Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015). Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.
Cointrin? Et si, pour remonter aux origines de l’aéroport – qui fête cette année ses 100 ans- on allait plus loin encore: à l’Exposition nationale de 1896, à Genève, où le public peut non seulement admirer le Village suisse et l’éclairage électrique des rues grâce au courant des forces hydrauliques de l’usine de la Coulouvrenière, mais aussi s’extasier lors de l’ascension en ballons captifs (plus de 30’000 passagers effectueront ce vol au-dessus de la plaine de Plainpalais).
Attirée par la modernité, Genève cherche évidemment une solution qui pourrait favoriser, à son avantage, le développement de l’aviation commerciale. Il faut beaucoup d’invention pour imaginer que le premier vol de 25 mètres dans le ciel de Vernier, le 12 septembre 1909, conduira à six millions de voyageurs à Cointrin un siècle plus tard.
Cette perspective est pourtant au cœur de la «réunion d’initiative» qui conduit le 25 septembre 1909 à la naissance du Club Suisse d’Aviation (CSA), société élégante présidée par le banquier Marcel Cuénod alors que le Club Genevois d’Aviation (CGA) réunit, lui, des amateurs moins fortunés.
Fin 1910 le Club Suisse d’Aviation loue un terrain à la vieille Bâtie, sur les confins du village de Bossy. Jusqu’à la Première Guerre mondiale ce sera le premier champ d’aviation du canton. Dès l’été 1911 il est aménagé par le pilote François Durafour qui s’y entraîne comme son collègue Paul Wyss. De cette base, nos deux champions partent à la conquête de prix régionaux, entre autres le prix de la Rade, se frottent aux tours de la cathédrale et animent des meetings. Ceux de Plan-les-Ouates, dans l’été 1911, de Collex-Bossy en septembre 1912, témoignent, par des milliers de visiteurs, de l’importance de ces manifestations. L’événement qui marque cette période est porté le 11 février 1914 par un enfant de Bursins, Agénor Parmelin qui, le premier, survole le Mont-Blanc et rejoint, par la voie des airs, Genève à Aoste. Ce succès formidable de part et d’autre de la frontière sera le point d’orgue de l’époque des pilotes civils, à la fois artisans et aventuriers.
Cointrin, faute de mieux
La Première Guerre mondiale sonne le glas du terrain de Collex-Bossy que les militaires suisses jugent trop proche de la frontière d’un pays en guerre – la France – et trop «court». Elle marque aussi la fin de l’aventure portée par une poignée de pilotes dont l’histoire a retenu quelques noms, entre autres celui de François Durafour, au « volant » d’un aéroplane Deperdussin qui décollait sans tableau de bord, ni parachute, ni radio.
Pour cent raisons l’avion passe aux mains des militaires présents dans l’utilisation du terrain de Saint-Georges (Petit-Lancy) durant le conflit. Formellement ce terrain est mis gracieusement à la disposition de l’Etat par son propriétaire, la société de l’Arquebuse et de la Navigation, au printemps 1919, date d’une timide reprise des activités aéronautiques après un long sommeil de quatre ans et demi.
Dès avril 1919 avions militaires et civils utilisent ce terrain dont on mesure très vite les limites. D’autant que tout s’accélère : avant la fin de la Première Guerre mondiale un service postal aérien de l’aviation militaire a mis Saint-Georges en bout de ligne. La période est traversée par une série de questions importantes : est-ce que la Société des Nations viendra à Genève ? Est-ce que les hydravions prendront le relais de l’avion terrestre ? Il faut frapper juste et grand. Ce sera, faute de mieux, le marécage de Cointrin.
Le marais devient champ d’aviation
Cette année 1920, l’histoire fait une halte dans le pré des Teppes, à la limite du marécage de Cointrin. Elle est portée par un homme jeune, membre d’une famille d’agriculteurs de Meyrin. Depuis 1816, date du passage du territoire communal à la Suisse alors qu’un membre de la famille Gilbert était maire, la vie du village est organisée autour des travaux de l’agriculture et les familles se succèdent à la tête de la communauté.
Au moment de notre récit, les festivités de 1916 qui viennent de marquer les cent ans de la réunion des vieux villages à la Suisse sont encore présentes dans les mémoires et tous les villageois se félicitent d’être passés du bon côté de la frontière, à l’écart de la guerre qui vient de ravager l’Europe.
Des moutons pour tondre la piste
Dans ce décor de prés et de marais, l’été 1920 est une belle saison, lourde de foins emplissant les chariots. La fenaison se fait en silence, sinon quelques rires de jeunes filles placées au sommet des voitures. Louis Dussouliez commande la petite troupe engagée dès l’aurore à enlever le foin du pré des Teppes. Elle y passera la journée pleine, sauf embarras. C’est bien ce qui arrive vers 10 heures avec un bruit bizarre qui tient à la fois du hoquet et du ronflement, accompagné de frottements mécaniques réguliers qui peu à peu emplissent l’espace. Une étrange machine pareille à un cigare brillant auquel on aurait ajusté des ailes de toile approche en survolant les faneurs.
Les villageois, bons catholiques – ce que Genève leur reprochait à l’époque de leur union à la Suisse – pourraient imaginer une apparition. Ce serait ignorer l’aspect de la bruyante machine qui se pose sur le pré, avance en cahotant sur de fortes roues pour enfin s’arrêter dans un dernier et bruyant hoquet.
