Figure marquante du journalisme de télévision en Suisse romande, Claude Torracinta a été, dès 1969, rédacteur en chef de Temps présent, qu’il marquera de sa personnalité. Nommé ensuite chef du Département des magazines, puis directeur de l’information à la RTS, il a été producteur de plusieurs émissions phare, comme Destins, En direct avec…, et auteur de Genève ou le temps des passions, entre autres réalisations qu’il a porté jusqu’à sa retraite en 2006. Dans ce récit, publié sur notreHistoire.ch, Claude Torracinta retrace la genèse de Temps présent. (Le titre et les intertitres sont de la rédaction).
« Tous les jeudis, peu après 20 h., les Suisses ont rendez-vous avec Temps présent qui, avec Panorama, l’émission de la BBC, est le plus ancien magazine d’information en Europe et l’un des fleurons de la RTS. Son audience, sa longévité, la diversité des sujets prouvent qu’il est possible de maintenir des émissions d’information de qualité en début de soirée, en dépit de la forte concurrence étrangère.
L’aventure commence au printemps 1969. René Schenker, alors directeur des programmes, et Alexandre Burger, chef du Département de l’information, décident de regrouper les moyens de Continents sans visa, dont la diffusion est mensuelle, avec ceux du Point et des Dossiers pour créer un magazine hebdomadaire diffusé en premier rideau, comme on dit à l’époque, c’est-à-dire en début de soirée. Une décision qui rejoint le vœu des producteurs de Continents sans visa qui éprouvent le besoin de passer à un rythme plus soutenu. Par son rythme hebdomadaire, la mise en place d’un comité de rédaction et non plus d’une rédaction collective comme à Continents sans visa, la création de Temps présent marque une étape dans l’histoire de la Télévision romande, mais aussi de la place et du rôle qu’occupe dorénavant la télévision dans la société.
La direction de la télévision me confie la rédaction en chef du nouveau magazine, j’étais alors correspondant à Paris de la Tribune de Genève, et j’avais déjà collaboré à plusieurs reportages de Continents sans visa. Trois autres producteurs sont nommés : Jean-Jacques Lagrange, réalisateur, l’un des fondateurs de Continents sans visa, Jean-Pierre Goretta et Marc Schindler, deux journalistes de ce magazine. Pour la petite histoire on retiendra que le titre de la nouvelle émission a été trouvé par Michel Juillierat, coordonnateur des programmes, à l’issue d’un concours doté du prix mirifique de 50 francs !
Le temps des bouleversements sociaux
Le 18 avril 1969 à 20h20, les téléspectateurs découvrent pour la première fois le générique de cette nouvelle émission d’information. Au sommaire, quatre sujets : « Le printemps de Prague », « Le mal italien », « Les barons de la presse » et « Far-west, l’héritage », premier volet d’un triptyque réalisé aux Etats-Unis par Jean-Jacques Lagrange. Un sommaire qui fait dire à un critique de presse que le nouveau magazine « prend un départ prestigieux ».
Diffusé le vendredi à ses débuts et durant septante-cinq
minutes, Temps
présent propose plusieurs sujets par émission. Ce n’est que
plus tard qu’il sera programmé le jeudi, toujours en début de soirée, et que
sera adopté en 1975 le principe du sujet unique d’une durée de soixante
minutes.
La naissance de Temps présent intervenant un an après les événements de Mai 68 est marquée par le climat politique et social de l’époque. La jeunesse se rebelle. C’est le temps de la contestation, de la remise en cause des institutions, du féminisme, de la revendication des minorités sexuelles. Le temps des revendications les plus diverses, des bouleversements sociaux et aussi de la crispation de ceux qui se sentent mis en cause.
« Faire sortir la vérité du puits »
Ces changements vont inciter journalistes et réalisateurs à porter de plus en plus leurs regards sur les sujets nationaux et les grands enjeux de notre société. Une évolution déjà amorcée par Continents sans visa et qu’annonçaient à leur manière la Voie suisse de l’Exposition nationale et les films d’Henry Brandt. Le choix des sujets de reportage, leur traitement incisif, marquent la volonté d’ouverture des producteurs et des collaborateurs du nouveau magazine, leur souci de porter un regard critique sur la réalité et de répondre aux préoccupations de l’époque.
Il s’agit d’affirmer une certaine idée de l’information dans une télévision de service public et de « faire sortir la vérité du puits » comme l’écrit Nicolas Bouvier dans un livre qu’il consacre à la Télévision romande en 1979. «Temps présent, écrit-il, élabore un nouveau style d’enquêtes télévisées, vivantes, audacieuses, très bien documentées, qui va faire sa réputation ». Une des raisons de la réussite de Temps présent est d’avoir toujours consacré beaucoup de temps à la préparation d’un reportage et d’accorder plusieurs semaines de recherche au réalisateur et au journaliste pour enquêter, maîtriser leur sujet, trouver des témoins et mettre en forme leur récit. Le principe des équipes à quatre (réalisateur, journaliste, caméraman et preneur de son) est généralisé et une grande importance donné au montage.
