L'Inédit

par notreHistoire


Le Général Guisan à la plage de Villette 1944

Bron photo, coll. Eric Ceppi/notreHistoire.ch

Nous sommes le 6 mai 1944. Dans un mois va se dérouler, sur les côtes de la Manche, la plus formidable opération amphibie de tous les temps, le débarquement des forces alliées partant à l’assaut de la Festung Europa fortifiée par le maréchal Erwin Rommel. à Villette, sur les rives du Léman, le général Henri Guisan teste ce même jour une embarcation légère, à huit rameurs, résolument civile. La société locale de sauvetage baptise en effet un canot tout neuf, portant le nom du commandant en chef de l’armée suisse « par autorisation spéciale » de l’intéressé, « un geste que la population de Villette n’oubliera pas », assure la Gazette de Lausanne. Le cavalier et gentleman farmer Guisan, au vrai, ne semble pas trop à l’aise dans l’embarcation.

A circonstance exceptionnelle, manifestation grandiose. Le programme comporte un culte matinal au temple, des courses de canots opposant les sections régionales du Sauvetage (les voisins français, occupés, ne sont hélas pas de la fête), on entend la fanfare de Grandvaux et le chœur mixte de Villette-Aran, on écoute enfin des discours dans une cantine bondée. La Feuille d’Avis de Lausanne relève la présence des syndics du coin, de deux conseillers nationaux venus en voisins – Paul Chaudet de Rivaz et Frédéric Fauquex de Riex – « et de tout ce que le Léman compte comme fidèles habitués de ces fêtes ». On aime le lac et les sauveteurs sont admirés, certes, mais la foule est surtout venue applaudir le général.

Une figure paternelle

Il le sait, et il aime ça. La popularité d’Henri Guisan n’a fait que croître depuis son élection par les Chambres fédérales en août 1939. Il l’entretient par une débauche de visites, inaugurations, dîners, apéros et réceptions aux quatre coins de la Suisse. Un satiriste français le caricature étudiant la carte… des mets, serviette autour du cou, et le baptise « Riquet la Fourchette ». Futiles occupations, mais indispensables. La cote d’amour du général est un facteur stratégique : il est censé incarner l’unité du pays, contrairement à ce qu’on vit lors de la Première Guerre mondiale (le « fossé moral » de 1917 entre Welsches et Alémaniques). La figure paternelle de Guisan rassure les Suisses, et son rayonnement assure l’armée que tout le peuple est derrière elle, même lorsqu’elle se retire dans le Réduit alpin.

Après la guerre, Guisan ne désarmerait pas sur le front des acclamations, auxquelles il n’était pas du tout allergique. Refusant peu d’invitations, il aimait aussi être applaudi aux manifestations culturelles ou sportives qu’il honorait spontanément de sa présence. Il s’y pointait volontiers avec un léger retard, pour que son arrivée ne passe pas inaperçue : « Nous avons le plaisir, annonçait le speaker du stade, de saluer la présence du général Guisan ! » Ovation dans les tribunes. Personne ne reçut, en Suisse, d’aussi grandioses funérailles, et sa popularité muta, sans faiblir, après sa mort : l’historien Willi Gautschi conclut sa biographie monumentale du Vaudois sur un chapitre justement intitulé « vénération posthume ».

Reste le lac, élément essentiel de cette histoire. Il n’est pas de héros vaudois qui ne baigne sa gloire dans le Léman. N’en déplaise aux Combiers, Ormonans, Broyards et autres citoyens périphériques, l’image quintessenciée du canton se cadre entre Lausanne et Lavaux, les pieds dans l’eau et les yeux sur la vigne. En ce sens, la popularité d’une figure vaudoise se parachève dans le rapport au lac. Le top, c’est d’être statufié, en bronze, sur la rive. Comme Henri Guisan à Pully, et Jean-Pascal Delamuraz à Ouchy.■

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Les autres photos de cette journée
La galerie du Général Guisan
Un autre Vaudois à l’inauguration d’une barque de sauvetage: Paul Chaudet, en 1968, une vidéo des archives de la RTS

