Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.
« Soudain, et par surprise, il apparaît que Genève, ce foyer de la paix universelle, est un véritable tréfond de crapulerie. On y trouve davantage de desperados, de malheurs et de damnation au mètre carré qu’en toute autre région de la diplomatie civilisée. On peut vous assassiner en plein jour en toute beauté, kidnapper sur le pas de votre porte, abattre là où vous allez vous promener, empoisonner, ligoter, matraquer, bombarder, garrotter, poignarder, jeter d’une falaise ou d’un balcon, de jour comme de nuit, proprement et avec la plus grande célérité. »
C’est ainsi que le journal The Guardian rend compte, le 27 avril 1928, de la parution de The Death of a Diplomat de Peter Oldfeld, roman aujourd’hui relativement difficile à trouver mais qui offre alors, semble-t-il, « un plaisir à couper le souffle ». La description surprend par rapport à tout ce qu’on imagine ou qu’on croit savoir de Genève, même après que la ville ait fait son grand plongeon dans les intrigues mondialisées suite à l’arrivée, en 1920, de la Société des Nations. L’un des deux hommes qui se cachent derrière le pseudonyme “Peter Oldfeld”, Per Jacobsson, est pourtant censé connaître Genève pour y avoir travaillé, huit ans durant, en tant que délégué de la Suède au département économique et financier du secrétariat de la SdN. Son coéquipier, Vernon Bartlett, n’a, lui, connu Genève qu’à distance en travaillant pour le bureau londonien de l’organisation. Ensemble, les deux auteurs s’octroient une licence romanesque à large spectre pour réimaginer Genève comme un lieu où les machinations internationales déteignent sur la vie locale en l’imprégnant de drame.
Un vivier grouillant de comploteuses et de comploteurs
Le livre devient immédiatement un film, allemand et muet (Das Geheimnis von Genf, 1928), et il est traduit en huit langues, dont le français, où il atterrit dans la collection Le Masque, sous le titre Le Diplomate assassiné. L’intrigue? “Un diamant disparaît, un traité secret est volé, un diplomate allemand est assassiné: la paix en Europe – rien moins – est en jeu. Ni la police genevoise ni les autres diplomates n’étant en mesure de résoudre l’affaire, la crise diplomatique ne peut être empêchée que par les deux protagonistes: un fonctionnaire britannique de la Société des Nations et une journaliste américaine pleine d’esprit. Deux personnages qui incarnent deux innovations cruciales introduites par la Société des Nations: une administration internationale indépendante et une utilisation moderne des médias.”
Ce résumé et ce commentaire sont dus à l’historien allemand Benjamin Auberer qui, sur le blog du projet de recherche The Invention of International Bureaucracy de l’université danoise d’Aarhus, s’attelle, sous l’intitulé un rien racoleur “Murder, Intrigue, Sex and Internationalism – Novels about the League of Nations”, à recenser les romans se déroulant dans le cadre de la SdN. D’autres ouvrages de fiction publiés – le plus souvent sous pseudonyme – au cours de la première décennie de vie de l’organisation explorent ce même territoire, alliant des intrigues échevelées, un élan d’espoir dans la mission de paix confiée à la Société des Nations et un usage très libre du décor genevois, qu’ils contribuent à inscrire dans l’imaginaire mondial en tant que vivier grouillant de comploteuses et de comploteurs.
Féminisme entre les machines à écrire
À côté des machinations planétaires censées s’y dérouler, une autre image de la SdN qui frappe l’imaginaire est celle que forment ses gigantesques rouages administratifs et les centaines de personnes – dont beaucoup de femmes – qui y sont occupées. Parmi celles-ci, les sténodactylographes, employées de bureau qui prennent des notes et les transcrivent à la machine, sont au cœur de plusieurs romans publiés au cours des années 1920. Ces fictions, enracinées dans l’observation de ces coulisses au quotidien, tissent des récits reliant les machines à écrire aux affaires mondiales et installent Genève sur la carte du féminisme internationaliste.
C’est le cas dans The Peacemakers d’Alice Ritchie, qui travaille à la SdN de 1921 à 1923 “avant d’être licenciée pour insubordination”, selon les recherches de Benjamin Auberer dans les archives de l’organisation. Cinq ans après sa mise à pied, devenue représentante des éditions Hogarth Press (et amie du couple fondateur de celles-ci, Virginia et Leonard Woolf), Alice Ritchie publie ce roman “sans intrigue particulière”, applaudi par la critique pour son intelligence et son ironie, qui marque l’irruption dans la vie mondiale – et dans la vie genevoise – de cette étrange communauté humaine internationale. C’est “une sorte de nouvelle race, hétérogène, transplantée, organisée artificiellement”, selon la formule du magazine américain The Nation, qui chronique le roman lors de sa sortie aux États-Unis en 1929.
