Au début des années 1980, un
sigle est sur toutes les lèvres. En France comme en Suisse romande, il réunit les
partisans du progrès technique, convaincus d’être les témoins privilégiés d’une
ère nouvelle : le TGV – le fameux Train à Grande Vitesse – s’apprête à
faire son apparition sur le devant de la scène ferroviaire. Le 22 septembre
1981, François Mitterrand lui-même met officiellement en service la première
ligne, qui relie Paris à Lyon. Les journaux télévisés français poussent un
cocorico de circonstance, en montrant des images du « train le plus rapide
du monde ». Un modèle en passe de devenir un véritable mythe.
Le 27 septembre, les Romands entrent à leur tour dans la danse des festivités. Genève célèbre l’achèvement de la ligne de TGV qui la rapproche considérablement de sa grande sœur parisienne. Des personnalités politiques montent à bord – tel un certain Jean-Pascal Delamuraz –, aux côtés de représentants des CFF et de la SNCF. Le trajet inaugural se déroule en quelque quatre heures et demie, avec des pointes à plus de 260 km/h. Admiratifs, les passagers sont installés comme des coqs en pâte dans un petit monde tout de confort fait, lancé à vive allure sur les rails de l’avenir. Les campagnes de France, dominées par le train conquérant, défilent sous des yeux médusés.
Quant au responsable du service
de presse des CFF, la vitesse ne semble pas lui donner le tournis. Il lui faut
garder la tête froide. Ne doit-il pas profiter de la présence de nombreux
journalistes pour mettre en avant les avantages certains du chemin de fer ?
Sans tarder, il annonce avec gravité que le TGV doit être « un exemple à
suivre » et qu’il représente la « reconquête du rail sur l’avion ».
Afin de promouvoir le recours au train en Suisse, le responsable insiste sur le
prix « avantageux » du TGV, avec une idée bien précise derrière la tête,
qu’il affiche sans langue de bois : « C’est une nouvelle clientèle
qui s’offre : un passager qui arrive à Cornavin ou Lausanne poursuivra son
voyage en train si de bonnes correspondances lui sont proposées, et vice versa ».
Le ton est donné. Il s’agit d’encourager M. et Mme Tout-le-Monde à faire usage de cette nouvelle prouesse technique, en parlant à tout-va de « démocratisation de la vitesse ». Le président de la SNCF n’avait-il d’ailleurs pas déjà annoncé que le TGV serait le « train de tous » ?
Oui, le bar fait l’unanimité
Manifestement, le message semble être
passé. Dans la semaine qui suit, de nombreux articles de journaux rapportent dans
leurs colonnes le prix exact d’un billet aller-retour (moins de 170 francs suisses
en seconde classe et à peine 260 en première) pour convaincre le grand public
de se ruer dans les wagons du progrès. Paris vaut bien une messe publicitaire. Et
puis, toute la presse romande ne tarit pas d’éloges à l’égard du TGV : l’élégance
de la machine impressionne, sa couleur orange marque les esprits, la climatisation
enchante ceux qui ont toujours trop chaud, l’éclairage hypnotise les voyageurs,
la musique d’ambiance ravit les mélomanes. Et Le bar fait l’unanimité. Allez
savoir pourquoi…
Pour l’occasion, les CFF mentionnent
également la modernisation à venir de la gare de Genève : le temps est
venu d’offrir aux passagers une salle d’attente chauffée, des escaliers
mécaniques et un affichage clair des départs. Et puis, pris dans leur
élan, ils imaginent un axe est-ouest et un axe nord-sud qui auraient pour
avantage de faire circuler des trains ultra rapides, reliant en un temps record
les grandes villes suisses entre elles. Hélas, ce projet n’aboutira jamais. Mais
qu’il est doux de rêver, en fantasmant de mener bon train l’extension du réseau
ferroviaire helvétique.
