Gonzague de Reynold (1880-1970) a donné pas loin de vingt ans de sa
vie, et consacré cent pages de ses Mémoires,
à la Société des Nations. C’est compréhensible, parce que le fondateur de la
Nouvelle Société helvétique l’avait engagée dans le soutien à l’entreprise
« genevoise » de reconstruction politique d’un monde bouleversé par
la Grande Guerre. Mais c’est paradoxal, parce que rien n’était plus étranger à
cet aristocrate catholique et autoritaire que les fondements idéologiques de la
SdN. Le moralisme protestant et l’idéalisme wilsonien, l’universalisme des
droits de l’homme, l’héritage démocratique des Lumières et de la Révolution
française, pour tout dire, lui hérissaient le poil.
Réactionnaire au plein sens du terme, l’intellectuel fribourgeois ne pleurniche pourtant pas dans le rétroviseur. A l’aise dans l’action, méthodique, assumant pleinement la modernité des méthodes et des instruments de travail, il aime le pouvoir et maîtrise les tactiques de sa conquête. Le parfait homme du monde se transforme aisément en homme de réseaux, proposant ses services puis sachant se rendre indispensable : avez-vous un rapport à rédiger, cherchez-vous à mettre en contact deux personnes qui s’ignorent, voyez Reynold. Il fait carrière à la Commisssion de coopération intellectuelle de la SdN, où on l’a nommé au printemps 1922. Aussitôt bombardé rapporteur général de cette institution, il accompagnera jusqu’en 1939 le développement de cette préfiguration de l’Unesco : ses filiales et sous-commissions spécialisées se préoccuperont en effet d’éducation, de science et de culture. Il s’agit, au départ, de rétablir des possibilités d’échange et de collaboration entre chercheurs et penseurs de pays ravagés par la guerre… ou tenus en défiance par les vainqueurs. A la « Copé », Reynold s’occupe aussi de « cinématographe éducatif »; la création d’un institut dans la capitale italienne lui offre une liaison qu’il va renforcer avec le fascisme et son Duce.
Car notre homme nourrit un rêve grandiose : subvertir la Coopération intellectuelle, puis par conséquent la SdN entière, afin de restaurer une Europe rétro, celle du Saint-Empire romain germanique. Dans l’obéissance au Pape, les dictateurs modernes l’agenceraient de manière fédéraliste, en respectant les génies nationaux : tels Dollfuss en Autriche, Salazar au Portugal et d’abord Mussolini en Italie. Quand Reynold fait miroiter à ses auditoires les perspectives universalistes de l’institution genevoise, on pense à l’instrumentalisation par le Duce du concept de l’universalité de Rome, dont le Fribourgeois se fera un militant. Et l’on comprend que la carrière internationale du Fribourgeois n’en a certes pas fait un internationaliste. La SdN s’abîmera sans gloire, mais pas sans regrets à ses yeux. Car l’Allemagne nazie l’a quittée, elle n’a pas su garder l’Italie, et surtout elle a intégré l’URSS.
Du moins sa Commission de coopération intellectuelle a-t-elle commencé brillamment, bien qu’à très petite échelle : douze membres, pas plus. Le mémorialiste fribourgeois ronronne de plaisir en évoquant ses pairs, livrant une galerie de portraits bien frappés et se flattant de la prestigieuse collection d’anecdotes et d’autographes que la « Copé » lui a valu. Deux lettres de Marie Curie, trois d’Albert Einstein ! Mais ce pauvre Albert manquait vraiment d’éducation. Avec Paul Valéry, qui a des manières et de la culture, le Fribourgeois échange des vers pour tromper l’ennui des séances. Et le thé chez les Bergson, chaque été, dans leur chalet vaudois ! Et les gueuletons à Lyon, en compagnie d’Edouard Herriot, maire inamovible et monstre sacré de la politique française (« Quant il avalait de la salade, je songeais à la rentrée des foins ») ! Mais Reynold, qui a l’estomac plus fragile que la mémoire, confesse qu’il n’en a guère profité. ■
Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Daniel Rup, illustré par une photo de Sylvie Bazzanella.
