Deuxième texte de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, cette semaine, place aux oiseaux.
Les Genevois n’ont pas attendu Chris McSorley et sa mascotte volant à travers la patinoire des Vernets pour se projeter dans un aigle. Cet oiseau royal se déploie dans les armoiries de la cité depuis les Moyen âge, bien que d’une aile seulement – c’est une allusion historique à l’Empire. La demi-aigle, qui se détache en noir sur le fond jaune, partage l’écu avec la clé empruntée à saint Pierre, dorée comme il se doit, posée sur un champ rouge. En termes peu héraldiques, mon père commentait : « Demi-poulet grillé servi avec mayonnaise, et la clé de la cave pour le gamay qui l’accompagne. »
Mon père, originaire d’Einsiedeln, ne pouvait rester muet sur les deux corbeaux occupant les armoiries de l’abbaye et de la ville qui en est issue. Il en savait la légende. Le saint moine Meinrad, qui s’était construit là un ermitage (Einsiedelei), y fut tué en 861 par deux vagabonds convoitant les cadeaux que déposaient les pèlerins. Mais deux corbeaux que Meinrad avait apprivoisés suivirent les assassins, ce qui permit de les retrouver et de les condamner. Oiseaux vengeurs, plus forts que des chiens policiers !
En avant la grue!
Ma famille vivant dans le canton de Fribourg, je fus intrigué assez tôt par un troisième volatile d’armorial, la grue. Celle des comtes de Gruyère, emblème à notre époque du district de ce nom, m’impressionnait par son allure offensive – bec pointu, patte levée, plumes hérissées – que soulignait encore la devise du journal radical portant son nom : « En avant la grue ! » Les Gruériens étaient-ils belliqueux par nature ? J’appris à l’âge adulte que le toponyme Gruyère ne devait rien à l’oiseau, mais tout au gruier, sorte d’inspecteur forestier de l’époque féodale. Dans ma petite oisellerie blasonnée, la grue était donc intruse, et tant pis pour les radicaux bullois s’ils croyaient encore à ses vertus combatives.
Mais je m’interroge. Pourquoi trouve-t-on, dans les armoiries de nos cantons et de nos villes, si peu d’oiseaux qui nous soient familiers ? Oiseaux de la ville et des champs, du lac et de la forêt… Nombre de citadins ne verront jamais ailleurs qu’au cinéma voler l’aigle royal, mais tous ont l’expérience quotidienne du pigeon qui fiente et du moineau qui picore jusque sur les tables des terrasses. Les paysans distinguent parfaitement les martinets des hirondelles, et les promeneurs en forêt le chant du coucou des frappes du pic-vert. Quant aux pêcheurs, ils écoutent le cri des mouettes et glissent en silence leurs barques entre les cygnes, au bord des roselières.
Une foule d’oiseaux mériteraient, d’ailleurs, la promotion héraldique, au motif qu’ils peuplent notre imaginaire – la chanson, la poésie, les arts visuels en témoignent. Le rossignol chante sur la plus haute branche depuis longtemps, jamais je ne l’oublierai. Voici « l’errante hirondelle » de Lamartine, qui ne fait pas le printemps mais annonce mélancoliquement l’automne et nous remet en mémoire les morts aimés, Georges Brassens l’a très bien mise en musique. Les oiseaux ordinaires sont aussi porteurs de symboles évidents : gaieté du pinson, sagesse de la chouette, fidélité du chardonneret ornant en marqueterie les monumentales « armoires de mariage » que le menuisier du coin vous fabriquait pour la vie…
Nous protégeons le gypaète barbu, c’est entendu. Mais les petits, les obscurs, les sans grade ? Les oiseaux de tout le monde et de tous les jours ? J’ai peur que nous ne les aimions plus. Nous essayons de stériliser les pigeons, et rêvons d’exterminer les cormorans pour laisser aux seuls pêcheurs le droit de prendre des poissons. ■