Quant à Lausanne, elle devra se montrer patiente, puisqu’elle attendra encore jusqu’au 22 janvier 1984 avant d’entrer dans le giron du TGV. Leon Schlumpf, conseiller fédéral à la tête du Département des transports et de l’énergie, y verra « l’instrument et la preuve du rapprochement » entre la France et la Suisse… et précise par la même occasion qu’il s’agit d’une « réussite technique, commerciale et financière ». Voilà encore un homme auquel on ne pourra reprocher de se cacher derrière son petit doigt. ■
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En mai 1977, le Grand Conseil abolit la censure des films dans le canton de Fribourg. « Le péché n’est plus ce qu’il était », feint de soupirer le député Marc Waeber au micro de Serge Herzog, correspondant de la TV romande.
Nul n’est plus qualifié que lui, dans le monde politique local, pour commenter l’événement. « Marcus » s’en acquitte à la manière ironique et concise qui ravit les lecteurs du billet, signé ZED, qu’il publie sous le titre « Puisqu’on en parle » dans l’Indicateur fribourgeois. Sa contribution suffit à promouvoir au statut de journal cet hebdo d’annonces publié par un petit imprimeur de la place. D’ailleurs, il n’y a pas d’autre article dans l’Indicateur, mais tout le monde, effectivement, parle du billet de Marcus. « Ça, c’est vareuse, non, c’est tunique », peut se réjouir le billettiste, amateur de mots. Après les boîtes aux lettres, il envahira les kiosques avec des romans d’espionnage publiés au Fleuve Noir, sous le pseudonyme de François Chabrey. A l’assemblée annuelle de la Société des écrivains fribourgeois il s’étonnera, un sourire goguenard sous sa grosse moustache : « Mais je suis le seul professionnel, ici ! »
« Je pense, donc tu suis »
En votant l’abolition de la censure, Marcus Waeber n’étonne personne.
Houspiller les Pères-la-vertu et les dictateurs de consciences (« Je
pense, donc tu suis »), les bien-pensants et les béni-oui-oui, fait partie
de son fonds de commerce journalistique, et de son probable fond libertaire. Il
siège sur les bancs radicaux, un peu incongru parmi des notables amidonnés qui
ne jurent que par l’ordre et le respect des convenances. Il poussera même
l’originalité jusqu’à se proclamer député libéral : pour un individualiste
renforcé, il est assez logique d’être l’élu d’un parti qui n’existe pas dans le
canton.
La fin de la censure cinématographique à Fribourg est la conséquence d’une motion déposée quatre ans plus tôt par le démocrate-chrétien Claude Schorderet, futur syndic de la capitale, un homme d’allure jeune et moderne que son passé de footballeur a rendu populaire. Le Grand Conseil l’entérine sans opposition, car le motionnaire vient du bon bord. Comme le péché selon Marcus, les conservateurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Ceux qui regrettent la fin des ciseaux déplorent à coup sûr, au fond du cœur, la décadence d’une société laxiste (o tempora ! o mores !), mais se gardent bien d’élever la voix. On ne condamne pas l’inéluctable.
Orange mécanique sur le sellette
Il était temps. La censure fribourgeoise était non seulement archaïque dans
son principe (Berne et Neuchâtel, par exemple, ignoraient déjà cette institution,
comme Zurich ou Bâle) mais aussi de par sa dimension étroitement cantonale,
alors que Vaud et Genève disposaient d’une institution commune. Obsolète résidu
de fédéralisme, elle menaçait surtout de s’abîmer dans le ridicule. En janvier
1973, juste un mois avant d’exiger la suppression de la censure, Claude
Schorderet s’est ému de l’interdiction du film de Stanley Kubrick Orange mécanique, sorti l’année
précédente, pourtant salué par les offices de cotation comme une œuvre « qui
vaut la peine d’être vue ». Saisi d’un recours, le Conseil d’Etat rapportera
l’oukase, conscient que le public balance entre l’indignation et la rigolade. Le Rababou, journal de Carnaval, redoute
même que, poursuivant sur sa lancée, le directeur de la Police ne coupe les 101
Dalmatiens… l’un après l’autre.