Promenade sur le pont du Mont-Blanc

Coll. A. Salamin/notreHistoire.ch

Sur un des piliers bordant le pont du Mont-Blanc, trônant au-dessus de la tête de ce couple élégant, un panneau émaillé de la Ville de Genève rappelle qu’il est interdit de cracher par terre dans les années 1950.  Reliquat du temps maudit de la tuberculose, dans la première moitié du XXe siècle, quand le risque de contamination était partout où les hommes laissaient leurs miasmes dans l’espace public !  D’ailleurs, cette interdiction était aussi notifiée dans les trams genevois, pour preuve cette photo des années 1930 (regardez le détails, en haut de l’image) :

De face: Marthe Richon (1889-1973), enseignante à l'École Supérieure de Jeunes Filles. Coll J.C. Curtet.

Depuis les travaux de Pasteur à la fin du XIXe siècle, le crachat est dans la ligne de mire des autorités. En France, sous Pétain, une loi de 1942 interdit formellement de cracher par terre; travail, famille, patrie et… hygiène publique! Mais après la Seconde Guerre mondiale, les progrès de la médecine et l’éducation vont favoriser plus de civilité dans ce domaine. Il faudra attendre les années 1960 pour voir disparaître ces panneaux interdisant le cracher.

Et aujourd’hui ? On crache à nouveau, oui. Et surtout sur les terrains de foot. Nous sommes tous d’accord: pas une retransmission à la télévision d’un match sans quelques glaviots en direct ! Le retour de l’interdit se fait pourtant dans nos rues. Si en juin 2016, le Conseil national a refusé d’inscrire dans la loi la répression de la souillure dans l’espace public, les villes suisses prennent une à une les mesures qui s’imposent. A Lausanne, par exemple, tout employé communal assermenté peut amender un contrevenant pris en flagrant délit. Il vous en coûtera 100 francs, et inutile de plaider qu’aucun panneau l’interdit… ■

Références

Martin Monestier, Le Crachat. Beautés, techniques et bizarreries des mollards, glaviots et autres gluaux, au Cherche-Midi

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Quand la Suisse luttait contre la tuberculose: un choix de vidéos de la RTS

Avant la Suède

Coll. archives de la RTS/notreHistoire.ch

En pleine nature, à mille mètres d’altitude, l’élite mondiale du sport a pris ses habitudes à Macolin. L’Ecole nationale célèbre ses 75 ans. Les vieux Biennois ont tous croisé en 1954 Pelé chez le coiffeur ou Pelé à l’épicerie du coin. Ou Pelé à la rue de la gare. En vielle ville ou au bord du lac. Des légendes comme le roi Pelé ou comme l’athlète britannique multi-médaillé Sebastian Coe, ou encore le triple champion du monde suisse Werner Günthör (poids), partagent le fait d’avoir préparé leurs échéances capitales à Macolin.

Au moyen d’un funiculaire bien rôdé et nouvellement remplacé, la ville de Bienne se situe à quelques encablures et à un quart d’heure en funi de l’Ecole nationale de sports. Mais 600 mètres de dénivellation les séparent. En 1954, le Mondial de football s’était disputé en Suisse. Et à l’instar de la Nati, la Seleçao brésilienne avait pris ses quartiers à Macolin précisément. « Dans un cadre idyllique », selon l’expression du commentateur sportif de la télévision suisse romande de l’époque qui – dans nos archives – nous convie dans la lucarne à un talk-show n’ayant rien à envier aux plateaux d’aujourd’hui… il y a 65 ans !

Bras dessus bras dessous

Devant les caméras des actualités sportives de jadis, à l’avant-veille d’un match crucial contre la Suède, le coach national suisse Karl Rappan et son adjoint Roger Quinche répondent aux questions des journalistes Raymond Pittet (Tribune de Lausanne), Frédéric Schlatter (journaliste libre) et Marc Mayor (Feuille d’Avis de Lausanne). Les sapins de Macolin servent de décor. Avec son appareil, le caméraman survole les installations sportives d’un site devenu avec le temps quasiment mythique et qui fête cette année ses 75 ans d’existence.

Sur les hauteurs, là où l’on admire par temps clément le panorama longiligne et majestueux des Alpes, l’équipe de Suisse de football prépare avec minutie son match. Mais toujours dans la bonne humeur. Bras dessus bras dessous. L’esprit d’équipe. Autour de la table, on discute sur la forme physique de nos internationaux. On cite le célèbre Robert Ballaman. On craint la Suède pour sa défense. « Ce sera un match de Coupe, pas un match de gala », prédit le coach.