En 2019, nous suivions un joli parcours de Lausanne Jardins avec des amis. Près du Parc de Valency, à l’avenue d’Echallens, nous nous arrêtâmes devant un joli petit massif de buissons. Nous entendîmes des pépiements d’oiseaux fort mélodieux. Intrigué, je passai la tête à travers les rameaux, mais je ne perçus aucun oiseau. Je finis par découvrir des haut-parleurs qui diffusaient ce joyeux gazouillis. Il me transporta un demi-siècle en arrière. Une histoire à dormir debout.
1960 et des poussières, j’habitais à Pully-Nord, dans une maison de 6 appartements. Les familles partageaient, non seulement la chambre à lessive, l’étendage, la cour intérieure mais aussi le jardinet avec son « tape-tapis ». Chaque maman, à son tour, pendait son tapis sur la barre transversale et, au moyen d’une tapette en osier, battait la carpette jusqu’à lui faire recracher tout ce qu’elle avait avalé la semaine. Les papas, curieusement, n’avaient pas l’usage de cette installation. Par contre, ma sœur et sa copine Rose-Marie se la réservaient pour des parties de « cochons pendus » et de gymnastique à la barre parallèle. Jean-Marc et moi-même l’utilisions pour des concours de « tirs au but ». On pensait bien qu’un jour on verrait des robots aspirateurs, des robots tondeuses à gazon, des appareils de photo volants télécommandés, mais on ne se doutait pas que le tape-tapis, le dévaloir et le petit commerce disparaîtraient.
La vie s’écoulait comme un petit ruisseau tranquille qui murmurait à l’orée des cheveux. À l’est, ma chambre donnait sur un grand champ, avec une ferme plantée en son milieu. (aujourd’hui occupé par le collège Arnold Reymond). Au sud, la chambre à coucher de mes parents s’ouvrait sur un verger très apprécié des oiseaux. Cette particularité joue un rôle central dans l’histoire que je suis en train de retracer.
Un jour, un couple de jeunes mariés vint s’établir sur le même palier. Pour mon père, le mariage, c’était pour la vie, alors que les couples « modernes », eux, avaient cessé de s’engager durablement. Il avait affirmé que les nouveaux voisins ne se faisaient guère d’illusions sur la durée de leur couple. Je m’étonnais de ce jugement à l’emporte pièce, sans même avoir fait la connaissance de ces personnes. Ce n’est que le lendemain que je compris le sens de sa boutade. On pouvait lire sur leur porte « Madame et Monsieur D. et N. Touchon-Dubois ».
Un deuxième jeune couple s’installa dans l’appartement au-dessus du nôtre. La moyenne d’âge s’effondrait ! Pleins d’énergie et d’enthousiasme, ces nouveaux venus organisèrent avec quelques amis une soirée fort animée. Parmi les dégâts collatéraux, il fallait compter avec l’insomnie. Mon père se retournait dans son lit, sans réussir à choper Morphée. Ma mère, tranquille, lui offrit une solution toute simple. Elle ouvrit une boîte de tampons auriculaires et en partagea le contenu. L’une s’endormit sans problème, alors que les tampons dans les oreilles de l’autre, épris de liberté, se dispersaient dans les draps. À quatre pattes sur le lit, il perdait patience. La chasse aux tampons dans la literie avait quelque chose d’exaspérant. Vaincu, il se leva. Il était déjà minuit moins quart. Il décida de s’habiller. Il pratiquait deux sortes de tenue. Il choisissait, soit un pantalon en velours côtelé brun ou beige avec une chemise à carreaux, généralement aux alentours du rouge lorsqu’il partait en forêt, soit un complet cravate dans toutes les autres occasions. Il ne s’agissait pas d’une sortie sylvestre, il enfila donc la tenue adéquate. Il ajusta la cravate dans la salle de bains, se passa un coup de peigne et descendit à la cave. Il choisit une bouteille et sonna à la porte de l’appartement « sonorisé ». Au jeune homme qui ouvrit, il déclara.
– Écoutez voir, j’avais gardé cette bonne bouteille pour une grande occasion, mais on voit bien, au bruit que vous faites, qu’il doit s’agir d’une grande occasion, alors je viens la boire avec vous !