Aucun sujet n’est tabou
La liste des thèmes des reportages réalisés en Suisse et diffusés par Temps présent à ses débuts est révélatrice de cette politique. Aucun sujet n’est tabou. On parle de la précarité (Vivre avec moins de 1000 francs), de l’internement administratif, de la drogue, du malaise des enseignants, des saisonniers, du syndicalisme, des enfants martyrs, de la sexualité, de la prison, de la mort, de la vie religieuse, etc.
Ce qui fait dire en décembre 1969 à Jacques Pilet, alors chargé de la critique TV à La Feuille d’Avis de Lausanne, à propos d’une enquête sur la politique fédérale : « Nos problèmes – on commence à le découvrir – peuvent aussi être passionnants. S’ils le sont rarement, c’est que trop longtemps on a pratiqué un journalisme politique dans l’esprit de l’administration : on a empoussiéré notre vie nationale. La télévision impeccablement maniée comme hier soir, montre la voie d’une conception renouvelée de l’information, d’une information qui fuit le jargon abstrait et va droit à l’essentiel, c’est- à-dire au concret ».
En 1970, le prestigieux Prix Italia
Cette volonté des producteurs de traiter de la réalité helvétique n’exclut nullement les reportages à l’étranger et le souci de rendre compte des conflits et des crises comme le montrent les sommaires des émissions. Les années 1970 sont en effet marquées par la guerre du Viêtnam, l’instauration de régimes autoritaires en Amérique latine, la décolonisation, le poids croissant des pays émergents et les prémisses de la fin de la Guerre froide.
Dès les débuts de Temps présent est affirmée la règle dite des trois tiers : un tiers de sujets suisses, un tiers de reportages à l’étranger, un tiers de sujets de société. Des équipes se rendent en Tunisie, au Viêtnam, en Chine, en France, en Italie, en Albanie, etc… Des émissions sont consacrées au sort des Juifs en Pologne ou à la tragédie du Biafra pour ne citer que ces exemples. En 1970 Yvan Butler et Guy Ackermann remportent le Prix Italia pour un reportage réalisé au Cambodge sur les correspondants de guerre : A leurs risques et périls.
Cela dit, tourner à l’étranger n’est pas toujours aisé. Les bobines de pellicule d’un reportage en Afrique du Sud sont mystérieusement rendues inutilisables lors de leur passage en douane. Jean-Philippe Ceppi, futur producteur de l’émission, est arrêté lors d’un autre reportage dans le même pays. Au Brésil, le matériel de l’équipe est saisi par les autorités.
Les obstacles administratifs sont également fréquents. André Gazut et Pierre-Pascal Rossi en font l’expérience. Chargés de réaliser un reportage sur la vie quotidienne des Moscovites, ils croient avoir obtenu toutes les autorisations au terme de longues négociations. Mais ils se heurtent sur place à la bureaucratie soviétique qui fait traîner les choses, annule au dernier moment ce qui avait été accepté la veille, obligeant finalement l’équipe à rentrer bredouille et à choisir un autre sujet, à savoir les vols dans les grands magasins. Une expérience qu’ont connue bien des collaborateurs de Temps présent.
Une nouvelle génération de réalisateurs et de journalistes
Le caractère hebdomadaire du magazine entraîne l’arrivée d’une nouvelle génération de réalisateurs et de journalistes d’autant que certains anciens se tournent vers la fiction et créent le Groupe 5 en 1968. C’est notamment le cas de Claude Goretta qui tourne Le fou en 1970, de Michel Soutter qui réalise James ou pas la même année ou d’Alain Tanner qui, après avoir réalisé trois reportages pour Temps présent, renonce à la télévision pour le cinéma et réalise Retour d’Afrique en 1971 et Charles mort ou vif.
Aux côtés de Guy Ackermann, Gilbert Bovay, François Enderlin, Jo Excoffier, Christian Mottier et Jean-Pierre Moulin, pour ne citer qu’eux, qui collaboraient déjà à Continents sans visa, de nouveaux noms figurent dès les années 1970 au générique de l’émission : Raymond Vouillamoz, futur directeur des programmes, Pierre-Pascal Rossi, qui sera en 1982 le premier présentateur du Téléjournal décentralisé, Gérald Mury, qui a participé comme journaliste à une soixantaine de reportages, Jacques Pilet qui en 1974 renonce provisoirement à la presse écrite pour l’écriture télévisuelle, Pierre Demont, Pierre Stucki, Renato Burgy, Michel Dami, Jean-Philippe Rapp, Simone Mohr, Valérie Bierens de Haan et bien d’autres, donnent un nouveau souffle à l’information.