Voilà donc la censure abolie, mais si les citoyens adultes n’ont plus besoin d’être « protégés », la loi confie le souci des mineurs aux exploitants des salles, désormais soumis à un examen d’aptitude. En contrepartie, l’Etat les reconnaît comme des professionnels. Quand le cinéma n’était encore qu’une attraction foraine, ils n’étaient pas mieux considérés que les saltimbanques. Une commission « pour la protection de la jeunesse » est créée pour déterminer l’âge autorisé dans les salles du canton : 16 ou 18 ans. Ce système fera beaucoup d’usage. Mais les adolescents d’aujourd’hui qualifieraient sans doute de bluettes la plupart des films qui furent ainsi, en principe, interdits à leurs devanciers. ■
Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série les premières heures de la Télévision, ce nouveau média qui va transformer la société des années 1960. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Lorsque la Télévision Genevoise est reprise par la SSR pour devenir la Télévision Suisse Romande, au 1er novembre 1954, c’est le Genevois Frank R. Tappolet qui est nommé à la direction. René Schenker, qui avait créé en 1952 et dirigé vers le succès la Télévision Genevoise – tout en conservant son poste de directeur-adjoint de Radio-Genève – n’a pas postulé. Il tenait à respecter l’engagement de ne pas briguer la nouvelle direction, engagement pris en 1953 envers Frank Tappolet. Dès décembre 1954, René Schenker se consacre donc exclusivement à son activité et ses responsabilités radiophoniques.
Frank Tappolet (1922-2009) est né à Genève où il a fait toutes ses études littéraires et musicales de piano. Il est le fils d’un musicologue enseignant au Conservatoire. Frank est un grand amateur de jazz (son idole est Errol Garner) et il est engagé par Radio-Genève pour y assurer la régie musicale des enregistrements d’émissions de variétés et faire des programmes de disques. Il s’impose très vite comme un excellent metteur en ondes et un dynamique producteur de variétés et programmateur d’émissions.
La réponse des Romands à Berne
En 1952, le Parlement fédéral décide que la Suisse financera, à Zurich, une période expérimentale de TV accordée à la SSR. La Suisse romande ne sera touchée qu’en 1958 par un simple relais des émissions de Zurich.
Cette solution ne plaît guère aux Romands, et particulièrement aux Genevois qui, depuis 1947, s’intéressent à la TV et qui ont déjà établi des plans pour un studio de télévision. Encouragé par son directeur René Dovaz, René Schenker part à Londres en août 1952 suivre un cours de réalisation TV que la BBC donne à ses régisseurs du son. Il le fait à ses frais et sur son temps de vacances car la Direction générale SSR a refusé de financer ce stage!
A son retour à Genève, Schenker fait une conférence au personnel de la radio et propose de créer un Groupe Expérimental de Télévision. Il est rejoint par une poignée de jeunes passionnés qui créent le studio de Genthod. Une expérience racontée dans précédent article de cette série.
Frank
Tappolet ne s’est pas intéressé à l’expérience TV de Genthod-Mon Repos,
contrairement à d’autres jeunes techniciens comme William Baer, Robert Ehrler
ou Edouard Brunet. De même, il ne s’est pas impliqué dans les luttes politiques
d’alors entre Radio-Genève et Radio-Lausanne pour obtenir le siège du futur
centre fixe romand de la Télévision suisse.
Début
1953, la SSR désigne le directeur des Ondes Courtes Suisses, Edouard Haas,
comme directeur de la TV expérimentale SSR avec tâche de recruter une équipe
mixte comprenant des Romands, des Tessinois et des Alémaniques. Bien des
techniciens de Radio-Lausanne s’y inscrivent, mais aucun de Genève où se
développe le Groupe TV expérimental de Genthod. René Dovaz comprend qu’il faut
au moins un Genevois à Zurich et désigne Frank Tappolet qui parle le
schwitzertütsch. Celui-ci obéit en officier discipliné mais aussi par intérêt
pour une nouveauté technique.