Il se joignit à la compagnie et participa aux décibels. L’ambiance était encore montée d’un cran, si bien qu’il était déjà cinq heures du matin quand il descendit se coucher.
Il entra discrètement dans la chambre à coucher. Ma mère se réveilla et interrogea.
– Tu viens d’où ? – Je suis monté chez les voisins leur dire qu’ils faisaient beaucoup de bruit.
La cacophonie ayant cessé…
– Eh bien, tu as été convainquant ! Mais quelle heure est-il? – Il est minuit, fit-il sans rougir. Rendors-toi !
Elle dressa l’oreille.
– Mais ce n’est pas minuit, on entend les oiseaux chanter !
Il ne se démonta pas. Il ouvrit la fenêtre à deux battants.
– Faux-jetons ! cria-t-il.
Les moineaux restèrent cois pendant deux secondes, puis reprirent leur concert. C’était la première fois qu’ils se faisaient engueuler au petit matin. Mon père ne mit pas plus de deux minutes à s’endormir comme un nouveau-né. Il avait inventé la fête des voisins, qui se tint régulièrement depuis, dans le petit locatif. ■
Recevez les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter
Le brouhaha m’enivre. Du haut de mes huit ans, ce vendredi soir, je suis toute excitée d’être de sortie avec mes parents et mes deux grandes sœurs. Nous avons fait 45 minutes de route depuis notre village neuchâtelois. La salle de la Grenette, à Fribourg, est pleine à craquer – de monde, de fumée et d’espoir. Je choisis mes cartons avec soin: ceux qui comportent les dates de naissance des membres de ma famille.
Munis de sandwichs pour nous ravitailler en cours
de soirée, nous nous asseyons à l’une des longues tablées. Pour couvrir les
numéros, il y a mille petits carrés rouges translucides, tels des paillettes,
que je prends plaisir à faire couler entre mes doigts. Les jetons ronds de
toutes les couleurs, cerclés de métal, attisent eux aussi ma convoitise. Ils me font penser à des
bijoux ou des bonbons. J’envie les participants qui les ramassent en un geste,
équipés d’une poignée aimantée en plastique d’une couleur assortie. Sur les
tables trônent des gris-gris en tout genres, petites peluches, breloques ou
pendules déposés là pour s’attirer la chance.
Rituels à foison
«Treize !», annonce le crieur depuis l’estrade, puis aussitôt «Thérèèèèèse !», petit jeu de mot rituel dont il ne se lasse pas. Puis «Dix !…Deux fois cinq !», ou encore «Un !…Tout seul !». Et dans les soirées bilingues: «Quarante-huit… Achtundvierzig !», ce qui a l’avantage de m’initier avant l’heure au comptage dans la langue de Goethe. De temps en temps, le crieur égrène ses numéros d’une façon chantante, comme pour rompre la monotonie de sa litanie. Et il y a bien sûr les «Coup d’sac !» régulièrement réclamés par les impatients et les joueurs bredouilles.
La concentration règne dans toutes les rangées. Ce n’est que lors des pauses entre deux tours que les participants se remettent à bavarder et plaisanter avec les voisins. Certains ont devant eux une bonne douzaine de cartes, et je me demande bien comment ils font, surtout les dames âgées, pour avoir le temps de toutes les parcourir à chaque criée. J’en soupçonne de connaître leurs numéros par cœur. Moi, comme gamine, je dois être au taquet pour scruter l’ensemble de mes chiffres. J’essaye des tactiques diverses: mes yeux balayent ligne après ligne, puis colonne après colonne.
Plus qu’une case vide avant le carton – mon cœur bat la chamade. Les paniers garnis, très peu pour moi, de même que les bouteilles de vin. Je lorgne plutôt sur les lots en espèces. Deux cent francs… je m’imagine déjà en leur possession, palpant les billets. «Trente-neuf… trente-neuf… trente-neuf…», grommelle ma voisine entre chaque annonce de numéro, comme si la force de ses incantations pouvait influencer le tirage. «Cartooooon !», hurle une participante. S’ensuit une clameur générale dans la salle, mélange de félicitations et de râles de déception. Il faut voir le visage exultant de la gagnante, ses yeux brillants, remplis de fierté comme si elle venait de remporter une victoire en réalisant un exploit.