L’équipe du Brésil, qui préparait à quelques mètres sa partie contre la Hongrie, était soignée aux petits oignons à Macolin. Une Maison dite du Brésil avait même été spécialement érigée pour elle dans les pâturages. A hauteur des bovins, des chèvres et des noisetiers. La Maison de la Nati était mitoyenne. Mais Macolin ne porta finalement guère chance, ni aux uns ni aux autres, en cette année 1954. Le parcours de la Nati s’acheva avec les honneurs par une défaite en quart de finale contre l’Autriche (5 à 7 !), à Lausanne devant 35’000 spectateurs. Et celui de la Seleçao se termina aussi en quart face à la Hongrie.

Cocon protégé

A l’écart des gaz d’échappement et de la pollution urbaine, l’Ecole nationale de sports continue aujourd’hui d’être courtisée par le monde sportif. Une sorte de cocon protégé figé à mille mètres d’altitude. Une hauteur idéale pour se ressourcer et se réoxygéner les poumons avant les grands événements. En 1877 déjà, deux médecins biennois avaient lancé l’idée d’y construire là un établissement de cure. Un Grand Hôtel (le Kurhaus), aux allures de château bâti dans le style classique de la fin du 19e siècle, vit ainsi le jour. Avec un jardin anglais en terrasse. L’édifice trône toujours crânement au-dessus de la ville de Bienne et sert principalement aujourd’hui de réfectoire, de lieu d’hébergement et de cafétéria. A la veille des grandes compétitions, il est toutefois encore possible d’y distinguer des athlètes ruminer en eux des revanches à prendre.

Mais Macolin, site de cure et de villégiature de la Belle Epoque, vit son apogée être contrarié par l’irruption de la Première Guerre mondiale (1914-1918). La mode n’était plus vraiment aux cures de jouvence. On désertait les lieux. Le fameux « cadre idyllique » dut finalement sa seconde vie à la reconnaissance par la Confédération, au sortir du second conflit mondial (1939-1945), de l’importance de plus en plus grande prise par le sport dans la société. Et notamment l’essor de la gymnastique qui était déjà enseignée dans les écoles. L’idée de créer un centre national de formation prit ainsi corps dans les esprits.

Plusieurs villes et stations étaient candidates pour remplir cette mission. Des grands centres – Lausanne, Lucerne, Bâle – mais aussi des sites campagnards tels que Macolin ou Chaumont, au-dessus de Neuchâtel. Le 3 mars 1944, le Conseil fédéral approuva la création d’une Ecole fédérale de gymnastique et de sport sur le site de Macolin. Trois ans plus tard, les activités commencèrent. ■

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Références

L’Office fédéral du sport à Macolin de Walter Mengisen, Reto Mosimann, Dieter Schnell et Martin Schwendimann (édité par la Société d’histoire de l’art en Suisse, 2019).

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D’autres vidéos des archives de la RTS consacrées à Macolin

Retrouvez cette photo dans un article de L'Inédit

Coll. Marcel Maurice Demont/notreHistoire.ch

Ce récit de Marcel Maurice Demont, publié sur notreHistoire.ch relate les quatre jours d’ascension hivernale de la face nord de la Pointe Mourti (3564 m.) dans le canton du Valais, que l’auteur a accomplis en compagnie de l’alpiniste Werner Kleiner en février 1968 (les intertitres sont de la rédaction).

«  A maintes reprises, nourris par la belle espérance d’en réussir le premier parcours à la saison des frimas, nous nous étions aventurés à la rencontre de cette montagne immergée dans l’austérité des grands hivers d’antan, persistants, froids, rehaussés de neige. Plusieurs cordées étaient en concurrence, ambitieuses, talentueuses. Les essais se suivaient, aucun n’aboutissait. L’abrupte face septentrionale avait vu se succéder et s’échiner en vain : Daniel Cochand, funambule des clous de forgeron plantés de quelques millimètres seulement, architecte des corniches pourries, charpentier des surplombs branlants, maître de cérémonie des retraites précipitées; Albert Zulauf et son pas de la boille; Guy Genoud, un aigle respectueux des traditions; Claude Forestier dit Fofo, le rochassier surdoué; Heinz Leuzinger, familier des grands exploits; Werner et Marcel, les inséparables copains, des guides, tous.