Un homme en uniforme d’officier, Edgar Primault, surgit du berceau de métal prolongé de toile. Empoignant les haubans qui maintiennent les ailes, il saute à terre, rajuste son uniforme, étreint les notables venus l’accueillir : le docteur Guglielminotti, l’ingénieur cantonal Charbonnier et le journaliste Philippe Latour qui portera un temps les espoirs du « champ d’aviation ». D’un geste bref, l’officier salue aussi les faneurs qui s’approchent prudemment, ainsi que Vecchio, le berger d’un troupeau bêlant qui vient de rejoindre le pré depuis la pâture des marécages.
Tout sépare le pilote-officier et ses amis notables établis en ville de ces hommes, berger ou faneurs vivant au village. Tout, sauf le marécage qu’on va arracher à son ancien état au terme de discussions ardues et discrètes entre l’Etat de Genève, fortement demandeur et le propriétaire – resté inconnu – de l’espace loué à ferme au berger Vecchio dont les moutons vont tondre l’herbe de l’unique piste dans les dix ans à venir.
Un épais brouillard juridique
Un bref retour-arrière d’une année nous ramène en 1919, date d’une décision résolument « moderne » prise par le gouvernement genevois : un projet de terrain d’aviation de 137 ha. sur les communes de Collex, Bellevue Genthod et Versoix. Le projet est accompagné d’un crédit de 675’000 francs voté par le Grand Conseil pour son acquisition et son aménagement.
Comme souvent on a pensé que l’argent étouffera les résistances… C’est compter sans la « rogne » opposant de longue mémoire les villages aux « bureaux » du canton. Tant à Collex, qu’à Bellevue, à Genthod qu’à Versoix, une opposition systématique va favoriser le déclenchement d’un épais brouillard juridique.
Bientôt la République n’a d’autres ressources que de se replier sur «une zone marécageuse longue de 1 km. offrant 575’000 m2 sur la commune de Meyrin». Le 17 juin 1920, le crédit de l’option Collex-Bossy est transféré sur Meyrin-Cointrin. Trois jours avant que le premier lieutenant Primault ne pose son avion au milieu du pré des Teppes.
Avant de lancer les travaux en cette fin d’été 1920, l’ingénieur cantonal Emile Charbonnier et son ami le docteur Guglielminotti conviennent d’accorder un répit à la campagne, jusqu’à la coupe des blés en automne. Cet adieu silencieux au passé précèdera le passage du champ cultivé au champ d’aviation. Bientôt arrivent les moissonneurs suivis des terrassiers comblant les fossés, arrachant les haies, déracinant les arbres. D’autres ouvriers nivellent le terrain pour recevoir le hangar à avions transporté depuis le vieil aéroport de Saint-Georges.
Déjà le champ d’aviation apparaît avec son petit bâtiment administratif au cœur d’une surface gazonnée de vingt-quatre hectares, deux hangars en bois pouvant abriter une dizaine d’avions, une installation TSF pourvue de deux mâts de trente mètres et un radiogoniomètre permettant le guidage des avions.
La chronique des années grises
Décidé à rattraper les retards accumulés l’Office fédéral de l’air a autorisé, dès septembre 1920, l’exploitation commerciale de Cointrin. Dans les allées du pouvoir on a pris conscience que les choses sont en train de changer pour le bon usage de l’avion. La période des chevaucheurs des tours de la cathédrale cède la place à une organisation capable d’assumer des contraintes de transport de passagers comme de marchandises.
Les échanges seront portés par des sociétés de transport aérien prenant en charge le trafic entre des villes européennes et Genève. A ses débuts la « base » n’est reliée à aucun réseau de compagnie aérienne. Lorsqu’un avion arrive de l’étranger on téléphone au poste de douane de Mategnin qui envoie un garde-frontière pour assurer le contrôle des bagages de trois ou quatre passagers au maximum. Et bientôt les appareils décollent sur la piste en herbe déjà haute en effrayant les moutons.
La très fidèle chronique de ces années grises (3) nous rapporte la longue marche d’approche de ce qui est au départ une minuscule PME. L’année 1921 est d’autant plus longue que si peu d’appareils ont choisi la piste de Cointrin. Un appareil métallique allemand loué par la nouvelle société Ad-Astra, la grand-mère de Swissair, se pose au printemps et, à la fin de l’année, malgré plus de 2000 vols accomplis par Avion Tourisme SA la société est toujours déficitaire.
Deux ans plus tard, le développement de la ligne Paris-Lausanne-Genève renforce l’offre de trois compagnies actives sur l’aéroplace. Au fil des mois cent quatre-vingt-six passagers ont décollé de Cointrin et cent soixante dix-sept y ont atterri. La progression apparaît dans le personnel réquisitionné au sol – on passe de cinq à huit employés – et au nombre de passagers ayant utilisé l’« aérogare ». L’aventure va se terminer lorsque plus de deux appareils atterriront dans la même journée scellant ainsi définitivement le destin du vieux marécage. Cet événement survient à l’été 1926, deux mille jours après le premier atterrissage dans le pré de la Chabri. Et déjà, la légende cède la place à la chronique… ■
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