Ce kiosque à journaux genevois des années 1950 se transforme-t-il en garderie à certaines heures de la journée ? Cette affable kiosquière sortant tricycle, poussette et autres jouets pour la fillette au premier plan pourrait nous le laisser croire ! Et de fait, ce kiosque n’a rien de banal. C’est Augusta Grobet qui le tient de 1948 à 1966, à la route de Florissant 51. Elle a le sens du commerce très développé, Augusta, une qualité indispensable quand il s’agit d’inventer des stratégies efficaces pour ne pas se laisser concurrencer par la Coop voisine. Par exemple, elle offre un paquet de cigarettes à l’achat d’une cartouche. Elle acquiert aussi une vitrine réfrigérée pour vendre du chocolat en plus du tabac et des journaux. Grâce à sa débrouillardise, la boutique marche à merveille. Augusta va même « sacrifier sa chambre à coucher pour en faire une deuxième arcade avec vitrine sur rue dans laquelle sont exposés des articles de papeterie, jouets, mercerie, etc… », comme nous le raconte sa petite-nièce Sylvie Bazzanella, la petite fille du premier plan. Augusta n’a plus alors que la cuisine comme unique pièce à vivre, assez sombre et donnant sur une cour intérieure. C’est dans cette pièce à l’ambiance de confidences et de joyeux capharnaüm que la petite Sylvie joue pendant des heures. Notamment à la dînette, se barbouillant de beurre et répandant des nuages de farine, car Augusta est très occupée côté boutique et ne peut pas la surveiller à chaque instant. L’autre terrain de jeu de prédilection est, comme nous le montre la photo, le trottoir devant la boutique. Sylvie y joue souvent à la pause de midi avec le tricycle et la poussette, qui figurent en bonne place parmi ses jouets préférés. Peut-être que l’autre fillette un peu plus âgée, tout à gauche de la photo, va se joindre au jeu sitôt son chocolat terminé ?
Outre cette transformation épisodique en place de jeu, ce kiosque aurait été le théâtre d’un épisode pour le moins épique, selon les souvenirs de Sylvie : « Ma grand-tante et son magasin ont fait la une de La Tribune de Genève au début des années 1960. A la rue Crespin, un richissime locataire tenait un fauve en captivité. Un matin, en ouvrant les volets du local à marchandises, Augusta s’est trouvée nez-à-nez avec le félin. Je vous laisse imaginer sa frayeur… La police est intervenue dans les meilleurs délais dans le but de capturer l’animal qui, pendant ce temps, avait pris la poudre d’escampette. Situation épique, branle-bas de combat dans le quartier ! » Nos recherches n’ont pas permis de mettre la main sur cette une de journal ni même sur un entrefilet mentionnant l’abracadabrante histoire. Mais quelques fauves évadés de leurs diverses cages, de cirque le plus souvent, apparaissent bel et bien dans les pages des journaux. Augusta s’en serait-elle inspiré pour égayer sa petite-nièce d’une histoire divertissante ? Un peu de fantaisie fait toujours du bien au quotidien.
Le chemin jusqu’au kiosque
Mais comment en arrive-t-on à devenir kiosquière dans les années 1950 à Genève ? Grâce aux nombreuses photographies de Sylvie Bazzanella et surtout à son témoignage, la vie d’Augusta n’est pas un mystère. Augusta naît le 8 janvier 1894 dans la famille Hochstättler, à Fribourg. Aînée de sept enfants, sa mère s’occupe peu d’elle. On imagine même assez bien que c’est plutôt Augusta qui aide sa mère à s’occuper de ses six petits frères et sœurs. Dès la fin de l’école obligatoire, elle est envoyée en Suisse allemande pour travailler, comme cela se faisait couramment à l’époque. Elle occupe divers emplois : fille de ferme d’abord, puis lingère, cuisinière, femme de chambre. En 1915, elle part à Genève où elle trouve le même type d’emplois divers et variés : employée de maison, femme de chambre dans des hôtels, manutentionnaire au journal La Suisse.