L’un envoyé en mission par le CICR dans les sables brûlants du Yémen, l’autre tombé en amour, un autre encore occupé à enseigner le stemm sur les pistes de ski du Val d’Anniviers, quelques-uns inatteignables, en cette fin de février 1968, il ne restait que Werner et moi pour diriger nos pas vers le but isolé.

Un coup de téléphone, on s’était compris à demi-mots :

« Ce soir vers minuit, demain matin à quatre heures, puis on verra, crampons, méta – de l’alcool à brûler solidifié en plaquettes -, vis à glace, cordes, pitons, piolet, skis pour l’approche, bivouacs, retour par la voie normale ».

Aller vers le monde d’en haut

Il s’en était suivi que nous avions connu une première nuit blanche : le matériel à préparer, la nourriture solide à sélectionner, traiter les chaussures (en cuir et à lacets, à chaque sortie on se gelait les pieds), trouver le couteau suisse. Puis les kilomètres en voiture, le rendez-vous dans la nuit aux Plans-sur-Bex, encore des kilomètres, mettre les chaînes à neige, fin de la route – Grimentz -, chausser les lattes, charger les sacs, fuite en avant.

On avait eu hâte de quitter le monde d’en bas, des soucis quotidiens, pour pénétrer dans ce domaine qui est aujourd’hui encore le nôtre, un univers fait de silence, de beauté, de projets longuement mûris, de grandeur escomptée, d’authenticité à préserver : le monde d’en haut. L’air était merveilleusement frais, la neige crissait sous les skis, nous nous étions éloignés du village, à travers la forêt, poussant nos ombres devant nous au rythme lent des longs voyages à la recherche de soi-même dans les grands espaces libres. Bouillonnant de force, nous appréciions pleinement les heures qui s’écoulaient. Nous avions gagné de l’altitude, dépassé les derniers mélèzes, le jour s’était levé alors que nous faisions la pause au pied de la moraine dont la crête accidentée indiquait la route à suivre. Notre but, bien qu’encore lointain, était visible pourtant, il attisait notre désir et faisait naître les premières craintes. Le soleil qui nous réchauffait, le thé brûlant tiré des bouteilles thermos avaient rapidement dissipé ce début d’anxiété, on avait échangé quelques paroles optimistes avant de se remettre en route. Sueur dans les yeux, bretelles du sac qui scient les épaules, retendre les sangles d’une peau antidérapante, regard rapide à l’altimètre, garder le rythme, faire une bonne trace, coup d’œil en arrière, c’est beau, en avant, c’est haut.

Ainsi s’était écoulée la première journée. Nos préoccupations étaient sans rapport avec l’avance de deux aiguilles sur un cadran, nous pensions et agissions en termes de température, de qualité de neige, de choix d’itinéraire, de danger d’avalanches, de possibilités de bivouac, de soleil qui réchauffe et fortifie le moral, de tempêtes soudaines et violentes qui aveuglent, glacent, engourdissent, prennent la vie.

Des vivats en direction des étoiles

Après la moraine, il y avait des pentes abruptes chargées de neige fraîche, puis un couloir plus escarpé encore. Nous avions déposé nos planches. Tantôt enfonçant jusqu’à hauteur des hanches dans des amoncellements de neige molle, parfois dérapant sur des plaques de glace vive, essoufflés, nous avions atteint le plateau glaciaire supérieur, altitude 3000 mètres, à la nuit tombée. Se détendre, reprendre des forces, bivouaquer, un mot tout simple qui évoque de nombreux bons souvenirs, des heures terribles aussi, parfois, dans la tempête. Un rapide sondage, là, sur la rive gauche du glacier, sous un mur vertical, face à notre paroi. Sortir les pelles, creuser posément, ne pas se mettre en nage, ne pas rater son affaire, préserver les vêtements des mouillures, la nuit sera longue. Une pelletée inconsidérée endommageant la paroi de l’abri improvisé le priverait de ses qualités isolantes et nous exposerait à de grands risques.

