour écouter un extrait de ce discours, cliquez ci-dessous).
Ici, il s’agit d’une vaste question à l’ordre du jour depuis la fin du premier conflit mondial, celle du désarmement.
En effet, si dans le Traité de Versailles de 1919,
l’Allemagne avait été condamnée à un désarmement presque total, il était
convenu qu’une fois la Paix assurée les autres Etats devraient procéder à une
réduction de leurs propres armements.
Or, les commissions, chargées d’étudier cette question sensible qui touche à la sécurité des Nations, ont traîné les pieds. Dès 1925, un projet d’une conférence générale portant sur la réduction des armements a été formulé : plusieurs réunions d’experts se sont tenues à Genève et leurs travaux ont été abordés lors des Assemblées de la SdN. C’est ainsi que Briand évoque, le 7 septembre 1929, dans cet enthousiasme déjà évoqué de consolider la Paix générale entre les Nations, la nécessité de procéder à un accord international sur le désarmement. Il invite ainsi ses collègues à accélérer les travaux de la commission préparatoire d’une Conférence sur la réduction des armements. Après bien des obstacles, finalement la conférence est convoquée à Genève en 1932. Mais en 1932, l’approfondissement de la crise économique mondiale et l’augmentation de l’insécurité ralentissent les travaux. Après bien des compromis entre les représentants des Etats sur le niveau de leur propre réduction des armements et l’augmentation des armements concédée à l’Allemagne, au nom de l’égalité entre les forces disponibles pour la propre sécurité des Etats, un accord est enfin conclu. Mais, entre-temps, l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’Adolf Hitler, en janvier 1933, change complètement la donne. En effet, Hitler reproche l’inégalité de traitement entre les Etats, puisque le délai accordé à l’Allemagne pour élever son niveau d’armement par rapport à la France et à l’Angleterre, lui sert de prétexte pour annoncer avec fracas la sortie du Reich allemand de la SdN.
La Paix par le Droit
A partir de ce moment, la SdN entre dans un engrenage de
nouvelles tensions internationales et de conflits (Mandchourie, Ethiopie,
Espagne…) qui la prive de sa vocation de garante de la paix par la sécurité
collective. Son crédit est en chute libre et L’Esprit de Genève s’est étiolé au
profit d’attitudes cyniques et lâches par rapport au respect des traités et des
engagements pris au sein de la Société des Nations.
C’est la raison pour laquelle le discours de Briand du 7
septembre 1929 sur le désarmement n’a pas eu le retentissement historique qu’il
aurait mérité, contrairement à ses ambitieuses propositions d’union européenne.
Par ses discours à Genève, Briand a incarné un magistère moral dans une perspective universaliste d’un monde de paix. Il a espéré par son verbe, par un charisme reconnu, qu’il pourrait contribuer à créer une humanité nouvelle sur le principe de la Paix par le Droit. Sans doute, cet Homme d’Etat français, cet apôtre de la Paix, si bien caricaturé, a-t-il incarné la mission universelle que la France s’était donnée :la Paix par le Droit, la civilisation et la philosophie des Lumières. ■
De nombreux Suisses s’installent en Amérique du Nord dans la seconde moitié du XIXe siècle, souvent en raison de difficultés économiques ou de crises agricoles. En 1929, le journal Le Jura publie un article intitulé « Un village émigre » (1). Il évoque le cas de Cornol qui compte près de 500 habitants partis tenter leur chance aux États-Unis, et plus particulièrement à New York, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. Ce petit village proche de Porrentruy présente une émigration relativement importante en proportion de sa population. C’est ce que révèle l’historienne Marie-Angèle Lovis qui s’est penchée sur ce phénomène migratoire dans un ouvrage qui vient de paraître (2).
Quitter Cornol
La conjoncture économique difficile, l’instabilité du secteur de l’industrie horlogère ou la recherche d’une vie prospère sont parmi les facteurs qui poussent certains ressortissants de Cornol à émigrer. Marcel Girard est l’un de ces expatriés. Né en 1906 dans une famille nombreuse de neuf enfants, Girard embarque en 1923 à l’âge de 17 ans à bord du paquebot La Savoie au départ du Havre à destination de New York. Comme la plupart de ses concitoyens, il fait le voyage en deuxième classe. Le coût de la traversée, sans doute financée par ses parents, se situe aux alentours de 900 francs suisses – une somme importante pour l’époque. Le voyage a probablement été organisé par une agence d’émigration telles que les maisons bâloises Rommel et Zwilchenbart qui collaborent avec la Compagnie générale transatlantique, une entreprise de transport maritime.
Welcome to America
La Savoie accoste à Ellis Island le 6 août 1923. De nombreux ressortissants de Cornol se trouvent déjà sur place, ce qui laisse à penser que le jeune Girard a pu bénéficier du soutien de certains d’entre eux pour trouver un logement et un travail et prendre ses repères dans une ville dont la langue lui est étrangère. Il est courant qu’un membre de la famille, un cousin, un oncle, ou encore un ami de la famille, offre son appui aux nouveaux arrivés. La création de ces échanges est facilitée par le fait qu’un certain nombre d’émigrés de Cornol vivent dans le même quartier new-yorkais – qu’ils appellent fièrement « City Cornol », d’après Le Jura. Au cours de sa vie américaine, Marcel Girard a tissé des liens avec d’autres émigrés de Cornol, à l’exemple de Constant Adam.
