Achat de produits locaux et de saison, magasins en vrac, cuisine des restes, zéro déchet… Ces notions sont aujourd’hui bien connues et diffusées au sein d’un pan de la société soucieux de son alimentation et d’écologie. La lutte contre le gaspillage alimentaire s’organise. Des applications permettent de localiser les invendus et de les acquérir à moindre coût. Les fruits et les légumes non calibrés sont vendus ou transformés, plutôt que rejetés. Pourtant, « en Suisse, un ménage jette jusqu’à 100 kg de denrées par an et par habitant », selon la Fédération romande des consommateurs (1). Tandis que la crise actuelle du Covid-19 révèle toute une population qui n’a plus les moyens de se nourrir dignement, de petits panneaux visibles sur les étagères de certains magasins appellent à acheter avec scrupule et à ne pas charger son caddie de réserves inutiles qui finiront, peut-être, à la poubelle. La « cuisinière nationale » Betti Bossy a d’ailleurs publié un livre des Restes à la cuisine, révélateur de cette tendance qui veut que l’on prenne conscience du fait que le gaspillage n’est plus possible de nos jours.
Une bonne ménagère, épouse et mère…
Il est intéressant de constater que ces
questions ne sont pas du tout nouvelles, mais qu’elles s’inscrivent dans une
histoire longue que l’on peut découvrir en feuilletant les cahiers scolaires de
cuisine du temps passé. En effet, aux XIXe et XXe siècles,
les jeunes femmes des écoles ménagères suivent des cours de cuisine, en vue de
trouver par la suite un engagement en qualité de cuisinière. Dans d’autres institutions,
notamment à l’École secondaire et supérieure des jeunes filles de Genève, les
élèves assistent à des cours d’économie domestique, d’éducation féminine ou
d’hygiène pour apprendre à être une bonne ménagère, épouse et mère. Les leçons
de cuisine s’adressent donc principalement aux jeunes femmes, avant de devenir
mixtes dans certaines sections du cycle d’orientation à la fin des années 1960,
puis au collège à partir des années 1980.
Cet apprentissage en classe se fait aussi en étudiant les manuels scolaires tels que Chez Nous. Manuel d’éducation ménagère dédié aux jeunes filles des écoles primaires et des classes ménagères, de F. M. Grand (1925) ou La ménagère moderne genevoise. Conseils pratiques pour fiancés et mariés, de G.-E. Magnat (1945). Dans ces ouvrages et dans les cahiers manuscrits, les recettes proposées s’élaborent avec des produits frais et variés. Les plats sont entièrement préparés et cuits à la maison ; l’usage de conserves, pourtant présentes chez les épiciers, n’est pas indiqué. La future ménagère doit tout préparer elle-même et savoir cuisiner avec économie. Elle achète des produits bon marché, et veille à ne pas gaspiller l’eau durant la préparation du repas et le gaz lors de la cuisson des aliments. La plupart des recettes des cahiers de cuisine mentionnent ainsi le prix de revient par personne ; la cuisine se fait ici science de l’équilibre et du calcul : il faut savoir élaborer avec cœur un repas, qui soit sain, nutritif, varié et qui ne coûte pas beaucoup !
Aimer faire la cuisine et ne rien gaspiller
Dans le manuel de cuisine Chez nous, on peut ainsi lire : « Sont avantageux : les produits du pays, fruits, légumes, pommes de terre, au temps de leur principale production ; les dérivés de toutes les céréales, pour confection de soupes, poudings, plats doux ; les œufs en été; le lait; les fromages à pâte dure du Jura, de Gruyère ou d’Emmenthal ; les denrées vendues au détail : macaronis, nouilles, etc. Servir de la viande tous les jours à midi est onéreux. La remplacer parfois par d’autres aliments albumineux. Utiliser tous les restes. Éviter le gaspillage dans la préparation des aliments : peler finement les pommes de terre, les carottes, etc. » (p. 93) On apprend ainsi à cuisiner des mets avantageux (beurre, gâteau, mayonnaise économiques) et à préparer des conserves pour les saisons froides. Les aliments doivent être gardés dans des conditions qui favorisent leur conservation. Ils s’achètent à des prix attractifs lorsque c’est leur saison. Les achats se font auprès de détaillants, bons conseillers, qui travaillent avec les agriculteurs locaux. « La ménagère habile sait faire bonne chair avec peu d’argent. D’abord elle apporte du discernement et de l’attention dans l’achat des viandes et des denrées de toute espèce, puis à la préparation des mets, elle aime à faire la cuisine, sait utiliser les restes, connaît bien des recettes et ne craint pas la peine pour faire tout avec économie et goût » (cahier d’hygiène domestique, 1915, CRIÉE, inv. 9771).
L’infrastructure de la cuisine ainsi que la modernisation
des appareils cuisiniers sont aussi des questions qui sont développées au fil
des pages : la pièce doit être suffisamment lumineuse, le plan de travail
adapté pour favoriser la meilleure position du corps, des dalles et des
catelles permettent le nettoyage rapide et les casseroles doivent être à portée
de main. C’est un espace féminin ; l’homme n’y accède que pour être nourri.
Enfin, l’emploi des restes demeure une notion courante dans les livres et cahiers de cette époque. Rien ne doit être gaspillé. Pour ces générations marquées par les restrictions et les deux guerres mondiales, la nourriture est sacrée et il est indispensable de ne pas la gâcher. L’anticipation des menus de la semaine est une clé anti-gaspi et rien ne se perd, à l’image du pain rassis qu’il est possible d’accommoder de différentes manières. Depuis des siècles, le pain constitue un aliment de base, nutritif, pauvre en graisse et bon marché. Il est fabriqué chez soi ou acheté à l’extérieur, mais on l’économise et on le mange jusqu’à la dernière miette. Il existe ainsi de nombreuses recettes à base de pain sec (chapelure, croûtons, pain perdu, etc.), comme cette recette de la soupe au pain tirée d’un cahier de l’École professionnelle et ménagère. Alors, bonne lecture et bon appétit !■
Note
1 Dossier de la Fédération des consommateurs sur le gaspillage alimentaire
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