A Zurich, il trouve une équipe très sympathique et passionnée qui est prise en main par deux professionnels du cinéma: Willy Roetheli et son épouse Anne. Tous deux travaillent dans le cinéma à Paris, lui comme chef opérateur, elle comme scripte. Ils sont engagés par la SSR pour former et piloter la naissante Télévision suisse. Toute l’équipe fait un stage d’un mois à la TV française à Paris avant de revenir à Zurich où la SSR a loué et équipé en électronique l’ancien studio de cinéma Bellerive à la Kreutzstrasse.
L’équipe est composée de quatre réalisateurs: les Alémaniques Walter Plüss et Ueli Hitzig, le Tessinois Franco Marazzi et le Genevois Frank Tappolet. D’autres romands font partie de l’équipe technique dont Roger Bovard, caméraman, Catherine Borel, scripte, Serge Etter et Jacques Stern décorateurs, Jean Kaehr, preneur de son.
Menaces sur les « valeurs suisses »
Les débuts de cette télévision expérimentale à Zurich sont difficiles car elle arrive dans un climat très hostile. La classe politique veut l’interdiction de la TV qui «menace» les valeurs suisses, l’establishment économique et financier veut une TV privée à l’américaine. Quant à la presse et l’industrie cinématographique zurichoises, elles se sentent menacées par le nouveau média et les cinéastes alémaniques méprisent la nouvelle technique vidéo.
Pour
se protéger, l’équipe TV se replie dans une mentalité de bunker et prétend même
que faire de la télévision n’a rien à voir avec le cinéma. Elle commence ses
programmes sur l’émetteur zurichois de l’Uetliberg le 15 juillet 1953 à raison
de cinq émissions par semaines, le soir dès 20h. avec un Téléjournal filmé et
des émissions vidéo en direct du studio de la Kreutzstrasse ou avec un car de
reportage.
A
Genève, au contraire, nous sommes très disposés et nous voyons même la TV comme
un porte ouverte sur une activité cinématographique. Soutenu activement par la
Ville de Genève, le Groupe de Genthod est devenu Groupe de Mon Repos dans la
villa transformée en studio. Ne voulant pas attendre le délai fédéral de 1958
pour avoir la TV en Suisse romande, les autorités genevoises commandent au
professeur Extermann, de l’Institut de Physique, la construction par les
étudiants d’un émetteur TV et obtiennent de la Confédération une concession
d’émission provisoire. La première émission de la TV Genevoise a lieu le 28
janvier 1954 et est prolongée par des émissions quotidiennes dès mars 1954.
Un style quelque peu martial
Cette
initiative dynamique agace les Vaudois et force la main à la SSR et à la
Confédération pour revoir le planning de l’introduction de la TV hors de
Zurich. Les négociations politiques vont très vite et la SSR reprend la TV
Genevoise déjà au 1er novembre 1954.
Quand
Frank Tappolet arrive à Genève, il trouve une équipe soudée par deux ans d’une
aventure folle qui a réussi et, à Lausanne, une équipe du car de reportage
comprenant la plupart des Romands de la TV de Zurich et quelques techniciens de
Radio-Lausanne.
D’entrée le nouveau directeur impose le style martial et l’organisation rigide qu’il a appris à Zurich. Les réalisateurs et scriptes reçoivent chacun une blouse blanche à revêtir en arrivant au travail (à l’image des ingénieurs PTT qui la considèrent comme le signe extérieur de leur «excellence»!) et les autres collaborateurs techniciens reçoivent un bleu de travail. Chaque journée commence par un briefing de style militaire en demi-cercle au studio où Frank Tappolet distribue les tâches de la journée.