Le souci de l’image
L’arrivée de cette nouvelle génération, jointe à la volonté des
producteurs de Temps présent de mener des enquêtes fouillées et
de développer le journalisme d’investigation, renforce le poids des
journalistes au sein du magazine alors que Continents sans visa était
d’abord une émission de réalisateurs soucieux, notamment, de la qualité de
l’image et de l’écriture filmique d’un reportage.
Un souci que partagent cependant les producteurs de Temps
présent qui peuvent bénéficier de la collaboration de
cameramen de grand talent comme André Gazut – qui devient réalisateur en 1970
et sera quelques années plus tard producteur de Temps présent –
Roger Bimpage, Jean Zeller ou Jacques Cavussin, pour ne citer qu’eux. Le soin
apporté à l’image, à la prise de son, au montage, est aussi un des éléments de
la réussite de l’émission.
Dès ses débuts Temps présent bénéficie d’un accueil positif des téléspectateurs et de la presse, hormis quelques journaux conservateurs choqués par la liberté de ton de l’émission. Le choix des sujets, la qualité des équipes, l’importance du temps de préparation et de l’enquête, le recours à des recherchistes dans certains cas, expliquent ce succès. Il faut y ajouter la diversité des approches de la réalité. Des soirées spéciales consacrées à un seul thème sont diffusées. On y traite de la Chine vingt ans après l’arrivée au pouvoir des communistes, du syndicalisme en Suisse et des luttes ouvrières, des mutations intervenues pendant les années soixante, de l’évolution du monde arabe ou de la télévision.
« Voilà de l’excellente télévision »
Grâce aux cars de reportage des émissions sont également décentralisées et diffusées en direct depuis une commune de Suisse romande devant un public concerné. C’est le cas en novembre 1971 de Vivre en usine, premier reportage d’un jeune réalisateur, Bernard Romy. Diffusé depuis une usine neuchâteloise il suscite un débat animé entre les cadres, les ouvriers et l’équipe de la télévision.
A Yvonand on discute de la réalité des pouvoirs d’une commune
face à ceux du canton. A Genève les habitants de la rue de Berne débattent de
leurs problèmes quotidiens comme quelques mois plus tard ceux de la Brévine. « Voilà
de l’excellente télévision, affirme un journal vaudois, qui
parle de choses simples, concrètes, proches de nous ».
Mais cette politique de décentralisation de l’émission révèle parfois des surprises. En septembre 1971 une émission consacrée à Zurich qui connaît alors des tensions avec une partie de sa jeunesse, doit être interrompue suite à l’irruption en direct de quelques contestataires. Ce qui n’empêche pas les producteurs de poursuivre l’expérience. Le 5 mars 1987, la 750e émission de Temps présent diffusée en direct depuis Haïti. Un an plus tard, les rapports entre Romands et Alémaniques sont franchement débattus sur la frontière linguistique dans le canton de Fribourg.
La même année un Télépont [1/2; 2/2] est
organisé entre Temps présent et la télévision soviétique. Des
citoyens des deux pays, réunis les uns à Vilnius, les autres dans les studios
de Genève, tentent de dialoguer. L’expérience est passionnante par ses non-dits
et l’art de la langue de bois de certains participants. Il est vrai qu’on est
deux ans avant la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique.
Toujours au nom de la diversité des approches de la réalité Temps
présent traite à plusieurs reprises de sujets historiques
C’est le cas avec une émission sur l’adoption en 1937 du principe dit de la
Paix du travail ou celle que Pierre Demont et Gérald Mury consacrent à « Mai
68, dix ans après ». De leur côté, Yvan Dalain et Jacques
Pilet évoquent en 1977 l’histoire d’un crime antisémite commis
en 1943 à Payerne.
La même année est diffusé Le temps des passions de Bernard Mermod et Claude Torracinta, une évocation en quatre soirées de la Genève des années trente. La presse genevoise y consacre de nombreux articles, interroge des témoins de l’époque et ouvre ses colonnes aux historiens. Vingt ans plus tard, L’honneur perdu de la Suisse, une enquête de Daniel Monnat sur la politique de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, suscite le dépôt d’une plainte de membres genevois de l’UDC. Au terme d’une longue procédure, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg donne raison à Monnat.
Cette diversité dans la politique des producteurs de Temps présent les amène en septembre 1982 à tenter avec Roger Burckhardt l’expérience du « docu-drama », une formule pratiquée, notamment, par la télévision britannique. Thème choisi, les événements de Zarka où en septembre 1970 un avion de Swissair a été détourné, puis détruit et plusieurs Suisses pris otage. L’expérience ne sera pas renouvelée en raison, notamment, de son caractère onéreux.