« Et puis zut ! » L’emplacement que nous avions choisi se situait à l’aplomb d’une crevasse qui baillait en son centre. « Nous nous accommoderons de la crevasse en nous couchant transversalement, » avions-nous décidé à l’unisson.

Alors que je donnais les derniers coups de pelle, Werner, en se gelant les doigts, sur notre petit réchaud fondait de la neige afin de produire un maximum de liquide. On avait avalé pêle-mêle du pain de seigle dur comme de la pierre et de fines tranches de viande séchée parsemées de cristaux de glace, blandices arrosées de boissons très chaudes. Après quelques vivats lancés en direction des étoiles, cris primaux, déversements émotionnels, par reptation nous nous étions glissés dans la caverne. Préparatifs habituels à la nuit qui nous attendait : enfiler les uns par-dessus les autres tous les vêtements disponibles, nous n’avions pas de sacs de couchage, pièces d’équipement trop coûteuses pour nos petits revenus de jeunes guides professionnels, s’isoler du sol en s’étendant sur le sac à dos au préalable vidé de son contenu, pas de natte isolante non plus, à l’époque dont je parle ce luxe nous était encore inconnu. Il est de règle dans cette situation que les premiers instants soient ressentis comme supportables, puis petit à petit le froid s’insinue, pénètre les chairs, glace les os, des crampes se manifestent, les pensées s’envolent vers les êtres aimés, on est dans le doute.

En dépit de la température très rigoureuse qui régnait à l’intérieur de notre trou de neige, Werner n’avait pas tardé à s’assoupir.

Quelques années plus tard, en état d’hypothermie, il échappera de peu à une mort silencieuse. Lors de notre tentative de traversée hivernale intégrale des Dents du Midi, les 22, 23, 24 décembre 1970, alors que nous bivouaquions sur une petite terrasse suspendue entre la Cime de l’Est et la Cathédrale, le thermomètre dont nous étions pourvus indiquait 35° centigrades au-dessous de zéro.

On ne voyait pas à trois pas

Frappé d’insomnie, j’avais eu bien du mal à respecter le sommeil de mon compagnon. Mon attention éveillée par un imperceptible changement d’atmosphère, j’avais sorti la tête de l’abri:

« Werner! Il neige ».

On ne voyait plus à trois pas, des bourrasques de vent froid m’avaient repoussé à l’intérieur. Réveillé en sursaut, Werner avait saisi le sérieux de la situation au quart de tour, l’itinéraire qui nous avait conduits en ce lieu était exposé aux avalanches, d’importantes chutes de neige nous coinceraient sur ce haut plateau pour plusieurs jours. Misant sur la probabilité d’une ascension rapidement enlevée, nous avions calculé les vivres et le combustible pour la cuisine au plus juste – 48 heures -. Il fallait battre en retraite aussi longtemps que c’était encore possible. Après avoir réuni notre matériel à la hâte, nous avions bouclé nos sacs. Mal faits, dans la précipitation, ils nous avaient déséquilibrés tout au long de la descente. A tâtons, dans l’obscurité, glissant, inquiets, frigorifiés, nous avions dévalé le couloir qui filait vers le glacier en contrebas de notre abri. Notre bonne étoile nous avait guidés en droite ligne sur le dépôt de skis. Chausser les lattes et descendre dans ces conditions n’avait pas été de tout repos. Pourtant la chance ne nous avait pas abandonnés, au prix de quelques heures d’efforts, nous avions rejoint le pied de la moraine sans que se produise d’évènement fâcheux.

Les chutes de neige, peu à peu, comme à regret, avaient cessé, le vent s’était calmé, le ciel s’était éclairci. De quelques coups de pelle, nous avions rapidement aménagé une étroite banquette pour, assis côte à côte, attendre le lever du jour. Ce branle-bas avait pris du temps, le soleil n’avait pas tardé à enflammer l’horizon, avec lui avait réapparu la confiance. Remettre en ordre le matériel, casser la croûte, se reposer un peu aussi. Deux nuits sans sommeil déjà, dont une de fureur et de bruit, et un jour d’efforts soutenus, tout ou presque à recommencer :

– Werner, on remonte ?

