Nous sommes en 1904. Les yeux veloutés de Magdeleine G. se figent. Ses prunelles sombres se dilatent, et semblent rivées sur des paysages imaginaires. Les mâchoires tendues, elle penche la tête d’un air hagard. Les notes graves de la Marche funèbre de Chopin entrent dans son corps et dans son âme. En transe, elle se tord les bras. Tous ses muscles se contractent, ses jambes la propulsent et elle virevolte, comme possédée par une force invisible et sauvage. Chaque mouvement traduit d’intenses émotions, chaque geste est empreint de grâce et de puissance à la fois. Terreur et désespoir – elle se jette au sol, des larmes roulent sur ses joues. Mais après la tempête, d’autres rythmes s’élèvent déjà, ceux d’une valse qui attendrit son visage. Sa danse devient joueuse et légère.
Emile Magnin la couve du regard. Le magnétiseur d’origine suisse, établi à Paris, avait initialement soigné la jeune femme pour des maux de tête persistants. Puis il a fait d’elle le sujet de ses expériences d’hypnose artistique. Il emmène sa danseuse hypnotisée en tournée à travers l’Europe, et clame qu’elle est inconsciente de son talent. «Magdeleine, je regrette de devoir le dire, à l’état de veille ne comprend pas Chopin», assure-t-il. Il va jusqu’à lui attribuer «une gaucherie innée dans les gestes, une invincible terreur du public». C’est l’effet libérateur de l’hypnose qui lui permet de livrer ses interprétations si poignantes. Le renommé photographe genevois Fred Boissonnas, qui n’est autre que le beau-frère d’Emile Magnin, immortalise les poses expressives de Magdeleine G. par des centaines de clichés. Ceux-ci sont montrés en exposition, et serviront ensuite à illustrer les thèses d’Emile Magnin dans une livre intitulé L’art et l’hypnose.
La «danseuse somnambule» fait sensation: scientifiques, artistes et journalistes sont fascinés par les performances de la belle. Elle inspire des peintres et des poètes. Ses représentations rencontrent un succès particulier en Allemagne. En y assistant, le roi et la reine de Wurtemberg ont mis ce spectacle à la mode, raconte le psychologue genevois Edouard Claparède dans le Journal de Genève le 12 mai 1904. Il ajoute que quelques actrices se sont mises à imiter ses productions mais ont complètement échoué dans leur entreprise.
En Suisse aussi, des chroniques dithyrambiques paraissent dans les journaux. «Dans cette griserie complète du cerveau, dans ce paroxysme d’émotions artistiques, le sujet révèle pleinement son tempérament passionné et se laisser aller tout entier à ses impressions sans se soucier de l’assistance, sans savoir même qu’elle existe», lit-on dans la Gazette de Lausanne le 4 mars 1905, au sujet d’une performance à Berlin.
Transe ou frime ?
Malgré l’engouement suscité par ces démonstrations scientifico-artistiques, des voix critiques s’élèvent. Certains estiment que ces danses ont été soigneusement préparées à l’avance. «Magdeleine ne serait qu’une vulgaire actrice, et son hypnose une frime inventée pour épater le bourgeois», selon la rumeur rapportée par Edouard Claparède, qui ne partage pas cet avis. Il s’avère en tout cas que la jeune femme est loin d’être inexpérimentée, en réalité. L’éminent professeur de musique Emile Jacques-Dalcroze, venu assister à une représentation, loue son talent mais précise qu’elle a suivi un temps son enseignement. «Elle est dans ses représentations aussi éveillée que vous et moi. Je l’ai connue jadis au Conservatoire, où elle a été mon élève. C’est une excellente musicienne; elle est capable de jouer tous les rôles à l’état de veille, et ses productions (…) n’ont rien de surnaturel, rien qui dépasse son talent et ses capacités normales d’artiste.»
Et Edouard Claparède de nuancer ce point de vue. Selon lui, l’hypnose ne donne certes pas des facultés nouvelles, mais elle permet de franchir le pas entre une faculté latente et sa réalisation pratique. Elle supprime la timidité, qui d’habitude restreint l’individu se sentant observé, et qui lui enlève le naturel de ses mouvements. Elle donne à l’artiste l’aplomb indispensable à son jeu, conclut-il.
Mais la qualité même de ces performances n’est pas louée unanimement. Certains la jaugent sévèrement. Magdeleine est «un mime fort adroit», mais le rapport entre ses poses et la musique «est chose inesthétique, superflue, pénible ou mauvaise», assène un chroniqueur dans la publication française La Revue Musicale en 1907, alors que le phénomène retombe quelque peu. «Quand on me joue la Marche funèbre de Chopin, il m’est très désagréable de voir une femme faire des contorsions ou se coucher sur le sol, la face contre terre, comme si elle voulait évoquer un mort.»
Magdeleine G. – de son vrai nom Emma Guipet née Archinard, trentenaire, mariée et mère de deux enfants à Paris – connaît ainsi une gloire étincelante mais fugace, à une époque où la «psychologie nouvelle» et les théories sur l’hypnose et la suggestion sont en vogue. Son parcours, qui suscite un regain d’intérêt de nos jours auprès des historiens de l’art et des sciences, n’est pas totalement inédit. Vers la fin des années 1890, une certaine Lina de Ferkel a aussi fait l’objet d’une grande fascination lors d’expériences similaires, dont des photographies ont paru dans le livre Les sentiments, la musique et le geste en 1900. ■
Référence
Publication de l’historienne de l’art Céline Eidenbenz
Les archives du Temps
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