Pressions de Berne
A noter que l’émission suscite l’intervention du Département
fédéral des affaires étrangères qui demande que sa diffusion soit reportée au
prétexte qu’elle « ne reflète pas la vérité
objective » et que la Jordanie – mise en cause dans l’émission
– « est
l’un des hôtes d’honneur du Comptoir suisse ». Une requête
qui, on s’en doute, ne sera pas acceptée.
Cette diversité dans le traitement des sujets s’explique, notamment, par le fait que jusqu’au milieu des années 1970 Temps présent jouit à la TSR d’une sorte de monopole comme magazine d’information. Ce n’est en effet qu’en 1976 qu’est lancé A bon entendeur, produit et animé par Catherine Wahli qui collaborait jusqu’alors à Temps présent. Un an plus tard est créé le magazine de reportages suisses Tell Quel animé par Roland Bahy, Gaston Nicole et Théo Bouchat et qui succède à Affaires publiques, puis le magazine économique Echo, alors que le Téléjournal n’est décentralisé, produit et présenté depuis les studios de Genève qu’en 1982. Sans oublier que jusqu’au début des années quatre-vingt et l’élection de François Mitterrand, la concurrence des chaînes françaises en matière d’information est fort limitée en raison des interventions du pouvoir politique.
Une partie de notre mémoire collective
Il faudrait des pages et des pages pour citer les émissions qui, dans les années 1970 et 1980, jalonnent l’histoire de Temps présent, suscitent débats, critiques, fortes audiences et font partie de la mémoire collective. Comment oublier les images dramatiques rapportées par Pierre Demont et Claude Schauli qui se trouvaient en juin 1985 dans le stade du Heysel lors de la tragédie qui fit plusieurs dizaines de morts. Des images sur Les fous du football qui firent le tour du monde.
Comment ne pas être bouleversé par celles de Mort en silence rapportées
du Bangladesh en 1975 par Yvan Butler et Claude Smadja et le regard des
victimes de la famine. Comment ne pas s’interroger sur les rapports Nord-Sud et
les inégalités de notre monde après avoir vu en 1987 Regards alternés de
Jean-Claude Chanel et Jean-Philippe Rapp qui comparent la situation de
l’hôpital de Ouagadougou à celle des HUG de Genève. Un reportage qui suscite un
vaste élan de solidarité en Suisse romande, Temps présent recevant
des dons pour plus d’un million de francs permettant la construction d’une
pédiatrie.
Comment oublier la vivacité de l’affrontement entre Franz Weber et un
vigneron de Lavaux, filmé par Jean-Pierre Goretta, La mort
escamotée de Jean-Louis Louis Roy et Claude
Torracinta, l’affaire
Medenica de
Jean-Paul Mudry et José Roy, Vivre en Chine réalisé
en 1973 dans une Chine encore traumatisée par les conséquences tragiques de la
Révolution culturelle, le reportage d’André Gazut et Claude Smadja en septembre
1977 dans le Chili du Général Pinochet – un reportage acheté par quinze chaînes
étrangères – ou encore, en 1989, celui de Beatrice Barton et Annie Butler sur
l’exode d’une famille de l’Allemagne de l’Est fuyant ce pays peu avant la chute
du Mur de Berlin.
Comment ne pas sourire devant les images de Propre en ordre de
François Enderlin, celles de Romands d’amour de
Jean-Louis et José Roy, de Dieu que la Suisse est
jolie ! de Pierre Demont et Gérald Mury, de Cabales à Chermignon, de Chanel et Rapp sur les mœurs
politiques dans une commune valaisanne, du délicieux Y’en a point comme nous où Raymond Vouillamoz et
Jean-Pierre Goretta accompagnent les participants vaudois à l’émission Jeux
sans frontière. Autant de reportages qui traitent avec humour des travers
helvétiques et remportent l’adhésion du public.
La liste est incomplète et les oublis injustes pour leurs auteurs dont le talent ont fait la réputation de Temps présent. Je pourrais en effet continuer longtemps à évoquer tel ou tel reportage qui fait aussi partie de la mémoire des premières années de Temps présent et la richesse des archives de la RTS. Parler aussi des talents d’interviewers de Jean-Pierre Goretta, Pierre-Pascal Rossi et Guy Ackermann ou de l’engagement constant des journalistes et des réalisateurs et de leur rigueur pour donner à voir le monde et la réalité helvétique.
La lecture des sommaires des émissions montre aussi que Temps présent a été le reflet de son époque. La télévision devient ainsi source d’information pour les historiens de demain. On y voit, pour ne prendre que ces trois exemples, l’importance du conflit vietnamien dans les années 1970, la réalité de la contestation en Europe et aux Etats-Unis ou l’émergence de l’écologie, un thème qui vaudra d’ailleurs au réalisateur Bernard Mermod d’obtenir seize prix !