Emotions et symboles
Les tours s’enchaînent et ma capacité de concentration baisse au fur et à mesure. Il se fait tard. Je me réjouis du trajet de retour. Sur le siège arrière de la voiture, je me réconforterai en humant notre gain – le jambon fumé qui sent rudement bon – et je m’endormirai par intermittence, bercée par le ronron du moteur. Ici j’ai chaud, la fumée me prend à la gorge et j’ai mal à la tête. Les gens m’exaspèrent avec leur façon de prendre tout ça tellement à cœur. Le brouhaha me lasse.
C’était dans les années 1980. Les matches au loto
étaient alors en vogue. Organiser de tels événements permettait aux
associations locales de remplir leurs caisses. Cette exaltation des
participants, l’ethnologue Thierry
Wendling la trouve lui aussi déconcertante et fascinante à
la fois, comme il le relève dans une étude sur le sujet. En tant que joueur
d’échecs, il comprend que l’on puisse rester assis des heures pour pratiquer
une activité stimulante. Mais pour écouter les mêmes mots et répéter les mêmes
gestes si mécaniquement, à attendre quelque gain somme toute modeste ? Et
pourtant, le loto est très répandu à travers les pays du monde, où il est nommé
de manières fort diverses comme tombola, quine, bingo ou
encore rifle. Du reste, cette pratique requiert
quelques capacités non dénuées d’intérêt pour les seniors: concentration,
mémoire et dextérité manuelle. Ce qui frappe aussi, c’est cette alternance de
silence et de vacarme. Ainsi que ce paradoxe: le caractère très individuel de
ce jeu, qui s’inscrit pourtant dans un cadre et un rythme éminemment
collectifs.
Aujourd’hui je me me remémore ces soirées avec un sourire condescendant, les jugeant bien désuètes. Il m’en est resté toutefois un je-ne- sais-quoi, une nostalgie esthétique pour le matériel, peut-être – mêlée à mon éternel goût pour les jeux de toutes sortes. Dans mon logis parsemé de trouvailles de brocante, on voit ça et là d’intrigantes boîtes de lotos anciens. Leurs bords sont élimés et leur contenu m’émeut. Ces cartes aux coloris pastels, ces nombres aux typographies variées, et ces jetons en bois sculptés que je me plais de temps en temps à brasser, aligner, observer. Puis je les range sur l’étagère, bien calés à côté des échiquiers et des souvenirs rêveurs. ■
Depuis l’installation de la Société des Nations à Genève en 1920, un rituel s’est mis en place, celui des Assemblées annuelles de la nouvelle organisation internationale. A la fin de l’été, se dirigeaient sur les bords du Léman des Hommes d’Etat, des Ministres, les chefs de délégation des Etats membres, les représentants d’organisations non-gouvernementales, des délégués de minorités nationales et des peuples soumis aux Puissances coloniales ainsi que des défenseurs des droits politiques, sociaux, culturels, sans oublier de très nombreux correspondants de la presse internationale et progressivement des médias audiovisuels. Genève est rapidement devenue une sorte de Capitale mondiale, mais surtout une Capitale de la Paix.
De très nombreux discours étaient prononcés, souvent d’une
grande éloquence. Un des orateurs qui a marqué la mémoire, surtout par ses
élans rhétoriques en faveur de la paix, prononcés devant l’Assemblée de la
Société des Nations ou dans des séances de commission, c’est bien Aristide Briand.
Personnalité politique de premier plan en France, il a dirigé plusieurs gouvernements en tant que Président du Conseil, mais surtout il a dirigé la diplomatie française de façon presque continue entre 1921 et à quelques mois de sa mort en 1932. C’est à ce titre qu’il est le Délégué de la France à la SdN. Il s’est fait remarquer par son action en vue d’un rapprochement et d’une réconciliation avec l’Allemagne de la République de Weimar; action qui a conduit aux Accords de Locarno en octobre 1925 et qui prélude à l’entrée de l’Allemagne à la SdN et par conséquent au renforcement de cette organisation. Cette période des années 1920 connaît un développement intense de la coopération internationale dans tous les domaines.