Ménager les tensions entre Lausanne et Genève
Mais surtout, le directeur entend se distancer au maximum des luttes politiques Genève-Lausanne en cherchant à établir un équilibre entre son activité dans les deux villes comme le lui a demandé son mentor, le directeur général Bezençon. Une position qu’il pratique maladroitement. Le lundi, mardi et samedi, Frank Tappolet est à Genève et dicte son courrier à sa secrétaire désignée, Mademoiselle Volluz. Mais le mercredi, jeudi, vendredi il est au car à Lausanne et prend la scripte du car comme secrétaire supplémentaire à qui il dicte aussi du courrier. Or cette scripte n’est autre que la fille du syndic de Lausanne Jean Peitrequin, un magistrat vigoureusement engagé dans la lutte politique que mènent Lausanne et Genève pour l’obtention du centre TV romand!
En revanche, Frank Tappolet gère très bien le programme, matière qu’il connaît et laisse une grande liberté aux trois réalisateurs (Jean-Claude Diserens, André Béart et Jean-Jacques Lagrange) pour proposer et faire des émissions. Il les réunit tous les mardi (jour de relâche) pour une séance des programmes où chacun vient avec ses idées d’émissions. Le directeur veut que chaque jour soit diffusée une émission originale vidéo et, une fois par semaine, une retransmission d’un théâtre ou une «théâtrale» en studio (on ne dit pas encore «dramatique»).
Mais son attitude psycho-rigide rend difficile les rapports humains qu’il ne gère pas au mieux. Il ne parvient pas à fusionner les deux équipes du studio de Mon Repos composée principalement de l’ancienne équipe de la TV Genevoise et l’équipe du car de reportage stationné à Lausanne et réunissant essentiellement de collaborateurs venant de Radio-Lausanne et des Romands venus de Zurich. Chacune des équipes défend son pré carré et reste dans une mentalité très cantonale au service des intérêts de sa ville.
Quand Radio-Lausanne viole l’accord «centre fixe-centre mobile» et aménage un studio TV pour le car, Frank Tappolet réagit mollement mais refuse ensuite d’aller dans le grand studio construit en hâte à Genève. Il prétend que le (mini-) studio de Mon Repos convient tout-à-fait et qu’on peut sortir les caméras dans le magnifique parc!
Les premières archives détruites
Le Directeur TV Suisse Edouard Haas lui impose le transfert mais Frank Tappolet s’accroche à Mon Repos où il garde son bureau. C’est à ce moment qu’il commet l’erreur grave de liquider la quasi totalité des films de la TV genevoise pour… faire de la place à un box de montage film! Cette décision provoquera l’ire de l’équipe genevoise quand elle découvrira la disparition de ses archives.
Dans
la tourmente politique intercantonale, Frank Tappolet entend rester neutre et
limite au maximum les contacts, ne cherche pas à se créer un réseau parmi les
politiciens romands et se retrouve seul au moment de crise.
La crise, ce sont les tensions avec le personnel, une programmation qui ne plaît pas à Bezençon, le nombre de spectateurs qui n’augmente pas assez vite, la classe politique romande insatisfaite de la TSR et déchirée entre elle sur la question lancinante: à qui sera attribué le centre romand de TV à la fin de la période expérimentale? Le refus par le peuple en 1957 de la loi Radio-TV concoctée par le Parlement vient encore mettre de l’huile sur le feu.
Au début 1959, le Comité Central de la SSR décide d’attribuer définitivement les studios TV à Zurich et Lausanne! Tollé à Genève, Bâle et Lucerne. Comme la décision doit être entérinée par l’Assemblée Générale de la SSR, les trois villes écartées entreprennent une vigoureuse campagne de lobbying auprès des sociétés régionales alémaniques opposées au centralisme zurichois.
Une décision surprenante
La manœuvre réussit lors de l’Assemblée Générale du 4 août 1959: c’est Bâle et Lausanne qui obtiennent le plus de voix! Il faudra donc démonter les studios à Zurich et Genève et les reconstruire à Bâle et Lausanne! Mais l’Autorité de surveillance va intervenir le 4 décembre 1959 en confirmant une nouvelle fois Zurich, Genève et Lugano comme emplacements des studios de télévision pour des raisons financières et politiques. Le recours de Bâle et Lausanne sera rejeté par le Conseil fédéral le 22 novembre 1960.