– Oui, Marcel, on remonte.

Sur les traces effacées de la veille, nous avions repris la direction de la caverne de neige, nous demandant si nous n’étions pas, en vertu de fautes passées, condamnés pour l’éternité à ce va-et-vient épuisant.

Au loin, le ronronnement d’un moteur d’avion

Le soleil qui réchauffe les corps fortifie les résolutions. Les craintes de la nuit s’étaient rapidement effacées, laissant la place au désir de rattraper le temps perdu.

Quelques heures plus tard, le ronronnement d’un moteur d’avion nous avait fait lever les yeux. C’était un ami de Werner qui, comme promis, venait d’un balancement d’ailes partager un peu de notre histoire, épouser notre allégresse.

La nuit tombante nous avait rattrapés au seuil de notre caverne, lieu déjà familier, rassurant. Rite immuable, pratique réglée: boissons brûlantes et sucrées, plaisanteries salées, chansons païennes, monologues, mélancolie. Et enfin, le silence, troublé de temps à autre par le grondement des séracs qui s’effondrent au loin, par le gémissement du glacier qui coule vers la vallée en se contorsionnant, par le son que produit une pierre dévalant le flanc de la montagne, bruit qui grandit, s’accentue, puis progressivement diminue, cesse.

Nous nous étions arrachés à la froideur de notre couche bien avant les premiers feux de l’aurore. Petit-déjeuner expéditif, lacer les chaussures, passer les guêtres, fixer les crampons, classer le matériel, s’encorder: des mots. Par une température de vingt degrés au-dessous de zéro: l’éprouvante matérialité des faits. Nous avions laissé derrière nous tout ce qui n’était pas strictement nécessaire: le réchaud, quelques vêtements de rechange.

Premièrement, il y avait un plateau glaciaire à traverser, la neige était profonde, la trace que l’on aurait voulue rectiligne sinuait, s’incurvait, s’agrémentait d’arabesques aux alentours des crevasses.

Ensuite, nous avions franchi sans encombre la rimaye dont le mur amont penchait dangereusement vers un gouffre étroit et profond. Tour à tour, nous nous étions relayés en tête de la cordée. Les premières longueurs de corde s’étaient déroulées dans une pente abrupte de neige compacte. Confiants dans l’efficacité de nos crampons, nous avions progressé rapidement et nous n’avions pas tardé à buter sur le principal obstacle de l’ascension, un mur de glace d’une grande hauteur dont l’inclinaison était proche de la verticale. Relais, j’avais pris la tête de la cordée. La glace à la consistance dure du béton refusait d’accepter les vis, les tire-bouchons Marva, tête rouge, corps noir, pour les anciens. Peu importe, j’en avais inséré une par-ci, engagé l’autre par-là, dans de petites cassures, des fêlures, des lézardes. Dénuée de toute qualité protectrice, cette mesure hasardeuse avait valeur de soutien moral. Nouveau relais, petites encoches pour le bout des pieds, Werner avait pris la tête. Vingt mètres plus haut, il s’était trouvé en difficulté, un bombement de glace qu’il avait à franchir avec un seul piolet droit à manche en bois le repoussait. Il avait tenté un grand écart risqué avant de battre en retraite, ça ne passait pas. Werner s’était déhanché, et à bout de bras avait taillé une profonde marche dans la glace, puis il avait lancé sa jambe droite, atteint la marche, ramené sa jambe gauche. L’affaire était engagée, mal engagée : cambré en arrière, rejeté par le renflement qui le surplombait, griffant la glace de la pointe de son piolet, Werner vacillait, menaçant de tomber. Serrant la corde de caravane de mes mains gantées, j’avais senti un grand frisson secouer tous mes membres. Spectateur d’une imminente navrante déconfiture, conscient d’avoir tantôt à y interpréter un rôle qui, bien que muet, serait de premier plan, j’avais tourné un regard angoissé vers la rimaye entr’ouverte pour nous accueillir, cent cinquante mètres au-dessous. J’ai gardé souvenance de ces instants inquiétants, de cette lutte pour la vie contre la mort qui rôde à la recherche d’une proie.

