L'Inédit

par notreHistoire


Manifestation de saisonniers

Photo P. Dumoulin, coll. Collège du travail/notreHistoire.ch

Nous sommes le 22 mars 1961. La scène est non loin de la gare Cornavin, à Genève, devant le bâtiment du syndicat FOBB (bois et bâtiment), organisateur de la manifestation. Les pancartes portent les revendications des travailleurs saisonniers sur le logement. « Nous, ouvriers italiens, exigeons : un lit, une table, une chaise – est-ce trop demander ? » Cette image illustre toute l’ambiguïté du mouvement syndical, en ce temps-là, face aux travailleurs étrangers : solidarité, mais pas trop ! Deux ans plus tôt, la même FOBB organisait devant la même gare Cornavin une manifestation protestant contre l’arrivée des saisonniers italiens « qui venaient manger le pain des chômeurs ». Ils sont là, maintenant, et revendiquent avec la bénédiction du syndicat. Il y a comme un progrès.

Certes limité, le contenu revendicatif expose un problème réel. La réglementation suisse interdit au saisonnier de louer par lui-même un appartement (sur ce marché tendu, on veut protéger les indigènes de la concurrence importée), mais elle oblige l’employeur à lui fournir un logement. Les patrons découvriront vite que ce marché contraint peut se révéler juteux. Ils entassent leurs obligés dans des bâtisses insalubres en attente de démolition, ou dans ces baraquements de bois qui, clôture de fil de fer aidant, donneront bientôt un petit air concentrationnaire à certains secteurs de la périphérie genevoise.

Le quotidien des saisonniers, un reportage de Temps Présent de 1980.

Coll. archives de la RTS/notreHistoire.ch

Plus tard, on verra des entrepreneurs construire des sortes de casernes en parpaing, sommairement équipées et plus sommairement encore meublées, mais au rendement locatif supérieur à celui d’un immeuble de haut standing. Le syndicat ne peut que soutenir la lutte des saisonniers contre l’exploitation liée au logement. Mais la solidarité ne va guère plus loin.

Les rapports de travail avant les familles

Pas question de contester, sur le fond, le statut inférieur et marginalisant fait à ces collègues porteurs du permis A, ce ticket d’entrée dans la machinerie fédérale de l’immigration. Le « statut de saisonnier » est constitué d’un ensemble de règles, principalement des interdictions, dispersées dans des textes obscurs, voire non publiés, émanant parfois en tout arbitraire des administrations. Elles intéressent le syndicat à des degrés divers.

L’interdiction du regroupement familial, par exemple, reste hors champ. Le syndicalisme des années 1960, encore très corporatif, ne s’intéresse qu’aux relations de travail. Il ne se pense pas comme une organisation de service à ses membres, et répugne à sortir du domaine strictement professionnel – l’entreprise, le métier.

L’interdiction de passer plus de neuf mois en Suisse par année, tout le monde est conscient que sur une place comme Genève, c’est du pipeau. Personne ne la respecte, dans le bâtiment, si bien que les saisonniers exercent forcément, pendant trois mois, une sorte de concurrence déloyale qui fait pression sur les salaires de la branche. Mais, après tout, cela vaut mieux que le chômage technique par manque de personnel.

Manœuvre tu es venu, manœuvre tu resteras !

Le gros enjeu, c’est l’interdiction de la mobilité professionnelle. Un vrai tabou, à l’époque, pour les dirigeants syndicaux. Un saisonnier ne peut changer ni de poste de travail, ni d’employeur, ni de métier durant la saison. Cela garantit aux paysans comme aux cafetiers ou aux entrepreneurs une main d’œuvre ne pouvant pas s’échapper vers l’industrie, qui paie mieux. Dans le bâtiment, cela protège de la concurrence des saisonniers les professionnels bien formés – grutiers, ferrailleurs, conducteurs d’engins, qui sont en général Suisses ou porteurs de permis C. Manœuvre tu es venu, manœuvre tu resteras ! Du point de vue syndical, c’est problématique, parce que la promotion des travailleurs dans leur ensemble est une exigence de base. Mais dans les instances syndicales, les saisonniers pèsent encore très peu, autant dire rien.

Les positions et la pratique de la FOBB changeront au milieu des années 1970 avec l’arrivée du Tessinois Ezio Canonica à la tête du syndicat. Ce sera une vraie révolution, dans un contexte renouvelé sur le plan politique en Suisse (décrue des initiatives anti-étrangers) et à l’étranger (Italie, Espagne). Mais ceci est autre histoire. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Le statut de saisonnier, une série de reportages de la RTS

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Turbine Kaplan ACMV

Peut-être une vocation de futur ingénieur... lors des Journées portes ouvertes aux ACMV, en octobre 1966.

