L'Inédit

par notreHistoire


Sur le POD_520

Coll. C. Bärtschi-Flohr/notreHistoire.ch

Près de 40’000 personnes se pressent dans les rues de La Chaux-de-Fonds dans une ambiance animée pour cette 5ème édition de la Braderie. Le fameux «Pod», artère principale de la ville, grouille de monde venu assister au clou de la fête ce dimanche 13 septembre 1936. Sur les pavés défilent une Marquise aussi bien qu’une Jeune Paysanne, et Carmen l’Espagnole y côtoie la Tonkinoise, ou encore Argentina. On y admire également Rumba, Valse, Menuet et Tango. Mais qui sont ces créatures vêtues de toilettes fantasques et de chapeaux délicatement ouvragés ? Et pourquoi leur passage ne fait-il pas entendre un bruissement de soie ou de crinoline, mais un froissement de feuilles ?

Il s’agit d’un concours de costumes en papier, organisé pour la première fois cette année, et qui sera réédité en 1949. Pour concevoir leurs originales créations, soixante concurrentes ont patiemment collecté des pages de journaux, des bulletins électoraux, des affiches ou même des timbres-poste. Ces demoiselles ont ciselé mots, motifs et caractères avec doigté avant de les assembler avec imagination pour se vêtir. On les voit ici déambuler avec grâce, comme dans un défilé de mode poétique et décalé.

Le journal «L’Impartial» découpé pour en faire des pantalons et un corsage

L’une des concurrentes a découpé pas moins de 6000 titres du quotidien local L’Impartial «pour s’en faire des pantalons et un corsage la moulant à ravir», rapporte ce même journal dans son compte-rendu le lundi suivant. Est-ce Betty, apprentie couturière âgée de 17 ans, ici à l’avant-plan avec sa création «Tango» constellée de ces mêmes caractères d’imprimerie ? Difficile à établir avec certitude, mais elle est en tout cas l’une des rares participantes ayant choisi de confectionner un pantalon. Sa tenue est étonnamment moderne, commente aujourd’hui avec admiration sa belle-fille Claire Bärtschi-Flohr. La troisième jeune fille arborant un ample chapeau sur la photo est Jeanne Jacot, dite Jeannette.

Coll. C. Bärtschi-Flohr/notreHistoire.ch

Jeanne et Betty font partie de la même classe de couturières. «Une excellente copine qu’elle a eue toute sa vie. Elles se voyaient encore quand elles étaient âgées», raconte Claire Bärtschi-Flohr. Et de préciser que sa famille était d’ailleurs ravie de pouvoir compter sur l’habileté de couturière de Betty. Au fil des années, régulièrement, «ses belles-soeurs lui demandaient de leur faire des vêtements plus ou moins gratuitement, et ça la rendait folle».

Ces photos ont été trouvées après le décès de Betty. Ses descendants n’ont pas eu l’occasion de parler de ce concours avec elle. Nous ne saurons donc pas si, la veille au soir après la présentation des costumes au jury dans la salle communale, elle a dansé au bal qui «fit jusqu’au matin tournoyer les couples aux sons des musiques endiablées», comme le décrit L’Impartial au sortir de ce week-end festif. Elle figure en tout cas parmi les lauréats.

Des bulletins politiques entre les coutures

La robe en papier, «peut-être la robe de crise par excellence», philosophe L’Impartial à l’époque. Les organisateurs voient dans ce concours l’occasion de montrer les capacités artisanales des Chaux-de-Fonniers, eux dont on dit alors qu’ils se relèvent difficilement du marasme économique. Voilà qui met du baume au cœur: rivaliser tout de même avec les plus délicats modèles des ateliers de haute couture parisiens, à force de débrouillardise, de savoir-faire et de bon goût. «Comment aurions-nous cru qu’on put habiller si joliment la femme avec ces feuilles de papier que les journalistes s’entendent à barbouiller chaque jour ?», s’enthousiasme L’Impartial. De son côté, le vice-président de la braderie ironise sur la «magnifique leçon de tolérance» que de voir les bulletins des partis politiques les plus opposés se marier pour une fois admirablement sur telle ou telle robe.