La saga des Perrochon
Mais, il ne faudrait pas oublier ce que les collaborateurs de la
télévision appelaient en souriant « la saga des Perrochon ».
En 1975 Jean-Claude Chanel et Jean-Philippe Rapp réalisent un reportage sur une
famille de paysans fribourgeois qui décident de vendre leur domaine et de
s’expatrier au Canada. L’émission rencontre un franc succès. Mais l’histoire ne
s’arrête pas là.
Deux ans plus tard l’équipe retourne au Canada pour montrer
comment s’est réalisée leur intégration, constate les rapports tendus avec un
voisin et les difficultés auxquelles ils se heurtent. Au cours des années qui
suivent le contact est maintenu entre les exilés et l’équipe de Temps
présent. En 1990 un troisième reportage est réalisé. Puis, à titre personnel,
Jean-Claude Chanel se rend à plusieurs reprises chez les Perrochon, est invité
aux fêtes de famille, tourne des images et filme les parents lors d’un séjour
en Suisse. Le tout permettra, une trentaine d’années plus tard, la réalisation
d’une émission spéciale sur cette aventure télévisuelle hors norme.
Au cours de ces années des cinéastes indépendants comme Peter Ammann, Yves Yersin ou Marcel Schupbach collaborent à Temps présent. De même, Claude Otzenberger, Daniel Karlin, Paul Seban et Jean-Jacques Péché, réalisateurs français et belge, se joignent parfois à l’équipe. Pendant un certain temps des projets communs sont également mis sur pied entre Temps présent et le magazine d’information de FR3 animé par Jean-Marie Cavada – futur président de Radio France – et Christine Ockrent. Des reportages suisses sont diffusés par la chaîne française.
Des prix, des pressions et des critiques
Le choix des sujets, l’esprit d’ouverture avec lequel ils sont
traités, la rigueur de la préparation, expliquent le succès constant de
l’émission, son audience, hier comme aujourd’hui. Même si elle n’oublie pas sa
fonction critique, la presse est louangeuse, Domaine public parlant
à propos du magazine de « notre université populaire ».
Lors d’un festival au cours duquel sont présentés plusieurs reportages de Temps
présent, un journaliste français écrit « qu’une fois de plus la
Télévision suisse romande a fait la preuve de son exceptionnelle qualité dans
le journalisme d’investigation » alors
que Télérama parle
de « modèle
suisse » en matière d’information télévisuelle.
Les réactions positives, flatteuses même, des téléspectateurs sont également nombreuses, à l’exemple de celle d’un célèbre cinéaste : « Souvent, je regarde votre émission consacré au présent du Temps, écrit Jean-Luc Godard à Claude Torracinta. C’est toujours un véritable présent, parfois poignant, toujours probe et intelligent, sensible et généreux, qui réconcilie le temps de votre présence avec la télévision ». Des propos confirmés par une étudiante en histoire de l’Université de Lausanne qui, pour son mémoire de licence, étudie le courrier reçu par l’émission en 1987 et constate l’attachement très fort du public romand pour le magazine. Temps présent obtient d’ailleurs de nombreux prix, en Suisse et à l’étranger. Plus d’une centaine en une quarantaine d’années. L’attribution de l’un d’eux est l’occasion pour la presse française de souligner la valeur de ce que Le Monde qualifie « d’exemple suisse ».
Mais cette approbation ne doit pas faire oublier les critiques et les pressions. Une partie de l’opinion – minoritaire faut-il le préciser – est choquée par le choix de certains sujets et leur traitement. Jusqu’à la fin des années 1970, voire même un peu plus tard, Temps présent sent le soufre aux yeux de certains téléspectateurs. L’émission est accusée de tous les maux par les milieux conservateurs qui voient dans ses reportages la mise en cause des institutions et du consensus helvétique. Leurs auteurs sont jugés complices de prétendus gauchistes minant les valeurs de la société.
Prompts à s’effaroucher certains milieux s’emballent devant les choix de Temps présent. Parler de l’homosexualité, des interdictions professionnelles, des atteintes à la liberté d’expression en Suisse, de l’objection de conscience ou des salaires des vendeuses, pour ne citer que ces exemples, suscite des crispations qui étonnent aujourd’hui quand on revoit ces émissions, mais sont le reflet d’une époque et de ses tensions politiques.
