Cette lettre est celle d’un grand-père, Ami Schneider, adressée à son petit-fils André et au frère de ce dernier, écrite le 27 mai 1954, soit quelques jours après son 75e anniversaire, en réponse à des vœux reçus. Il s’agit d’un extrait que nous devons à l’écrivain André Durussel (le titre et l’intertitre sont de la rédaction de L’Inédit).
« Si le temps a suivi sa marche immuable ce jour-là, comme un autre jour, autour de moi on a voulu me témoigner du contentement et du plaisir de me voir encore là, en bonne santé, malgré que je sois un peu boiteux. Parmi les invitées et invités à cette fête d’anniversaire, nous avions tante Ida B. et son mari, de Pampigny. Elle a aussi bien de la peine à marcher, quoique son mal soit bien différent du mien.
Aujourd’hui, c’est votre oncle et parrain S. qui fête ses quarante-trois ans. Avant-hier, c’était Odette N. et, le 22 mai, un autre petit-fils, votre cousin, Pierre S., actuellement à Lonay. Vous voyez comme cela que si le mois de mai est le mois des fleurs, c’était aussi le mois des fêtes pour moi et les miens !
Septante-cinq ans ! Cela fait un moment que je « cours par le monde » sans être allé bien loin et sans avoir trop « roulé ». Je ne puis m’empêcher de songer au temps de ma jeunesse et de faire des comparaisons avec le temps d’aujourd’hui. Ainsi, en 1887, à l’âge de huit ans, j’étais petit bovairon à Cuarnens. J’avais gagné 7 francs, ce qui avait permis à ma maman de m’acheter mes premiers souliers. Souliers qu’on appelait « Napolitains », parce qu’ils venaient d’Italie. En 1891, 92, 93 et 1894, dès ma douzième année et jusqu’à l’âge de quinze ans, j’étais en place à Moiry. Pour 45 francs, 50, 55 et 60 francs la dernière année, il fallait me lever à quatre heures du matin, aller appeler trois domestiques et deux ouvriers, puis « turbiner » avec eux comme un homme.
L’hiver 1894-1895, qui a été un hiver des plus longs, a aussi été pénible dans mes souvenirs. Au mois de mars encore, les hommes, à l’Isle où nous habitions, remuaient la neige pour rien, la Commune ne pouvant plus les payer. Notre père ne gagnait rien non plus. Il y avait trop de neige dans les bois pour les travaux du bûcheron. Un certain soir, notre maman nous a dit (nous étions déjà sept enfants en famille): « Demain matin, il vous faudra aller à l’école sans petit-déjeuner, car je n’ai rien à vous donner ! »
Et voici que ce même soir, vers 21 heures, une voisine était venue nous apporter un panier de pommes de terre ! Cela avait permis à notre maman de cuire une soupe pour ce premier repas de la journée.
Apprendre à gagner sa vie
Ce sont là des choses que je vous raconte, parce que je suis content de voir les progrès qui ont été réalisés. Je constate que les œuvres sociales, si elles chargent un peu les budgets, font beaucoup de bien ! Tout cela pour vous dire aussi que je suis content de vous voir bien décidés et bien courageux pour apprendre à gagner votre vie et entrer ainsi dans une école technique pour accomplir un apprentissage. Il faut surtout vouloir le faire honnêtement, vaillamment. Non seulement pour vous, mais pour tous ceux qui s’intéressent et pensent à vous et à votre avenir !
Et voilà ! Ce sont des choses que je n’avais jamais pensé à vous raconter et que mes septante-cinq ans m’ont remis en mémoire. Avec mes bien cordiales amitiés à tous deux et à votre papa. » Signé Ami Schneider
Moi et les miens
Né le 23 mai 1879 à Cuarnens, Ami Schneider deviendra le fermier associé (avec Gottlieb Frey, né en 1854) du beau domaine de « La Caroline », sur la commune de Tolochenaz, près de Morges, propriété de la famille Nicati-De Luze. Aîné d’une famille de douze enfants, il épouse en mars 1910 Mina Wendling, d’origine alsacienne.
Père de cinq enfants, il reprend seul la gestion du domaine. Très tôt engagé dans la vie publique, il présidera la Société des Laiteries réunies de Morges et environs de 1920 à 1947. Cette « Tante Ida », mentionnée au début de sa lettre, était l’une de ses sœurs (1890-1962). L’expression : « pour moi et les miens » peut surprendre aujourd’hui par son aspect égocentrique. Or, elle représente l’un des derniers vestiges de cette société rurale et patriarcale d’autrefois, telle qu’on la trouve dans la bible hébraïque : « Moi et les miens…(selon Josué 24, v.15 par exemple.) Ami Schneider a aussi été l’un des responsables de la construction de la chapelle de Tolochenaz, inaugurée en 1933. ■