Victoire. Passion. Succès. Au balcon de l’Hôtel de Ville de Delémont, François Lachat ne boude pas son plaisir et use de mots forts pour s’adresser à une foule en liesse agitant d’innombrables drapeaux rouges et blancs. Les couleurs jurassiennes sont à l’honneur. En ce mémorable dimanche de votation fédérale du 24 septembre 1978, le peuple suisse vient en effet d’accepter la constitution du nouveau canton du Jura, avec des scores parfois stratosphériques (82,3%). Et puis, il faut bien admettre que l’indépendance de la petite république en devenir sonne comme un soulagement à travers tout le pays, après des décennies de lutte, de déchirement. D’attentats, aussi.
Les racines contemporaines du conflit sont à chercher en l’an de trouble 1947, alors que le Jura n’est encore qu’une contrée francophone intégrée au vaste canton de Berne, très majoritairement alémanique. Cette année-là, le conseiller d’État Georges Moeckli n’obtient pas la Direction des travaux publics. Cet échec personnel aurait pu rester une anecdote sans grand intérêt pour la postérité. C’était sans compter le motif invoqué pour justifier ce refus : la langue maternelle de l’homme politique, qui se trouve être le français. Le scandale ne tarde pas à éclater.
La résistance contre Berne s’organise
Aussitôt s’organise la résistance face à ce crime de lèse-minorité. Certains Jurassiens y voient une preuve du mépris affiché à l’égard de leur région et de leur culture. François Lachat sera de ceux qui en appelleront à l’indépendance. Il participe ainsi à la fondation du Mouvement universitaire jurassien. Pourtant, le combat s’enlise. Les francophones sont bien plus divisés sur la question que ne le prétendent certains dirigeants des groupes dits « séparatistes ».
Et comme la liberté tarde venir, une poignée d’extrémistes sèment la terreur dans les années 1960 : incendies criminels, attentat à l’explosif dans les locaux d’une banque, sabotage d’une ligne de chemin de fer. Au début de la décennie suivante, dans une volonté d’apaiser les esprits, décision est prise d’organiser un scrutin dans le Jura. Les citoyens des districts francophones s’expriment donc le 23 juin 1974 sur la question de l’indépendance. A une courte majorité, le projet est accepté. Mais les districts du sud s’y opposent et choisiront de demeurer au sein du canton de Berne. Le Jura est coupé en deux.
Jusqu’au Québec
Alors, lorsque les Suisses entérinent la constitution du Jura quelques années plus tard, les séparatistes retrouvent un peu de baume au cœur. La fièvre de la victoire aurait pu s’arrêter aux frontières du nouveau canton. Et pourtant, outre-Atlantique, d’autres indépendantistes bondissent de joie à l’annonce de la nouvelle : les membres du Parti québécois, qui rêvent de faire de leur province un pays souverain, applaudissent et félicitent sans attendre leurs cousins idéologiques. N’y voient-ils pas une promesse de parvenir à leurs fins ? Hélas pour eux, ils ne connaîtront pas le même succès : deux ans après l’ivresse jurassienne, les Québécois refuseront sèchement l’indépendance. Autres lieux, autres mœurs.
Le journal bernois Berner Nachrichten sera pour sa part moins enthousiaste. Extrait choisi : « Qu’il le veuille ou non, le nouvel État devra faire l’expérience que les problèmes quotidiens sont plus durs à supporter quand il faut les résoudre soi-même, que la réalité d’une part, et l’idéalisme qui caractérise la Constitution jurassienne de l’autre sont deux choses très différentes… » Les plus narquois diront qu’il s’agit-là du dernier grognement d’un ours bernois revanchard.
Quant aux mots prononcés par François Lachat au soir de la victoire, ils résonnent désormais étrangement, quarante ans après la création du nouveau canton : « Plus aucune entrave de nature formelle ne pourra désormais freiner l’essor de cet État que les Jurassiennes et les Jurassiens ont voulu avec passion et pour lequel ils ont lutté ». Depuis le cafouillage du vote organisé à Moutier en 2017, la réunification tant attendue semble bien en peine de se produire. La machine est-elle grippée pour de bon ou la question jurassienne connaîtra-t-elle de nouveaux rebondissements ? Affaire à suivre. ■
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La question jurassienne, 1964-1974, une série d’archives de la RTS