Coll. C. Bärtschi-Flohr/notreHistoire.ch

C’est d’ailleurs la crise économique qui est à l’origine de la création de la Braderie en 1932, dans le but de redonner du souffle à la cité du haut du canton de Neuchâtel. La ville compte alors des milliers de chômeurs, et les commerçants gardent sur les bras une grande quantité de marchandises invendues. Cette foire leur permet d’écouler leurs produits lors du grand déballage du dimanche sur les trottoirs. Quant aux ouvriers, ils peuvent ainsi faire des emplettes à prix plus doux. S’y ajoutent les défilés de sociétés locales, de chars décorés et de costumes traditionnels. On mange, on boit et on fait la fête dans une grande liesse populaire. La Braderie attire les foules encore aujourd’hui. Elle a été enregistrée au patrimoine immatériel des traditions vivantes de Suisse en 2018.■

Références

Archives de L’Impartial du lundi 14 septembre 1936 et du 1er juin 1949

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Un mur devient musée

A Berlin, l'ancien "Mur de la honte" se métamorphose en East Side Gallery.

Coll. archives de la RTS/émission Le Journal-novembre-2008/notreHistoire.ch

Journaliste de presse écrite et de télévision, Marc Schindler évoque ses souvenirs de Berlin, mais un Berlin d’avant la chute du Mur, un Berlin ville-monde qui était, si justement, le symbole de la Guerre froide. La première fois qu’il franchit le Mur pour aller en Allemagne de l’Est, c’était en 1963… Accompagné d’un document d’archives de la RTS, son récit a été publié sur notreHistoire.ch (le titre et les intertitres sont de la rédaction).

« Je n’étais pas là, le 9 novembre 1989, quand le Mur de Berlin s’est ouvert. J’ai suivi l’événement à la télévision, comme des millions de gens dans le monde. Mais je garde du Mur des souvenirs qui m’ont marqué.
La première fois que je franchis le « Check Point Charlie », c’était en mars 1963, deux ans après la construction du mur. La Gazette de Lausanne m’avait envoyé en reportage à la foire de Leipzig, en Allemagne de l’Est. Avant de m’y rendre, j’avais pris rendez-vous à Berlin-Est avec un fonctionnaire du ministère de l’Economie. Il avait neigé sur Berlin, ensevelie sous 50 cm. de neige. Je suis arrivé le soir au seul point de passage pour étrangers vers Berlin-Est, avec ma valise et ma machine à écrire. Je revois encore la baraque des Vopos, le guichet où un fonctionnaire impassible vérifiait votre visa en scrutant trois fois votre visage – d’abord le front, puis les yeux, enfin le menton. Puis, le coup de tampon libérateur : bienvenue en RDA ! En réalité, les journalistes étrangers étaient juste tolérés, pour glorifier la patrie des travailleurs. Sous la neige et dans le froid, j’avais un sentiment étrange, comme dans L’espion qui venait du froid, le roman de John Le Carré. J’avais demandé au Vopo où trouver un taxi. Il avait ricané : pas de taxi. Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai sorti un billet de 20 DM et lui demandai de me commander un taxi. Il empocha mon argent en se demandant qui était ce type qui osait donner des ordre à un policier est-allemand. Le lendemain, j’embarquais sur un avion est-allemand qui amenait les hommes d’affaires et les journalistes de l’aéroport de Schönefeld et Leipzig.

A quelques mètres de Richard Nixon

Ma deuxième visite au Mur de Berlin, c’était en février 1969. Pour la Télévision suisse, je couvrais la visite du président Richard Nixon. Nous étions une centaine de journalistes : les stars, les correspondants à la Maison-Blanche, qui suivaient le président en avion spécial; et les autres, entassés dans la caravane de bus, qui se bousculaient pour prendre la photo de Nixon devant le Mur. J’avais réussi à me glisser près de la limousine présidentielle, à quelques mètres des agents du Secret Service. A la Postdamer Platz, Nixon est sorti de sa voiture, maquillé comme un comédien, le sourire figé. Il avait grimpé les quelques marches pour regarder par dessus le mur. Des centaines de journalistes et de cameramen immortalisaient l’événement. Le souvenir que j’en ai gardé, ce sont les Vopos du côté est, qui photographiaient le président américain ! Le mur était omniprésent à Berlin. On allait voir les rues aux fenêtres bouchées, les points de passage, le monument aux morts soviétiques, le Reichstag. Je pensais que le mur était là pour plusieurs générations.

Troisième visite, en 1980. Avec le réalisateur Michel Heiniger, nous avions obtenu un visa d’une journée pour visionner un film de propagande de Leni Riefenstahl, la cinéaste d’Hitler, sur l’armée allemande, Tag der Freiheit : Unsere Wehrmacht (1935), dont une des seules copies se trouvait aux archives films de la RDA, à Postdam. Il fallait un visa pour quitter Berlin-Est et se rendre à Postdam, à 17 km. Nous avions rendez-vous avec le chef du Filmarchiv der DDR, dans une maison de campagne. Une fonctionnaire avait apporté comme un trésor une bobine de film 35 mm. inflammable. Après visionnement, nous avions demandé une copie de quelques minutes. Pas de problème, mais on nous avait soumis un document juridique que nous avions dû signer : ce film de propagande appartenait à la RDA et nous nous engagions à refuser toute demande de Leni Riefenstahl à faire valoir ses droits.