Un pèlerin de la Paix
Grâce à son éloquence, Aristide Briand a été un promoteur talentueux de cette politique de Paix : il était qualifié de « pèlerin de la Paix ». Il a été l’artisan d’une alliance avec les Etats-Unis, absents de la Société des Nations, bien que c’est leur Président Wilson qui en avait été un des principaux instigateurs en 1919 ; à défaut d’une alliance franco-américaine, l’initiative de Briand a abouti à la signature en 1928 d’un Pacte à portée universelle, le Pacte Briand-Kelloggde renonciation à la guerre, approuvé par la quasi-totalité des Etats du monde, y compris l’URSS, qui ne faisait pas encore partie de la SdN. En septembre 1928, l’Assemblée de la SdN adopte dans la foulée L’acte général pour le règlement pacifique des conflits internationauxque tous les Etats sont invités à approuver.
Dans ce contexte de paix universelle, l’Assemblée de
septembre 1929 peut être considérée comme l’apogée du pacifisme. Réunis pour
célébrer le 10e anniversaire de la SdN, les délégués des Etats
présents, y compris les journalistes et les experts, dressent avec un
enthousiasme éloquent l’œuvre de paix mise en œuvre sous l’égide de la Société.
Il est intéressant de noter qu’à quelques semaines du grand
krach boursier qui ébranlera le monde à partir de l’automne 1929, les hommes
d’Etat et les diplomates sont portés à se féliciter de l’incontestable
amélioration politique et économique de l’Europe. Le délégué belge déclare
solennellement : « on sent l’approche d’une époque nouvelle et
l’éveil d’un esprit nouveau ».
La quasi-totalité des discours célèbre ce que l’on a appelé « L’Esprit de Genève ». En quoi consiste-t-il ? Il s’agit de la conviction que tous les problèmes qui affectent la vie des peuples et leurs relations extérieures peuvent être résolus par la concertation et la coopération internationale.
Dans ce climat de paix universelle, Briand et ses collègues peuvent se féliciter en septembre 1929, et à juste titre, des progrès accomplis dans la coopération politique pour constater a contrario que dans le domaine économique, de grandes discordes sont apparues, des politiques protectionnistes exacerbent les rivalités entre les nations. Certes, une grande conférence économique internationale qui s’était tenue à Genève en 1927 avait déjà dénoncé les dangers qui résulteraient du maintien et du renforcement de politiques économiques strictement nationales. Or, en 1929, on constate avec inquiétude que les Etats n’ont pratiquement pas pris au sérieux les avertissements de la conférence, ni souscrit aux mesures préconisées.
Vers les Etats-Unis d’Europe
C’est dans ce contexte qu’Aristide Briand va parler, le 5 septembre 1929, de la nécessité de faire régner la paix économique. L’établissement de cette dernière, reconnaît-il, ne saurait résulter du seul travail des techniciens de l’économie. « C’est à la condition de se saisir eux-mêmes du problème et de l’envisager d’un point de vue politique que les gouvernements parviendront à le résoudre. S’il demeure sur le plan technique, on verra tous les intérêts particuliers se dresser, se coaliser, s’opposer : il n’y aura pas de solution générale ».
Briand se rend bien compte de l’ampleur de la tâche au
niveau mondial, du fait notamment de l’absence des Etats-Unis et de l’URSS de
la grande plateforme diplomatique genevoise.
C’est la raison pour laquelle le Ministre français des
Affaires étrangères dans son fameux discours du 5 septembre 1929, propose
d’entreprendre quelque chose de concret au niveau européen, cela d’autant plus
que la grande majorité de ses interlocuteurs sont des délégués des Etats
européens.
A l’instar de nombreux autres hommes d’Etat européens, sensibilisés à l’idée d’union européenne, le Chef de la diplomatie française s’est convaincu de la nécessité de donner un début de réalisation à la constitution de ce que plusieurs publicistes de l’époque appellent de leurs vœux : les Etats-Unis d’Europe.
Après avoir exprimé la réticence qu’il éprouvait en tant qu’Homme d’Etat à se lancer dans une pareille aventure que celle d’une Union européenne, Briand estime « qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. C’est ce lien que je voudrais établir ».