Pendant la Première Guerre mondiale, Augusta devient ouvrière à l’usine Pic-Pic et contribue comme beaucoup de femmes à l’effort de guerre en fabriquant des munitions pour les Alliés. La société Pic-Pic, acronyme de Piccard-Pictet, fabrique des automobiles à Genève de 1905 à 1921. Unique marque automobile entièrement suisse de l’histoire, elle se fait remarquer dans les années 1910 lors de courses automobiles avant de péricliter après-guerre. Sylvie Bazzanella pense que c’est chez Pic-Pic qu’Augusta rencontre son mari : Henri Grobet. Ce n’est qu’une hypothèse, basée sur le fait qu’Henri Grobet était employé chez Pic-Pic avant d’être mobilisé. Mais ils ont tout aussi bien pu se rencontrer à un bal, l’un des principaux loisirs à l’époque et l’autre grande probabilité de rencontres hormis le travail.
Témoignage touchant de la période de séparation entre les amoureux : une lettre qu’Henri écrit à Augusta le 27 avril 1918, le lendemain de son anniversaire et d’une marche éreintante de Soleure à Bienne. On y devine que la mobilisation est une rude séparation pour de jeunes gens qui se font la cour et que la correspondance écrite est un trésor pour l’un comme pour l’autre, le seul lien qui leur permet d’apprendre à se connaître par-delà les kilomètres. Henri écrit à Augusta : « J’ai relu au moins 5 fois ta lettre tellement elle m’a fait plaisir. » Cette correspondance est aussi un lien financier, car nous apprenons dans cette lettre qu’Augusta a envoyé un mandat de 10 francs à Henri, qui semble très gêné de profiter de l’argent gagné par celle qui n’est pas encore sa femme. Il lui en est fort reconnaissant. Nous apprenons encore que leurs retrouvailles sont prévues trois semaines plus tard. Elles ont dû être bien belles et l’été des plus réjouissants, puisque le 21 septembre 1918, Augusta et Henri se marient à Genève. Nous pouvons supposer qu’Augusta attend déjà à cette date un autre heureux événement, car six mois après, le 20 mars 1919, naît Marguerite qui sera l’unique enfant du couple.
Toute la famille en side-car
Pour leur fille, ils vont travailler dur. En effet, Marguerite contracte la polio et fait partie des 1% de personnes infectées développant une paralysie. Nous l’avons oublié aujourd’hui, car cette terrible maladie est considérée comme éradiquée en Europe depuis plusieurs décennies, mais elle faisait des ravages au début du XXe siècle. Sur plusieurs photographies publiées par Sylvie Bazzanella, sa cousine Marguerite doit s’aider d’une béquille pour marcher ou se tenir debout. Afin de la soigner avec les meilleurs traitements possibles, ses parents cumulent les emplois. Henri travaille ainsi le jour dans un atelier de vélo et la nuit au journal La Suisse.
Mais cela n’empêche pas la famille de sourire tout grand à la vie ! Nous la retrouvons ainsi sur une ribambelle de photographies témoignant de leurs campings, escapades et voyages au Tessin, en France et en Italie, notamment en side-car, Augusta étant tout aussi passionnée de mécanique que son mari Henri. Le couple participait d’ailleurs à des courses avec des amis. Peut-être ont-ils participé en catégorie side-car à la course du 29 juillet 1928 dont L’Inédit s’est déjà fait l’écho (lire l’article) ? Sylvie Bazzanella se rappelle en tout cas très bien les récits exaltants qu’Augusta lui ferait plus tard de ces courses.
Malheureusement en 1946, Henri décède prématurément, à 52 ans, d’un arrêt du cœur. Ce triste événement marque un tournant dans la vie d’Augusta : elle change complètement de carrière et décide d’ouvrir un kiosque, après avoir trouvé des locaux à la rue Florissant 51 à Genève. Le caractère bien trempé d’Augusta, sa confiance en la vie et sa solidité ne pouvait qu’en faire une kiosquière extraordinaire !
Malgré les épreuves, le bonheur resplendit toujours dans le sourire d’Augusta sur les photographies. Un sourire transmis à sa petite-nièce Sylvie Bazzanella, qui s’entend dans sa voix quand elle parle avec tendresse de sa « si chère Augusta ». La complicité fut grande toute leur vie entre Augusta et Sylvie, comme le prédisait déjà cette photo du baptême de la petite-nièce, bien calée sur les genoux de sa grand-tante. Parfois, la joie transmise par une photo est si grande que l’on croirait y être. ■
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