Enfin le Mur est tombé!

Dernière visite, en 1990. Pour le magazine économique de la Télévision romande, nous avions réalisé une enquête des deux côtés, en République fédérale et en RDA, quelques semaines avant la Wende, le tournant de la réunification. A Karl-Marx Stadt, l’ancienne Chemnitz, j’avais loué une voiture pour rejoindre mes collègues à la Porte de Brandebourg, à Berlin. Sur l’autoroute où ma vieille Ford doublait les Trabant poussives qui crachait noir, je m’étais arrêté dans un Imbiss pour boire une bière. J’avais remarqué que les clients me regardaient d’un drôle d’air, avec ma veste de cuir et mes lunettes de soleil. Plus tard, on m’expliqua : c’était la tenue des agents de la Stasi, la redoutable police secrète.
C’était la première fois que je voyais le mur du côté Est. J’avais longé le mur où on avait enlevé les miradors, les chevaux de frise et les fils de fer barbelés qui avaient tué tant de Berlinois voulant fuir Berlin-Est. A la Porte de Brandebourg, un Vopo m’avait refusé le passage, malgré mon visa pour la RDA. J’avais dû insister pour passer à Berlin-Ouest. C’était la fête et le marché aux souvenirs. On vendait des morceaux du mur dans des sachets plastique, des décorations des Vopos, des casquettes d’officiers soviétiques. Le soir, pour rentrer à mon hôtel à Berlin-Est, j’avais pris un taxi à l’ouest. Mais il ne connaissait pas les noms des rues, ses clients ne lui demandaient jamais d’aller à Berlin-Est.
Je ne suis plus retourné à Berlin, mais j’ai envie d’aller voir ce qu’est devenue cette ville divisée pendant 28 ans par un mur de 43 km. qui coupait en deux les rues, les maisons et les familles. Le Mur n’existe plus, il ne reste que quelques sections laissées en souvenir et classées monuments historiques. Mais, pour des millions de gens, le souvenir immortel de la chute du mur de Berlin, restera l’image du grand violoncelliste russe Rostropovitch jouant une partita de Bach devant le Mur.»■

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

A consulter également sur notreHistoire.ch

Berlin en vidéo, une série de documents de la RTS couvrant les années 1960 à 2000.

Gustave Roud photographié par Simone Oppliger, Lausanne 1974

Coll. Mémoires d'ici, Fonds Simone Oppliger/notreHistoire.ch

Lorsque Gustave Roud, écrivain-photographe, est portraitisé par Simone Oppliger, photographe-écrivaine, cela provoque une étincelle de franchise.

L’appareil sensible de Simone Oppliger regarde juste, droit dans les yeux, vers l’humain. Ce sera le style Oppliger. Un style humaniste. Gustave Roud n’est pas traqué sous son objectif mais pris sur le vif. Un instant-décisif qui est aussi de l’ordre de la poésie. Notre époque l’a oublié ; elle qui se vend au style conceptuel et froid. Déshumanisant.

Celle qui, comme l’écrit son mari le journaliste Jacques Pilet, « savait saisir l’intensité du présent » révèle un regard d’une extrême fragilité, presque hagard et tétanisé de Gustave Roud. Est-ce la proximité avec la mort qui lui donne cette intensité?

La photo a été prise en 1974, chez lui, dans la demeure familiale de Carrouge dans le Haut-Jorat, petit bourg de la campagne vaudoise. Il mourra deux ans plus tard. Seul. Comme il a toujours vécu. Cette maison, il la partageait avec sa soeur Madeleine, décédée en 1971.

Lumière naturelle, faiblement éclairée, un arrière-fond noir, très contrasté qui fait émerger de cette obscurité le visage cisaillé de Roud. Un visage marqué, d’une beauté presque féline, apeuré. On y lit une délicatesse extrême et une retenue qui s’est insufflée dans son style.

La maison de Carrouge ; il ne l’a jamais quittée. Ecrivain-poète, hanté par ces paysages du Haut-Jorat qu’il a tant aimés, Gustave Roud fait don d’une oeuvre poétique majeure qui le place parmi les plus grands auteurs de langue française de la littérature contemporaine.