C’est bien à la suite de cette proposition que les délégués européens à la SdN, réunis le 9 septembre à l’Hôtel des Bergues, résidence de la délégation française, vont charger Aristide Briand de préparer un Mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne. Ce document préparé par le Quai d’Orsay, daté du 1er mai 1930, sera remis à tous les Etats européens, qui sont appelés à se prononcer sur ce projet que l’histoire a retenu sous le vocable de Plan Briand d’union européenne.
La crise économique qui ravage le monde à partir de 1930 ne
va pas permettre la mise sur pied de l’ambitieux projet confié à une commission
de la SdN. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale et devant l’urgence de
reconstruire l’Europe qu’une nouvelle commission d’étude pour l’Union
européenne entreprendra sur des bases nouvelles la mise en œuvre d’une Union
européenne ; celle-ci se concrétisera dans des institutions européennes
qui vont se développer dès 1948 et se transformer jusqu’à nos jours.
C’est une autre dimension qu’aborde Aristide Briand, dans son discours du 7 septembre 1929 (pour écouter un extrait de ce discours, cliquez ci-dessous).
Ici, il s’agit d’une vaste question à l’ordre du jour depuis la fin du premier conflit mondial, celle du désarmement.
En effet, si dans le Traité de Versailles de 1919,
l’Allemagne avait été condamnée à un désarmement presque total, il était
convenu qu’une fois la Paix assurée les autres Etats devraient procéder à une
réduction de leurs propres armements.
Or, les commissions, chargées d’étudier cette question sensible qui touche à la sécurité des Nations, ont traîné les pieds. Dès 1925, un projet d’une conférence générale portant sur la réduction des armements a été formulé : plusieurs réunions d’experts se sont tenues à Genève et leurs travaux ont été abordés lors des Assemblées de la SdN. C’est ainsi que Briand évoque, le 7 septembre 1929, dans cet enthousiasme déjà évoqué de consolider la Paix générale entre les Nations, la nécessité de procéder à un accord international sur le désarmement. Il invite ainsi ses collègues à accélérer les travaux de la commission préparatoire d’une Conférence sur la réduction des armements. Après bien des obstacles, finalement la conférence est convoquée à Genève en 1932. Mais en 1932, l’approfondissement de la crise économique mondiale et l’augmentation de l’insécurité ralentissent les travaux. Après bien des compromis entre les représentants des Etats sur le niveau de leur propre réduction des armements et l’augmentation des armements concédée à l’Allemagne, au nom de l’égalité entre les forces disponibles pour la propre sécurité des Etats, un accord est enfin conclu. Mais, entre-temps, l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’Adolf Hitler, en janvier 1933, change complètement la donne. En effet, Hitler reproche l’inégalité de traitement entre les Etats, puisque le délai accordé à l’Allemagne pour élever son niveau d’armement par rapport à la France et à l’Angleterre, lui sert de prétexte pour annoncer avec fracas la sortie du Reich allemand de la SdN.
La Paix par le Droit
A partir de ce moment, la SdN entre dans un engrenage de
nouvelles tensions internationales et de conflits (Mandchourie, Ethiopie,
Espagne…) qui la prive de sa vocation de garante de la paix par la sécurité
collective. Son crédit est en chute libre et L’Esprit de Genève s’est étiolé au
profit d’attitudes cyniques et lâches par rapport au respect des traités et des
engagements pris au sein de la Société des Nations.
C’est la raison pour laquelle le discours de Briand du 7
septembre 1929 sur le désarmement n’a pas eu le retentissement historique qu’il
aurait mérité, contrairement à ses ambitieuses propositions d’union européenne.
Par ses discours à Genève, Briand a incarné un magistère moral dans une perspective universaliste d’un monde de paix. Il a espéré par son verbe, par un charisme reconnu, qu’il pourrait contribuer à créer une humanité nouvelle sur le principe de la Paix par le Droit. Sans doute, cet Homme d’Etat français, cet apôtre de la Paix, si bien caricaturé, a-t-il incarné la mission universelle que la France s’était donnée :la Paix par le Droit, la civilisation et la philosophie des Lumières. ■