Bezençon
prend alors les grandes décisions et profite de la fin de la période
expérimentale en 1958 pour trancher. Il nomme Edouard Haas directeur TV pour
toute la Suisse, fait appel à René Schenker pour diriger la TSR avec titre de
directeur-adjoint de la TV Suisse. Il promeut Frank Tappolet à la DG-SSR à
Berne comme coordinateur TV puis, en 1961, comme secrétaire-général du concours
de la Rose d’Or de Montreux qui vient d’être créé. Frank Tappolet y sera un
excellent organisateur qui donnera à ce Festival une belle renommée
internationale jusqu’à sa retraite.
Homme de terrain, excellent musicien, régisseur musical et animateur de variétés très doué, Frank Tappolet a été projeté dans un monde de luttes politiques et d’intrigues pour lequel il n’était pas préparé. Les tensions politiques apaisées, la TSR peut entreprendre plus sereinement son développement. ■
La semaine prochaine, nous poursuivrons cette série avec l’installation de la TSR dans ses nouveaux studios au Boulevard Carl Vogt, à Genève, en juin 1955.
Viendra-t-il ? Des nuages noirs ont semé le doute en matinée, mais la météo s’embellit à mi-journée. Il devrait donc pouvoir atterrir. Les yeux rivés sur le ciel, 30’000 personnes trépignent d’impatience à l’aérodrome de Genève-Cointrin ce dimanche 14 septembre 1930. Des hauts-parleurs diffusent la musique d’un gramophone et les commentaires enjoués d’un animateur. Cris d’enthousiasme vers 14 h: le plus grand dirigeable du monde arrive enfin. Sa carapace argentée scintille au soleil, et l’on entend son fameux ronflement sourd. Aussi imposant qu’un paquebot, il flotte pourtant dans les airs avec grâce. La foule est fascinée.
Son nom: LZ 127 Graf Zeppelin, en référence au comte («Graf») Ferdinand von Zeppelin (1838-1917), l’inventeur des dirigeables rigides en aluminium. Ces engins sont construits à Friedrichshafen en Allemagne, près du lac de Constance. Inauguré en 1928, le Graf Zeppelin suscite un fort engouement, tant par son allure majestueuse que par ses exploits, tels que la traversée de l’Atlantique et même un tour du monde. Sa vitesse dépasse les 100 km/h. Lors de ses croisières, les populations se précipitent aux balcons ou sur les toits pour l’admirer. Les Suisses en ont déjà aperçu en vol, mais c’est la première fois que les Genevois en verront un atterrir chez eux.
L’appareil a décollé de Friedrichshafen, puis a survolé Schaffhouse, Aarau, Soleure, Berne et Fribourg. Il arrive à Genève avec une heure d’avance. Mais il faut respecter le programme technique et protocolaire: il fait donc encore un tour au-dessus du lac et des environs, pour le plus grand bonheur des habitants de la région. Soudain, à 15h. ces paroles solennelles dans les hauts-parleurs: «Attention, du calme, du silence !» Il est prêt à atterrir. Avec ses 237 mètres de long, il mesure plus de la moitié de la piste de l’aérodrome, qui ne fait que 450 mètres. Ses cinq moteurs ralentissent, puis il s’immobilise au-dessus du sol. Des trappes s’ouvrent sur ses flancs. De longues cordes en jaillissent, saisies et tirées par 200 soldats aérostiers postés au sol. Pour stabiliser l’engin, des pompiers remplissent d’eau ses immenses réservoirs. Au total, pas moins de 500 bras sont à l’oeuvre pour faire atterrir une cinquantaine de passagers et membres d’équipage.