L’écrivain reclus, en retrait des mondanités littéraires, nouera des liens précieux et sincères avec toute une génération de nouveaux auteurs qui se réclameront de son héritage. Des géants comme Maurice Chappaz ou Jacques Chessex seront des proches. Une oeuvre épistolaire d’envergure émergera entre eux et Gustave Roud. Elle sera éditée et publiée. La filiation littéraire et artistique perdure et ne meurt pas.■


A consulter également sur notreHistoire.ch

La galerie rassemblant les portraits de Gustave Roud par Simone Oppliger.
En novembre 1965, Gustave Roud reçoit chez lui Guy Ackermann et Michel Soutter pour l’émission Personnalités suisses de la RTS
Maurice Chappaz évoque sa correspondance avec Gustave Roud pour la RTS, en 1993.
Ecoutez le poète, une interview radiophonique de 1956

Le cercueil de l'impératrice d'Autriche quittant Beau-Rivage à Genève

14 septembre 1898, le convoi funèbre de Sissi quitte l'hôtel Beau-Rivage, à Genève.

Le 10 septembre 1898, l’impératrice Elisabeth d’Autriche – «Sissi» pour la postérité – est poignardée par un anarchiste non loin de l’hôtel Beau-Rivage, sur la rade de Genève. Anselme Murith, à la tête d’une petite entreprise de pompes funèbres fondée juste dix ans plus tôt, est chargé d’organiser le convoi, de l’hôtel à la gare de Cornavin d’où un train spécial emmènera la dépouille à Vienne. Pour la cour et le gouvernement de la très catholique Autriche-Hongrie, il n’est en effet pas question de confier les opérations aux services municipaux de la Rome protestante, ou à quelque entrepreneur calviniste. C’est donc Anselme Murith, un Gruérien devenu croque-mort à la demande et avec le soutien du Vicariat général, autorité du clergé catholique romain à Genève, qui prend toutes les dispositions pour le transport du corps.

La tâche n’est pas facile, compte tenu d’un protocole KuK, mais aussi fédéral et cantonal, très pesant. Dans l’urgence, l’entrepreneur doit prévoir la taille du premier et du deuxième cercueil, établir le trajet du cortège funèbre vers Cornavin, et surtout se procurer un matériel digne de la défunte – draperies noires ornées d’argent, caparaçons de même pour les chevaux, et voitures pour les autorités locales : bien que protestants, et laïcistes, les dignitaires de Genève ne peuvent snober la femme d’un chef d’Etat aussi colossal que l’empereur François-Joseph. Pour la première et dernière fois de sa carrière, Anselme prépare un corbillard impérial, couvert de fleurs évidemment. Le convoi défile en ville de Genève le 14 septembre, et tout se passe bien, sans faux-pas, ni offense au protocole. Témoins et historiens s’accordent pour louer la réussite du Gruérien.

L'organisation d'Anselme Murith sera louée par les témoins.

Coll. L. de Weck/notreHistoire.ch

Le cercueil de l'impératrice arrive à la gare de Cornavin flanquée d'un dais noir.

Coll R. Mesot/notreHistoire.ch

Anselme avait émigré à Genève dans les années 1870 pour gagner sa vie, ce qu’il fit d’abord comme sacristain et Suisse d’église à la paroisse Saint-Joseph, aux Eaux-Vives. La communauté catholique genevoise, minoritaire, pratiquait alors une culture diasporique de ghetto, et se plaignait de ne pas trouver chez les croque-morts de la place, officiels ou privés, assez de compréhension et de respect pour les formes liturgiques romaines. Sous l’impulsion, mais aussi le contrôle, du clergé, le sacristain des Eaux-Vives s’associa à son collègue du Sacré-Cœur ainsi qu’aux voituriers Fert et Duparc pour fonder les Pompes funèbres catholiques de Genève. Le menuisier Schroeter vint les rejoindre et, l’affaire se développant, Murith et ses partenaires ouvrirent en 1896 au boulevard des Philosophes une fabrique de cercueils qui s’imposa bientôt sur le marché. En 1898, bien sûr, les obsèques de Sissi offrirent à l’entreprise un good will incomparable.

Aujourd’hui, les Pompes funèbres Murith existent toujours à Genève. La maison a essaimé à Fribourg, où le fils d’Anselme, Auguste, menuisier de son premier métier, créa en 1916 une filiale devenue autonome.■

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

A consulter également sur notreHistoire.ch

La vidéo de la RTS (1973) sur l’assassinat de l’impératrice

Ne ratez aucun article.

Recevez les articles de L’Inédit en vous abonnant à notre newsletter.

Merci pour votre inscription!