Une photographie datant des années 1920 montre les deux expatriés posant chez un photographe vêtus d’un costume élégant.
Les habitants de Cornol émigrés à New York reviennent parfois au village en été pour les vacances. Selon Le Jura, ce bref retour est l’occasion de faire connaître leur nouvelle vie aux habitants par des récits susceptibles de susciter des envies de départ : « A les voir ainsi revenus avec leur chic américain, à les entendre raconter leur vie de peines, de travail, mais aussi de gains, à fréquenter ces vrais gentlemen, les sédentaires et les récalcitrants se sentent épris du désir de de préparer leur visa pour outre-mer. Jusqu’aux bambins de l’école primaire qui rêvent déjà de leur voyage d’Amérique. C’est une fièvre et je n’oserais pas ajouter que parmi notre jeunesse, environ quarante filles et garçons attendent leur tour pour prendre les prochains bateaux, via New York. »
Une vie américaine
C’est à New-York que Marcel Girard rencontre sa future épouse, Marie Maurer, d’origine française. Le mariage est célébré dans une église de Manhattan en 1928. A cette époque, il est cuisinier, elle est couturière dans une usine. Les emplois dans la restauration sont courants pour les nouveaux arrivés (casseroliers, plongeurs, éplucheurs de légumes) tout comme les métiers de chauffeurs, jardiniers ou d’ouvriers d’usine.
Dans son livre, Marie-Angèle Lovis signale deux avantages liés aux métiers de la restauration : la possibilité de grader en commençant au bas de l’échelle et la garantie de repas quotidiens. Des conditions favorables qui ont peut-être joué un rôle dans le choix professionnel de Girard.
Le couple vit tout d’abord à Manhattan, puis dans le Queens. Durant la Seconde Guerre mondiale, Marcel Girard est mobilisé, ce dont témoigne plusieurs photographies publiées sur notreHistoire.ch. Après New York, le couple s’établit en Floride pour y passer sa retraite. Marcel Girard décède en 1986 à Palm Beach. ■
Références
(1) « Un village émigre », Le Jura, vol. 79, nº110, 14 septembre 1929. (2) Marie-Angèle Lovis, Un village suisse émigre. Le cas de Cornol dans le canton du Jura (1815-1956), Neuchâtel, Alphil, 2020.
« Je constate avec chagrin que le nom de mon père, Frédéric Rouge, peintre vaudois, n’est même pas mentionné. Pas de mépris… non… même pas… le vide… il n’existe pas (1). » En 1978, lorsque paraît le septième volume de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, intitulé « Les Arts II, de 1800 à nos jours », la fille du peintre Frédéric Rouge exprime son profond désarroi au directeur de la série : son père ne figure pas dans l’ouvrage. Cette absence apparaît d’autant plus préjudiciable au rayonnement posthume de l’artiste que chaque volume de l’Encyclopédie se vend alors à plusieurs milliers d’exemplaires – la collection trône encore dans bon nombre de salons vaudois.
Pourtant, Frédéric Rouge apparaît comme l’un des peintres les plus populaires de sa région et, de son vivant, les reproductions de ses œuvres se multiplient. Né à Aigle en 1867, il se forme à Bâle, à Paris, à Florence. Son art, cependant, exprimera avant tout la nostalgie d’une terre paysanne – et plus encore chablaisienne – sur le point de s’effacer face aux progrès de l’industrie (2): il peint les vignerons à l’ouvrage, le chasseur solitaire sur les traces du chamois, le bûcheron qui semble surgir d’une forêt ténébreuse pour regagner son foyer.
Dans son atelier d’Ollon, il représente aussi les montagnes de sa région et les eaux calmes du Léman, où seul un martin-pêcheur semble donner vie à la toile. Interrogé en 1946 par la radio, Frédéric Rouge confessera : « J’ai fait ce que j’ai pu pour le canton de Vaud. C’est ce qui m’intéressait le plus, en somme (3). » Il décède quatre ans plus tard. Quelques rétrospectives tenteront de maintenir son souvenir vivant au cours des décennies suivantes. Mais c’est surtout depuis la création de la Fondation Frédéric Rouge, en 2008, que l’œuvre du peintre chablaisien connaît une visibilité nouvelle, grâce à l’organisation de plusieurs expositions. Voilà de quoi réparer l’oubli de l’Encyclopédie… ■
(1)Lettre de Liliane Favre-Rouge, fille de Frédéric Rouge, à Bertil Galland, directeur de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, 4 décembre 1978. Consultable par ce lien (2) KAENEL, Philippe, « Un artiste populaire et méconnu », in Passé simple, décembre 2017, p. 20. (3) L’enregistrement peut être écouté en cliquant ici
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