Accusations de partialité
En avril 1971, un reportage consacré aux catholiques romands
divise l’opinion et suscite de vives réactions. Mgr Mamie intervient auprès de
la direction des programmes. Des paroissiens d’une église neuchâteloise
expriment « leur indignation devant cette recherche de sensationnel qui
aboutit à un manque d’objectivité ». Les propos d’un jeune
prêtre valaisan choquent par sa liberté de ton, comme choque la vision de
prêtres mariés célébrant l’eucharistie. Des images et des propos qui vingt ou
trente ans plus tard n’étonneront plus personne car conformes à la réalité, mais
qui à l’époque heurtent des catholiques enfermés dans leurs certitudes et qui
refusent de voir le monde tel qu’il est.
Les milieux économiques sont également agacés par certains
reportages et le font savoir. Autopsie d’une pollution de
Bernard Mermod et José Roy qui traite en 1978 des atteintes à l’environnement
par l’entreprise AluSuisse crispe, le mot est faible, des chefs d’entreprise,
mais obtient le Prix francophone de l’information.
En 1979 une enquête de Jean-Pierre Moutier et Lisa Nada sur les salaires des vendeuses vaut
à Jean Dumur, alors chef du Département de l’information, et à Claude
Torracinta de recevoir longuement des directeurs de grands magasins qui ne
contestent pas les chiffres cités par Temps présent mais
estiment que la télévision devrait s’abstenir d’aborder de tels sujets qui, à
leurs yeux, portent tort à l’économie d’autant que les entreprises romandes
font de la publicité sur le petit écran ! Un argument auquel, on s’en doute,
leurs interlocuteurs ne seront pas sensibles. Outre ces interventions qui ont
parfois lieu avant même la diffusion de l’émission, des équipes se heurtent à
des refus de tournage ou de répondre aux questions, au silence des entreprises
concernées.
Certains sujets sont particulièrement sensibles. Un reportage de
Jean-Claude Diserens et Pierre Pascal Rossi consacré à la question jurassienne
est accusé de « propagande » en faveur des séparatistes. Il en
est de même d’une émission consacrée à Moutier. Chaque Jurassien, chaque
Bernois, juge ces reportages à l’aune de son propre engagement et accuse Temps
présent de prendre parti pour le camp opposé.
A l’occasion de la diffusion d’une enquête sur les erreurs
médicales, les producteurs du magazine sont accusés par des médecins d’être « des
manipulateurs de l’opinion publique » et
les auteurs du reportage d’avoir filmé « avec une rare partialité et une
exceptionnelle rouerie scientifique». Les faits révélés par la
télévision ne sont pas contestés, mais d’en parler suscite l’agacement.
Certes, une émission n’est pas à l’abri d’une erreur. C’est notamment le cas d’un reportage consacré en 1979 à la détention préventive. A la suite d’une plainte déposée par un participant et d’une longue procédure, le Tribunal fédéral constate que ses auteurs lui ont porté tort et commis une faute professionnelle. Etre remis en question est salutaire et incite à la rigueur et la vigilance d’autant que des reportages sont ratés, des émissions décevantes. Des critiques sont justifiées.
Les politiques interviennent
Même si elles sont minoritaires, ces critiques trouvent des relais
dans les milieux politiques, notamment à La Fédération romandes
téléspectateurs et auditeurs (FRTA), l’une des organisations
romandes de téléspectateurs, proche des partis de droite. Ses représentants au
sein de la commission des programmes de la TV romande, sorte d’organe
consultatif, multiplient les interventions et reprochent à Temps
présent « de discréditer notre société ».
Au cours de séances pouvant durer plusieurs heures, les
producteurs doivent justifier le choix des sujets et la démarche de l’équipe
face à des intervenants qui contestent un mot, une image ou la participation
d’un invité, n’imaginant la télévision romande que docile, complaisante et
respectueuse de tous les pouvoirs. Il s’agit, avec l’appui constant de René
Schenker, directeur régional, et d’Alexandre Burger, directeur des programmes,
de résister à ces pressions, de garantir la liberté des collaborateurs de la
télévision et d’assurer le droit des téléspectateurs à une information libre et
honnête.
En 1977, un Temps présent consacré à la liberté d’expression en Suisse et à des interdictions professionnelles est diffusé deux jours après un En direct avec animé par Jean Dumur au cours duquel le patron de Nestlé est vivement critiqué par des étudiants de l’Université de Fribourg. La polémique éclate. Elle va durer plusieurs semaines. « Protestations outrées des milieux politiques et économiques, surtout fribourgeois, écrit Radio-Tv je vois tout, un hebdomadaire de télévision. Le ton général va du simple mécontentement à la dénonciation d’un complot visant l’instauration d’une société socialiste oligarchique ». A la demande d’une élue radicale genevoise – qui n’a pas vu ces deux émissions – et d’un conseiller d’Etat neuchâtelois, le Comité directeur de la TSR et sa commission des programmes les visionnent. Puis ils auditionnent les deux producteurs sur leurs intentions avant de les absoudre et de déclarer au bout de sept heures de discussion que « Temps présent aborde de manière remarquable des sujets difficiles ». Quelques mois plus tard paraîtra un livre consacré à cette polémique et aux manifestations de solidarité avec la télévision exprimées par de nombreux téléspectateurs qui s’inquiètent de ces pressions politiques.
