Non loin de la gare de Fribourg, des ensembles résidentiels ont poussé de part et d’autre du passage du Cardinal. Face à son débouché, les archéologues des siècles futurs ne risquent pas de découvrir les vestiges du Café des Chemins de fer, mais le souvenir reste vivant.
La mémoire des cafés remplit des bibliothèques, parce que les écrivains – piliers de ces établissements – ont érigé l’éloge du bistrot en genre littéraire. Les peintres ont si bien contribué à l’entreprise d’immortalisation que le bistrot est devenu lui-même œuvre d’art, objet culturel, et matière à expositions. La dernière en date, close le 17 mars 2019 au Musée d’art et d’histoire Fribourg, rappelait opportunément la fonction des cafés : c’est « une soif de société » qu’ils étanchent.
On le ressent d’autant plus douloureusement que les cafés ont connu une véritable décimation, à Fribourg, dans les quartiers historiques de la Basse-Ville et du Bourg. Dans la ville haute et les quartiers modernes, ceux où les voisins composent un fond de clientèle consistant ne se comptent plus que sur les doigts d’une seule main. Du moins sont-ils encore debout. Le Café des Chemins de fer, lui, ne vit plus que dans les têtes, où il résume une tranche d’histoire urbaine – celle qu’il concentra entre les décennies 1920 et 1970, quand il polarisait en bonne partie le quartier de Pérolles.
L’odeur des fabriques
Celui-ci, né à la belle Epoque, avait au milieu du siècle ajouté à sa population bourgeoise originelle une dense classe moyenne de fonctionnaires et commerçants, artisans et petits patrons, sur un socle ouvrier résistant. Les usines s’y mêlaient encore aux habitations. L’industrie longeait la voie de chemin de fer, et plus on s’éloignait de la gare, plus elle devenait hégémonique. Les fabriques se reconnaissaient à l’odeur : chocolat, fonderie, bière, patates. Dans les propos quotidiens, leurs raisons sociales obéissaient à un code familier; on bossait au Cardoche (la brasserie du Cardinal), aux Cartonnages (l’Industrielle, ou Cafag), aux Flocons (la Fédération des syndicats agricoles produisait des aliment pour le bétail). Le Café des Chemins de fer ralliait à heures fixes beaucoup de ces travailleurs – l’écriture inclusive n’est pas de mise ici, car les femmes ne fréquentaient pas les bistrots, du moins pas seules. Le Fribourg de l’immédiat après-guerre gardait aussi une forte proximité au monde rural. On y croisait autant de tracteurs que de camions. A moins de cent mètres du café, sur la droite, opérait le marchand de bétail Geissmann; à la même distance, du côté opposé, s’étendait le champ de foire. Le café offrait à celui-ci une sorte d’annexe, terrain vague en bordure de rue où les paysans attachaient à une barre de fer les bovins qu’ils venaient d’acheter. Tout cela, bien sûr, a disparu.
Louis Cotting (1882-1966) avait racheté le bistrot en 1923, imperturbable en dépit des sarcasmes sous le bonnet brodé qu’il ne quittait que pour dormir : « Tu n’auras jamais personne, c’est trop loin de la gare. » Presque trente ans plus tard, quand il laissa les rênes à son fils Marcel (1921-1988), le bistrot ne désemplissait pas de la journée. En vingt ans, Marcel en fit une véritable institution, tout en acquérant la stature d’un patron légendaire, à la bonne humeur inaltérable. Il gérait son établissement avec un doigté musical, réglant les entrées et mouvements de la clientèle comme un chef d’orchestre ceux de ses registres.
Moyennant quoi le Café des Chemins de fer intégra sans douleur les changements du quartier, parce que toutes les générations et les milieux sociaux s’y côtoyaient ou s’y relayaient, mais aussi parce qu’il s’enrichissait des apports les plus improbables. Les étudiants américains de la Villa Saint-Jean, par exemple, qui y passaient autant d’heures qu’à leurs cours, introduisirent le self-service au bar sans perturber le travail des sommelières, et le rock’n’roll au juke-box sans exclure le yodel aimé du patron, qu’ils appelaient « Mââârcel », of course. ■
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