Nouveau Versailles, nouvelles Athènes
Le creuset de ces intrigues est alors au bord du lac, où la Société des Nations a son premier siège dans le palais Wilson. Les Temps Révolus. Sur le quai Wilson est d’ailleurs le titre d’un des rares romans (quasi) genevois qui s’y déroulent, publié en 1926 par Marcel Rouff, un natif de Carouge qui est alors correspondant à Paris de la Tribune de Genève après quelques années de vie genevoise. Le livre tisse son récit entre les convoitises suscitées par “la petite république de Batang, bourrée de radium” et les “petites intrigues qui végètent à l’ombre des grandes idéologies, dans une atmosphère de dancing, de bar et de salle de jeu”, note l’écrivaine Marie-Thérèse Gadala, qui inclut Rouff dans les coups de cœur littéraires présentés dans son livre Ceux que j’aime (1927).
Avec la construction du Palais des Nations et le départ de l’organisation vers ses nouveaux quartiers, en 1936, l’imaginaire mis en mouvement par la SdN s’enrichit d’une dimension monumentale. Par ses volumes, le Palais s’approche du château de Versailles, note l’historien Michel Marbeau, qui consacre un bref chapitre de son livre La Société des Nations, Vers un monde multilatéral, 1919-1946 (2017) à l’organisation comme “objet littéraire”. Par leur position surélevée, les nouveaux bâtiments évoquent presque l’acropole d’Athènes. “La Ligue était en session dans les hauteurs, dans son nouveau palais en marbre blanc de Brescia”, pendant que “les drapeaux des nations tombaient des balcons des grands hôtels (…) comme des mouchoirs entortillés, des marchandises bon marché dont la teinture avait déteint”, écrit Hans Habe (János Békessy de son vrai nom) dans le roman Tödlicher Friede – Ein Liebesroman mit politischem Hintergrund (1939), publié alors qu’il est correspondant à Genève d’un journal de Prague.
De cette grandeur physique, qui couronne la trajectoire de l’organisation avant le début de sa chute, on s’émerveille et on se gausse simultanément dans le plus connu des romans qui prennent pour cadre la Société des Nations, Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Le fonctionnaire belge Adrien Deume la détaille ainsi, en parlant à son épouse Ariane:
– Et puis c’est immense, tu comprends. Mille sept cents portes, tu te rends compte, chacune avec quatre couches de peinture pour que le blanc soit impeccable cents robinets, cinquante-sept hydrants, cent-soixante-quinze extincteurs ! Ça compte, hein ? C’est immense, immense. Par exemple, combien crois-tu que nous ayons de water closets ?
– Je ne sais pas.
– Mais dis un chiffre, à ton idée.
– Cinq.
– Six cent soixante-huit, articula-t-il, maîtrisant une fière émotion.” ■
Bibliographie
Etudes citées
Benjamin Auberer, “Murder, Intrigue, Sex and Internationalism – Novels about the League of Nations”, in The Invention of International Bureaucracy, site Web de l’université d’Aarhus, 2018 (https://projects.au.dk/inventingbureaucracy/)
Gabriel Hankins, « Typewriter Fiction at the Secretariat: Paperwork, Feminist Internationalism, and the Mediation of Liberal World Order », in Interwar Modernism and the Liberal World Order: Offices, Institutions, and Aesthetics after 1919, Cambridge, Cambridge University Press, 2019
Michel Marbeau, La Société des Nations, Vers un monde multilatéral, 1919-1946, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017
Romans cités
Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968
Hans Habe (èseudonyme de János Békessy), Tödlicher Friede – Ein Liebesroman mit politischem Hintergrund, 1939 (autre édition sous le titre Zu spät?, 1939; traduction anglaise: Sixteen Days, 1939)
Peter Oldfeld (pseudonyme de Per Jacobsson et Vernon Bartlett), The Death of a Diplomat, 1928 (traduction française: Le Diplomate assassiné, 1929)
Alice Ritchie, The Pacemakers, 1928 (version américaine: The Molehill, 1929)
Marcel Rouff, Les Temps Révolus. Sur le quai Wilson, 1926
Autres romans ayant pour cadre la Société des Nations:
Albert Cohen, Mangeclous, 1938
Auguste Félix Charles de Beaupoil comte de Saint-Aulaire, Genève contre la paix, 1936
Francis Beeding (pseudonyme de Hilary Aidar St. George Saunders et Geoffrey Dennis), The Seven Sleepers, 1925
Francis Beeding (pseudonyme de Hilary Aidar St. George Saunders et Geoffrey Dennis), The One Sane Man, 1934
René Benjamin, Les augures de Genève, 1929
Friedrich Glauser, Der Tee der drei alten Damen, 1940 (traductions françaises: Le Thé des trois vieilles dames, 1987, 1998 et 2000)
Rose Macaulay. Mystery at Geneva. An Improbable Tale of Singular Happenings, 1922
Victor Margueritte, L’avortement de Genève. 1920-1936, 1936
Frank Moorhous, Grand Days, 1993
Frank Moorhouse, Dark Palace, 2002
Franks Moorhouse, Cold Light, 2012
William Penmare (pseudonyme de Mavis Elizabeth Hocking Nisot), The Black Swan, 1928.
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D’autres documents dans la galerie consacrée à la SDN et une série de documents sonores des Archives de la RTS