Coll. R. Briol/notreHistoire.ch

Les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey (ACMV) ont commencé leur aventure industrielle en réparant des machines agricoles et en fabriquant des roues de moulins. C’était en 1842, lors de la fondation des Ateliers par Benjamin Roy. Profitant de la force hydraulique de la Veveyse et de la construction de la gare ferroviaire de Vevey à deux pas, l’entreprise fabriqua par la suite, comme le précise le Dictionnaire historique de la Suisse, des machines pour le percement du tunnel du Gothard, des turbines pour des centrales hydro-électriques, des ponts polaires pour les centrales nucléaires françaises, des réservoirs de méthaniers aux Etats-Unis, des tracteurs agricoles, des trolleybus et des charpentes métalliques. C’est ainsi que durant un siècle et demi, les Ateliers ont fait la fierté de la ville de Vevey.

En 1962, l'ingénieur Gilbert Crisinel travaille sur les plans des turbines de la Grande Dixence.

Coll. J.-P. Crisinel/notreHistoire.ch

Les ACMV furent modernisés et agrandis en 1962. C’est à cette époque que pose Gilbert Crisinel, ingénieur, qui travaille sur le plan d’une turbine hydro-électrique destinée au barrage de la Grande Dixence, selon les souvenirs de son fils. L’ingénieur est assis devant sa table à dessin, outil indispensable à l’époque pour le dessin technique, l’architecture et le graphisme. La table à dessin permettait en effet de tracer des droites parallèles et perpendiculaires de manière facile et surtout précise, grâce à un bras articulé équipé d’un contrepoids favorisant le déplacement de l’équerre. L’avènement de l’informatique sonnera le glas de cet outil.

Gilbert Crisinel travaille sur une turbines Pelton, celles utilisées à la Grande Dixence. Les ACMV fabriquent également des turbines Kaplan. Quelle est la différence entre elles ? Facile à reconnaître: la Kaplan possède des hélices orientables, alors que la Pelton possède des augets, ces petits bacs que l’on distingue sur tout le pourtour de la roue. La turbine Kaplan est utilisée dans le cas de fort débit ou de faible hauteur de chute, tandis que la turbine Pelton est utilisée pour de hautes chutes avec un faible débit d’eau.

Les ACMV construisent la Halle Inox en 1919 pour répondre aux importantes commandes de turbines. Avec son architecture remarquable, c’est la vitrine des ACMV. Elle est visible par tous les voyageurs qui passent en train par Vevey.

En 1973, la Halle Inox ne sert plus au montage des turbines mais à la chaudronnerie inoxydable, ce qui lui vaudra son surnom de Halle Inox. Malgré plusieurs tentatives de sauvetage, les ACMV sont mis en faillite en 1992, comme de nombreuses entreprises du secteur industriel touchées par la récession des années 1990, et la Halle Inox est laissée à l’abandon. Aujourd’hui, il ne subsiste que cette Halle Inox des ACMV, tout le reste ayant été rasé pour construire des logements. Cette salle perpétue le souvenir du prestige industriel veveysan. Il faudra attendre un quart de siècle pour que ce patrimoine classé monument historique soit réhabilité. La Halle Inox accueille désormais des lofts et un restaurant dénommé… « Les Ateliers ». On ne saurait faire plus simple. ■

Références

1. Article Les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey, dans le Dictionnaire historique de la Suisse
2. Sur la turbine Kaplan, article de Wikipedia
3. Sur la rénovation de la Halle Inox, un article de 24 Heures

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Dans les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey, une série de photographies

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Grand Jour devant les Trois Tours

Coll. G. Hande/notreHistoire.ch

Une famille pose devant le photographe, à l’occasion d’une première communion, à Fribourg. Mais c’est un détail en arrière plan qui nous intéresse. Le punctum, pour reprendre le terme de Roland Barthes, c’est l’inscription sur la façonnage du bâtiment. On y lit en grosses lettres, « Rois Tou », il s’agit en fait de « Trois Tours ».  Mais que sont ces « Trois Tours » au-delà de la représentation héraldique de la ville de Fribourg ? Les « Trois Tours » ont été durant près d’un siècle le grand magasin incontournable de Fribourg, sorte de Galerie Lafayette sur Sarine. Le photographe fribourgeois Jacques Thévoz a d’ailleurs documenté le lieu par de très beaux portraits au moment des soldes.

C’est en 1919 que la succursale fribourgeoise des magasins « A la ville de Paris », implantés également à Langnau-Langenthal, Aarberg, Frutigen et Zweisimmen devient « Les Trois Tours ». Ce changement de nom est dû à Isodore Nordmann, époux d’Alice Bloch dont la famille a prospéré dans le commerce de détails. Il faudra attendre 1976 pour un nouveau changement de nom, les « Trois Tours » devenant « La Placette », puis, en 2001 « Manor » dans un bâtiment entièrement transformé, maintenant sans fenêtre et dont la façade est hérissée de blocs, sorte d’écailles d’acier.

Revenons au premier plan. Cette photo de famille suscite plusieurs hypothèses et interrogations.