« C’est bon! »

Werner avait lancé ce cri libérateur alors que, dans un dernier geste, projetant une main vers le haut, il l’avait refermée sur un clou de charpentier, planté là, incongru, pris dans la glace. En quelques mouvements rapides, il était sorti du mur. Je l’avais rejoint, muet d’étonnement. L’explication de cette énigme nous avait été très vite donnée. Plus bas, sur le plateau glaciaire traversé quelques heures auparavant, dans nos traces, une silhouette avançait rapidement. Le jour suivant, en lisant le message écrit à notre intention sur la bouteille de vin blanc qu’il avait déposée sur le glacier, nous apprendrons qu’il s’agissait de Vital Vouardoux, le célèbre guide et skieur de compétition de Grimentz. On avait échangé des cris, des gestes, on s’était compris. Une cordée concurrente, deux aspirants guides, la cordée Genoud et Vouardoux fils, avait nourri la même ambition. Au cours d’une reconnaissance récente, elle avait partiellement équipé le ressaut de glace, d’où le clou de charpentier. Cette face vierge en hiver était à l’époque très convoitée. Là-dessus, à l’improviste, débarquement de Werner et de Marcel, voleurs de première malgré eux. De part et d’autre on avait hurlé des explications. Vital avait eu les derniers mots:

« Sans rancune, félicitations. »

Le sommet rougeoyant dans le ciel crépusculaire

Vital Vouardoux s’était chargé de descendre sur le plateau glaciaire inférieur le matériel que nous avions abandonné sur les lieux de notre bivouac. Il y avait ajouté un flacon pour fêter notre toute proche réussite et quelques mots écrits par lesquels il nous demandait de passer chez lui à notre retour. Le billet disait encore qu’il était question de quelques bonnes bouteilles à déboucher. L’affaire s’arrangeait plutôt bien. Mais, pour l’instant, en dépit du froid, il faisait soif, nos gourdes étaient vides, des Borde Flasche en alu avec bouchon de liège, celles du réchaud du même nom. Nous étions à court de combustible, raison pour laquelle nous avions laissé notre réchaud à la caverne de neige. Quatre cents mètres de face étaient encore à gravir pour atteindre le sommet. Ensuite il faudrait songer à redescendre.

La pente avait perdu de son inclinaison, en conséquence elle était recouverte d’une importante épaisseur de neige qui adhérait mal à la sous-couche de glace. Le tout était très instable et menaçait de partir en avalanche. Nous procédions comme suit: à chaque pas, nous tassions la neige avec les mains d’abord, puis avec les genoux, et enfin avec les pieds. Parfois, la neige manquait à tel point de faculté de cohésion, qu’elle ne pouvait pas être compactée. En ce cas, nous cramponnions, directement à travers la couche de neige, dans la glace sous-jacente. Tous les quarante mètres nous excavions un relais. De temps à autre, lorsque la glace affleurait, nous placions une vis. Nous sentions la fatigue maintenant. Quelques incidents mineurs s’étaient produits, j’avais perdu un crampon, Werner avait dérapé et dans l’effort désordonné qu’il avait fourni pour freiner sa glissade, de ses crampons acérés il avait déchiqueté son pantalon tempête.

Enfin, nous avions gravi les dernières longueurs de la face, nous nous étions arrachés du trou d’ombre dans lequel nous étions plongés depuis l’aube, nous avions atteint le sommet rougeoyant dans le ciel crépusculaire.

Emotion, joie, les premiers, toutes ces hauteurs sublimes alentour, les Aiguilles de la Lé, le Pigne, ce ruissellement de splendeurs, le Grand Cornier, la Dent Blanche.

La nuit nous avait surpris sur l’arête rocheuse conduisant au long glacier crevassé que nous avions à traverser pour atteindre le refuge où nous espérions trouver de quoi manger, boire, nous réchauffer, nous réjouir. Nous avions enlevé la corde, chacun pour soi, et aujourd’hui encore, 42 années après les faits, je m’interroge sur cette attitude risquée.

Nous avions rejoint la cabane de Moiry, allumé le feu dans le fourneau potager, fondu de la neige, au moyen des vivres de secours préparé un repas.

Et le vent / Qui devant la porte chantait / L’accomplissement de notre rêve d’enfant / D’un souffle léger saluait. ■

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