Tensions avec le Valais
Certains journaux, peu nombreux il est vrai et aux tirages
souvent modestes, se font le relais de ces attaques. Journal radical, La
Nouvelle revue de Lausanne se demande dans une chronique
consacrée aux sujets abordés par Temps présent si
on va «permettre
à la TV romande de continuer son offense au peuple suisse et à la démocratie ». La
revue Impact consacre
un éditorial à ceux que son auteur appelle « les gauchistes de la télévision
» alors que Réaction parle
d’une télévision romande « aux mains de l’idéologie de
gauche.… Il faut désintoxiquer la TV romande, fief d’une chapelle progressiste
».
Mais c’est peut-être avec le Valais, ou plus exactement avec Le
Nouvelliste et certains notables, que la tension est la plus
forte pendant ces années. Plus qu’ailleurs, les sujets abordés par Temps
présent et l’esprit d’ouverture de l’émission heurtent une
opinion majoritairement conservatrice, très attachée à une morale et à des
valeurs que bousculent les mutations de l’époque. D’autant que pendant longtemps
les Valaisans ne reçoivent que la Télévision romande.
Les réactions suscitées dans ce canton par le reportage sur les catholiques romands, pour ne prendre que cet exemple, sont révélatrices de cette crispation. La télévision propose avec cette enquête une vision juste et nuancée de la réalité, mais qui ne correspond pas à celle qu’en a depuis des décennies une majorité de catholiques valaisans.
« L’orchestre rouge »
Cette crispation à l’égard de la télévision et plus
particulièrement de Temps présent est
due aussi au poids du Nouvelliste et
de son directeur André Luisier dans la formation de l’opinion valaisanne. Son
chroniqueur TV, également rédacteur responsable de la revue de droite Réaction, accuse
semaine après semaine les reportages de Temps présent de
partialité et Claude Torracinta « maître de l’orchestre rouge »
de « détourner
la redevance pour la mettre au service d’une intoxication permanente ».
Mettre en cause la politique d’apartheid du gouvernement sud-africain, donner la parole à des adversaires de la politique américaine en Asie du Sud Est ou montrer les conditions de travail choquantes des travailleurs des plantation de thé de Ceylan – le Sri Lanka aujourd’hui – pour ne prendre que ces exemples, vaut une volée de bois vert aux collaborateurs de Temps présent.
L’argent caché du football
Deux reportages de Temps présent vont
susciter un vif affrontement entre les producteurs du magazine et le Nouvelliste. En
1976 Jean-Pierre Goretta consacre un reportage à ce journal et son directeur.
Il lui vaut le lendemain d’être traité de communiste dans deux pages de
commentaires très critiques de la part d’André Luisier et de ses
collaborateurs. Deux pages dont 24 Heures estime
que «
les arguments et le style rappellent très précisément l’hystérie des années
trente quand se déchaînaient les petits journaux fascistes »
Dix ans plus tard c’est le football qui va être le prétexte
d’une nouvelle tension. En automne 1986, Temps présent diffuse L’argent caché du
football, un reportage de Pierre Stucki et Jean-Paul Mudry
consacré, notamment, aux salaires des joueurs, à l’existence de dessous de
table et au manque de transparence dans les finances du monde helvétique du
football. André Luisier, alors président du FC Sion, s’exprime librement devant
la caméra et confirme imprudemment des chiffres. Ce qui déplaît fortement aux
responsables de la Ligue nationale et contraint le directeur du Nouvelliste à
prétendre, en dépit de l’évidence des faits, qu’il n’a pas tenu de tels propos.
C’est le début d’une polémique qui fait la Une des médias pendant plusieurs jours et crée une vive tension entre la SSR et les dirigeants de la Ligue nationale, le tout se terminant par un affrontement dans le cadre d’un débat télévisé qui confirme la justesse des faits avancés par Temps présent.
Le monde change, la télévision aussi
Avec le temps, ces tensions vont s’atténuer, puis disparaitre.
Le départ d’André Luisier, le recentrage du journal comme du Valais politique,
l’évolution des mœurs, l’arrivée d’autres chaînes de télévision, y contribuent.
Une page se tourne. Comme elle se tourne dans les rapports de Temps
présent avec les politiques. Les pressions et les
interventions sont de moins en moins fréquentes. Au printemps 2009, les
quarante ans de l’émission sont même l’occasion pour des politiques de droite
comme de gauche de célébrer ses qualités et de chanter les louanges de ses
responsables. L’occasion aussi pour les rédacteurs en chef des principaux
médias romands d’attribuer le Prix Jean Dumur à Temps présent pour,
écrit un journal dominical, son « excellence ».