A l’occasion de la première communion de Robert Corpataux Jr, toute la famille se réunit pour immortaliser l’événement. Dans un canton catholique, cette fête est un rituel de passage primordial et on se doit d’en garder un souvenir. Toutes et tous, jeunes et plus vieux, ont mis leurs habits du dimanche. Ce qui est étrange, c’est qu’en face des « Trois Tours » se trouve un temple protestant. Pourquoi a-t-on décidé de prendre cette photo à cet endroit ? Autre interrogation. Le cadrage de cette photo de groupe a été fait en hauteur, depuis une esplanade. Pourquoi n’avoir pas plutôt fait la photo devant l’église catholique dans laquelle s’est déroulée la communion ? Ces suppositions demeureront sans réponses et participent au mystère de cette belle image qui, malgré l’amateurisme de son cadrage, véhicule une émotion sincère. ■

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Les grands magasins de Suisse romande

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Homme et bête 1937...

Pierre Bezençon et Astarté en 1937

Coll. J.-P. Salomon/notreHistoire.ch

Quatrième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, place au cheval, la plus belle conquête de l’armée suisse.

L’armée suisse n’a plus de cavalerie depuis bientôt un demi-siècle. Supprimant en décembre 1972 les 18 escadrons qu’elle comptait encore, le Parlement fit un acte doublement significatif sur le plan politique. Il mit en évidence un vrai fossé, dans les deux Chambres, entre Romands et Alémaniques. Il rappela aussi que la pétition n’est qu’un geste futile : celle qui demandait le maintien des troupes montées avait récolté plus de 430’000 signatures, et les parlementaires s’asseyaient dessus. Du moins le drame sentimental vécu par les dragons et leurs amis valut au public de grands moments d’éloquence.

Le conseiller national Georges Thévoz toucha même au lyrisme. Paysan à Missy (VD) et porte-drapeau de l’agriculture de plaine au civil, il était en effet major de cavalerie. Ce libéral grand teint eut le soutien, à la tribune, de deux compatriotes excellents orateurs, le socialiste Gilbert Baechtold et le radical Georges-André Chevallaz. Quant au popiste Armand Forel, médecin à Nyon, l’un des fondateurs du Parti du travail (PST/POP), un inébranlable opposant aux crédits militaires, il applaudit également à la charge du major Thévoz, mais in petto. « Il suffirait que je parle en faveur de la cavalerie pour décider quelques bourgeois indécis à voter la suppression », m’expliqua-t-il. Non que Forel attachât une quelconque importance à la survie de troupes montées, mais un anti-militariste conséquent se devait de prendre une position contraire à celle du Département militaire et des chefs de l’armée, pressés d’en finir avec le cheval en gris-vert. Et peut-être ce communiste de toujours avait-il été sensible au fait que Georges Thévoz avait, chevauchant au grand galop la tribune parlememntaire, déclamé à la gloire des cavaliers un passage de La chaussée de Volokolamsk, roman soviétique écrit en pleine guerre, alors que la Wehrmacht menaçait Moscou. Le cheval, décidément, était plus rassembleur – plus fédérateur, osons le mot – que l’armée elle-même.

Le non du général

On le savait d’expérience. En 1945, à la fin de la Mob’, le chef de l’état-major général préconisait déjà de supprimer la cavalerie, contre l’avis du commandant en chef, le général Guisan, lui-même fervent cavalier. Deux ans plus tard, une pétition couverte de 158’000 signatures exigeait le maintien. L’historien militaire Hervé de Weck résume tout d’une litote : supprimer la cavalerie est « militairement justifiable, mais politiquement et économiquement difficile ».

Photo du général Guisan, en 1942, remise au "tringlot" qui s'occupa durant une semaine de son cheval.

Coll. D. Aeby/notreHistoire.ch

L’armée n’aura donc pas tenu plus longtemps que les civils. Dans l’agriculture de l’après-guerre, bien lancée sur la pente du productivisme, le cheval de trait ou de labour a rapidement été victime du tracteur. Il a fait place, de nos jours, au cheval de loisir que le paysan prend en pension, afin de compléter son revenu.

Dans le monde du transport, le moteur avait tué le cheval depuis longtemps. Certes, au milieu du siècle, l’entreprise Friderici à Morges possédait encore 48 bêtes, mais elles n’étaient pas souvent dans ses écuries, (lire à ce propos l’article L’entrepreneur a un faible pour les chevaux). On ne s’en servait plus pour livrer des marchandises. Une partie, louée à l’armée, servait à la remonte de la cavalerie. Entre deux cours de répétition, les chevaux étaient placés à la Vallée de Joux, pour les foins, ou en hiver à Gstaad, pour tirer les traîneaux, histoire d’économiser le fourrage. Le patron, Charles-Félix, passionné de chevaux, les conservait pour le plaisir. Son fils Alfred ne les liquida qu’à sa mort, en 1958. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

La cavalerie suisse en photos de toutes les époques, et la fin de la cavalerie en vidéo des archives de la RTS

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