Près de 40’000 personnes se pressent dans les rues de La Chaux-de-Fonds dans une ambiance animée pour cette 5ème édition de la Braderie. Le fameux «Pod», artère principale de la ville, grouille de monde venu assister au clou de la fête ce dimanche 13 septembre 1936. Sur les pavés défilent une Marquise aussi bien qu’une Jeune Paysanne, et Carmen l’Espagnole y côtoie la Tonkinoise, ou encore Argentina. On y admire également Rumba, Valse, Menuet et Tango. Mais qui sont ces créatures vêtues de toilettes fantasques et de chapeaux délicatement ouvragés ? Et pourquoi leur passage ne fait-il pas entendre un bruissement de soie ou de crinoline, mais un froissement de feuilles ?
Il s’agit d’un concours de costumes en papier, organisé pour la première fois cette année, et qui sera réédité en 1949. Pour concevoir leurs originales créations, soixante concurrentes ont patiemment collecté des pages de journaux, des bulletins électoraux, des affiches ou même des timbres-poste. Ces demoiselles ont ciselé mots, motifs et caractères avec doigté avant de les assembler avec imagination pour se vêtir. On les voit ici déambuler avec grâce, comme dans un défilé de mode poétique et décalé.
Le journal «L’Impartial» découpé pour en faire des pantalons et un corsage
L’une des concurrentes a découpé pas moins de 6000 titres du quotidien local L’Impartial «pour s’en faire des pantalons et un corsage la moulant à ravir», rapporte ce même journal dans son compte-rendu le lundi suivant. Est-ce Betty, apprentie couturière âgée de 17 ans, ici à l’avant-plan avec sa création «Tango» constellée de ces mêmes caractères d’imprimerie ? Difficile à établir avec certitude, mais elle est en tout cas l’une des rares participantes ayant choisi de confectionner un pantalon. Sa tenue est étonnamment moderne, commente aujourd’hui avec admiration sa belle-fille Claire Bärtschi-Flohr. La troisième jeune fille arborant un ample chapeau sur la photo est Jeanne Jacot, dite Jeannette.
Jeanne et Betty font partie de la même classe de couturières. «Une excellente copine qu’elle a eue toute sa vie. Elles se voyaient encore quand elles étaient âgées», raconte Claire Bärtschi-Flohr. Et de préciser que sa famille était d’ailleurs ravie de pouvoir compter sur l’habileté de couturière de Betty. Au fil des années, régulièrement, «ses belles-soeurs lui demandaient de leur faire des vêtements plus ou moins gratuitement, et ça la rendait folle».
Ces photos ont été trouvées après le décès de Betty. Ses descendants n’ont pas eu l’occasion de parler de ce concours avec elle. Nous ne saurons donc pas si, la veille au soir après la présentation des costumes au jury dans la salle communale, elle a dansé au bal qui «fit jusqu’au matin tournoyer les couples aux sons des musiques endiablées», comme le décrit L’Impartial au sortir de ce week-end festif. Elle figure en tout cas parmi les lauréats.
Des bulletins politiques entre les coutures
La robe en papier, «peut-être la robe de crise par excellence», philosophe L’Impartial à l’époque. Les organisateurs voient dans ce concours l’occasion de montrer les capacités artisanales des Chaux-de-Fonniers, eux dont on dit alors qu’ils se relèvent difficilement du marasme économique. Voilà qui met du baume au cœur: rivaliser tout de même avec les plus délicats modèles des ateliers de haute couture parisiens, à force de débrouillardise, de savoir-faire et de bon goût. «Comment aurions-nous cru qu’on put habiller si joliment la femme avec ces feuilles de papier que les journalistes s’entendent à barbouiller chaque jour ?», s’enthousiasme L’Impartial. De son côté, le vice-président de la braderie ironise sur la «magnifique leçon de tolérance» que de voir les bulletins des partis politiques les plus opposés se marier pour une fois admirablement sur telle ou telle robe.
C’est d’ailleurs la crise économique qui est à l’origine de la création de la Braderie en 1932, dans le but de redonner du souffle à la cité du haut du canton de Neuchâtel. La ville compte alors des milliers de chômeurs, et les commerçants gardent sur les bras une grande quantité de marchandises invendues. Cette foire leur permet d’écouler leurs produits lors du grand déballage du dimanche sur les trottoirs. Quant aux ouvriers, ils peuvent ainsi faire des emplettes à prix plus doux. S’y ajoutent les défilés de sociétés locales, de chars décorés et de costumes traditionnels. On mange, on boit et on fait la fête dans une grande liesse populaire. La Braderie attire les foules encore aujourd’hui. Elle a été enregistrée au patrimoine immatériel des traditions vivantes de Suisse en 2018.■
Références
Archives de L’Impartial du lundi 14 septembre 1936 et du 1er juin 1949