Le monde change, celui de la télévision aussi. Les pères
fondateurs ont passé la main. Claude Torracinta a quitté Temps
présent pour des fonctions de direction après avoir assuré la
production de l’émission de 1969 à 1981, puis de 1985 à 1988. De leur côté,
Jean-Pierre Goretta et Marc Schindler retrouvent en 1974 les charmes du
reportage alors que Jean-Jacques Lagrange retourne vers la fiction, réalisant
notamment en 1978 Le taureau des sables, la
première fiction en vidéo légère de la Télévision romande.
A partir du milieu des années 1980 une nouvelle génération de journalistes et de réalisateurs assume la responsabilité de Temps présent dont le directeur général de la SSR déclare en 2009 qu’elle est « la plus célèbre émission de la Radio-Télévision suisse et a marqué durablement sa région ».
Tour à tour, André Gazut, Claude Smadja, Jean.-Philippe Rapp,
Jean-Claude Chanel, Dominique Von Burg, Béatrice Barton, Daniel Monnat, Gaspard
Lamunière, Gilles Pache, futur directeur des programmes, Eric Burnand,
Anne-Frédérique Widmann, Marcel Schupbach, Steven Artels, Blaise Piguet et
Jean-Philippe Ceppi vont produire ce qui demeure l’une des émissions phares de
la TSR. Chacun le fera avec sa personnalité mais avec la même volonté de
témoigner en toute liberté de la réalité, avec la même conception du
journalisme télévisuel. La relève est assurée.
A partir des années 1990 cette production doit se faire dans un univers télévisuel qui change rapidement. Le nombre croissant de chaînes auxquelles chacun à accès, la concurrence et la course à l’audience qui en découlent, la multiplication des magazines d’information, le passage du film à la vidéo, la révolution informatique avec Internet, le développement de la vidéo à la demande et la possibilité de s’affranchir de la grille des programmes, le développement de l’interactivité, sont autant de défis pour les producteurs du XXIe siècle.
La déferlante des images modifie le rapport des téléspectateurs avec le petit écran. Le médiocre le dispute à l’excellence dans ce robinet d’images qui est ouvert en permanence. La télévision change de paradigme et les producteurs comme les équipes doivent s’y adapter.
La banalisation des sujets et des images
Traiter dans les années septante de l’homosexualité en début de
soirée était nouveau. Comme l’était de parler des interdictions
professionnelles en Suisse, de la situation des objecteurs de conscience ou des
atteintes à l’environnement pour ne citer que ces sujets. Aborder de tels
sujets au début du XXIe siècle est plus banal. Leur diffusion ne suscite plus
les mêmes passions, les mêmes critiques, les mêmes débats que ceux qui furent
le quotidien des producteurs et des équipes de Temps présent pendant
des années et qui, paradoxalement, contribuèrent dans une certaine mesure à sa
réputation.
Les images comme les sujets se sont banalisés. Ce qui oblige les
producteurs à se renouveler en permanence tout en demeurant fidèles à ce qui a
fait la force et l’originalité de Temps présent.
Certes, tout au long de son existence le magazine s’est constamment renouvelé.
Mais le monde télévisuel du XXIe siècle exige plus que jamais de trouver de
nouvelles formes d’écriture pour retenir l’attention des téléspectateurs et les
séduire. Il faut diversifier les approches et les sujets, tenter des
expériences tout en continuant à porter un regard critique et indépendant sur
la Suisse et le monde. Il faut maitriser les nouvelles technologies sans en
être prisonnier et oublier l’essentiel.
La lecture de sommaires des émissions de ces dernières années
prouve que c’est le cas. Des reportages comme ceux consacrés aux enfants
placés, aux Roms, aux soldats américains en Irak, aux diplomates suisses en
Colombie, aux conditions de vie dans certains EMS, aux interventions de
Securitas ou aux Musulmans de Suisse, pour ne citer que ces quelques exemples
parmi tant de reportages de qualité, prouvent que Temps présent continue
d’être le miroir de la réalité et reste fidèle aux valeurs d’une télévision de
service public.
En dépit de la concurrence, de la logique de l’audience et de contraintes auxquelles n’étaient pas confrontés les pères de Temps présent, ses responsables continuent, jeudi après jeudi, de proposer aux téléspectateurs des enquêtes leur permettant de mieux comprendre les enjeux majeurs de notre société. D’où leur fidélité. Car, comme le disait en 2009 le conseiller aux Etats vaudois Luc Recordon, « tant qu’on aura une émission de cette qualité, nous verrons sur notre écran quelque chose qui n’est pas futile ». » ■
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