Le contraste entre la taille du dirigeable et les constructions environnantes est saisissant. Seuls les invités officiels peuvent s’en approcher. Il y a notamment le conseiller fédéral Giuseppe Motta, le président du Conseil de la Société des Nations, le ministre allemand des affaires étrangères et l’ambassadeur d’Allemagne en Suisse. Moult discours sont prononcés. Une poignée de VIP ont la chance de visiter l’aéronef mythique et ses cabines privées, sa salle à manger ou encore sa cuisine. Des fonctionnaires chargent de gros sacs dans le zeppelin: ils contiennent des milliers de lettres et cartes portant un cachet spécial célébrant cette date mémorable. Ces courriers seront lâchés en plein vol. Ils constitueront plus tard un régal pour les philatélistes et les passionnés d’aéronautique.
Le conseiller fédéral a disparu!
Vers 16h, les manœuvres du départ commencent. On détache les cordes et on vide les réservoirs. Surprise: parmi les personnalités au sol, il manque le conseiller fédéral ! Il s’est introduit dans le zeppelin à la dernière minute, avide d’en découvrir l’intérieur même si les visites étaient officiellement closes. Il en redescend in extremis, alors que les moteurs s’enclenchent déjà. «Lâchez tout !», ordonne le capitaine du dirigeable. Le géant métallique remonte lentement vers le ciel, «comme une bulle de savon», décrit La Gazette de Lausanne. Sur sa carapace, la bise fait «un bruit semblable à un énorme vol de perdreaux», image Le Journal de Genève. Sa visite, qui marque l’esprit de chacun, laisse un souvenir encore plus frappant aux serveurs du buffet officiel. Ce sont les meilleurs garçons de café de la ville, embauchés pour l’occasion. Tout enveloppés de dignité dans leurs costumes noirs en queue de pie, ils sont littéralement douchés par l’eau jaillissant des réservoirs lors du décollage.
De l’émerveillement au doute
Le LZ 127 survolera encore régulièrement la Suisse. Malgré l’émerveillement, un malaise pointe. En 1931, La Gazette de Lausanne publie un courrier critique rédigé par un ancien officier supérieur de l’armée suisse. Il souligne que le dirigeable allemand survole assidûment le territoire helvétique, tout comme l’année précédente. «Ces excursions auxquelles nous assistons, le nez en l’air et la bouche ouverte», n’auraient-elles pas des objectifs inavouables ? Cet «engin de guerre camouflé en touriste » est étonnamment autorisé à survoler le pays en toute liberté. «Si l’on écoute ce qui se dit aux champs et dans les vignes, l’impression persistante est que ces voyages ont pour but l’espionnage par la photographie.» Le Journal de Genève interpelle le Conseil fédéral, qui rétorque ceci: «La Suisse possède les meilleures cartes topographiques du monde, que chacun peut acheter. On y trouve tous les renseignements que pourrait fournir une prise photographique opérée du haut d’un zeppelin.»
De fait, les dirigeables fascinent mais portent aussi leur part d’ombre. Lors de la Première Guerre mondiale, ils ont été utilisés parfois pour lâcher des bombes. Cette pratique était peu efficace matériellement mais avait un fort impact psychologique. On savait que le mastodonte pouvait surgir discrètement et sournoisement au-dessus d’une ville au cœur de la nuit. Après la guerre, les Alliés ont empêché l’Allemagne de construire des dirigeables pendant quasi une décennie.
Le zeppelin connaît une renaissance comme transporteur de passagers. Entre 1928 et 1937, le LZ 127 fait voyager plus de 13’000 personnes en près de 600 vols, sur plus d’un million et demi de kilomètres. Le tout sans accident. En 1936, il se fait voler la vedette par le modèle Hindenburg, encore plus gigantesque. Le régime nazi, qui s’est emparé de la société Zeppelin l’année précédente, utilise les dirigeables pour sa propagande en les affublant de croix gammées. Mais en 1937, le Hindenburg s’embrase en phase d’atterrissage aux Etats-Unis. Ce drame spectaculaire et médiatisé fait tomber en disgrâce pour longtemps ce moyen de transport. Le Graf Zeppelin est transformé en musée. Les autres seront détruits par les Allemands au début de la Deuxième Guerre mondiale afin d’en récupérer les matériaux pour leur industrie de guerre. ■