Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.
En ce lundi 8 avril 1946, une information trace la route de la Genève d’après-guerre avec l’inauguration de la ligne New-York-Genève. Le Journal de Genève note: «L’aéroport de Cointrin a reçu hier, lundi, sa consécration d’aéroport intercontinental. De fait, le premier avion de la Trans World Airline, parti de New-York à 15 h. (heure de Greenwich) est arrivé à Genève à 19 h. 25.»
«Si le retard semblait important pour ceux qui, dès le début de l’après-midi, attendaient à l’aérodrome, il convient de relever qu’un semblable voyage ne peut s’effectuer avec la régularité d’un vol Londres ou Paris-Genève. L’horaire prévoit une durée de trajet de 22h20 sur laquelle 2h45 d’arrêts : à Gander (Terre-Neuve), Shannon (Irlande) et Paris (…) En cette belle journée d’inauguration, le ciel de Genève était printanier, le vent pour ainsi dire nul », est-il précisé dans l’édition du lendemain.
Le même jour au Palais des Nations s’ouvre une ultime rencontre. «Il y avait certes quelque mélancolie lors de l’ouverture de la 21e et dernière session de l’Assemblée de la Société des Nations (SDN). Mélancolie née des souvenirs que les délégués, les journalistes, les habitués du Palais de l’Ariana, et tous ceux qui suivirent pas à pas l’existence de la Société des Nations ont gardés au fond de leur cœur. Mélancolie née aussi et surtout du sort qui est réservé à cette Société des Nations dont le rôle ardu et difficile, rempli pendant plus de vingt ans, n’a pas donné les résultats qu’on en attendait. Mais il y avait, dans toute l’Assemblée, beaucoup d’espoir en un avenir meilleur ; et cet espoir l’emportait de loin sur la mélancolie ; chacun songeait à l’avenir avant de remémorer le passé», relate le Journal de Genève dans la même édition.
La Suisse coupe le chauffage du Palais
Mélancolie? Ce sentiment était loin de dominer à Berne. «Le gouvernement suisse refuse de payer ses cotisations dès 1941 et interrompt la fourniture de mazout au Palais des Nations afin de dissuader les fonctionnaires de la SDN de se rendre au travail», raconte le journaliste Stéphane Bussard en 2017 dans le quotidien Le Temps.
En 1938, la Confédération récupère sa neutralité intégrale avec le feu vert du Conseil d’une SDN affaiblie par le retrait du Japon et de l’Allemagne en 1933 et de l’Italie en 1937, sans compter l’absence dès ses débuts des États-Unis. Berne n’est dès lors plus tenue de souscrire aux sanctions économiques décidées par la SDN, notamment celles contre l’Italie après son invasion brutale de l’Éthiopie. Même la campagne d’extermination des Juifs d’Europe menée par l’Allemagne nazie trouve des oreilles complaisantes parmi les autorités suisses et celles du CICR, comme l’a établi l’historien Marc Perrenoud et la commission Bergier dès les années 1990.
Le Palais des Nations sort donc d’une longue hibernation pour la dernière assemblée de la SDN. Le dernier acte notable de l’organisation remonte à décembre 1939. À la suite de l’agression de l’armée soviétique contre la Finlande (conforme aux clauses secrètes du pacte germano-soviétique), la SDN exclut l’URSS, membre de l’organisation depuis 1934.
Dans son édition du 15 décembre 1939, la Feuille d’avis de Neuchâtel et du vignoble neuchâtelois relève la déclaration du représentant du Royaume-Uni, M. Butler, pour qui «l’agression soviétique contre la Finlande n’était que le dernier maillon de la chaîne des agressions qui déferlent sur l’Europe et qu’elle ne faisait que suivre les attaques de l’Allemagne contre les Tchécoslovaques et les Polonais dont nous n’oublions, dit-il , et n’oublierons jamais la cause.» Le délégué de la France n’est pas en reste. «M. Paul-Boncour affirma que la condamnation n’aurait pas son sens si elle n’apparaissait pas en relation étroite avec toutes les autres violations précédentes ».
Antibolchévique certes, mais neutre
La Suisse, elle, s’abstient. Dans son éditorial, le journal neuchâtelois justifie la position du Conseil fédéral: «Que convient-il de dégager de celle prise de position ? Il faut y voir, dans les heures graves que nous vivons, le souci du Conseil fédéral de ne pas s’écarter, fût-ce d’un pouce, de la notion de neutralité intégrale. Il est hors de doute que nous ne pouvons participer à un système de sanction quelconque. Et il est certain, au demeurant, que si les dispositions concernant l’aide à la Finlande n’avaient pas été liées à celles visant l’expulsion de l’URSS, nous aurions pu nous prononcer en faveur de ladite exclusion, demeurant fidèles en cela à notre ligne de conduite antibolchéviste notoire et qui n’a pas attendu l’occasion présente pour se manifester. La raison d’État domine les sympathies. Il reste pourtant que celles-ci ont été exprimées en faveur de la Finlande et que l’injuste agression a été condamnée par notre pays. À notre sens, il eût été souhaitable que M.(William) Rappard (représentant de la Suisse) se référât dans son intervention au discours fameux (17 septembre 1934) de M. (Giuseppe) Motta s’opposant à l’entrée des soviets dans la SdN. Notre attitude de principe en eût été marquée plus clairement encore, en même temps que notre volonté de neutralité intégrale était soulignée d’autre part par notre abstention en face de toute mesure sanctionniste.»
Aube blafarde
Après la guerre la plus meurtrière de tous les temps, qui fit au moins soixante millions de morts, la SDN passe le témoin, en ce mois d’avril 1946, à l’Organisation des Nations Unies, dont les bases furent jetées dès août 1941 avec la Charte de l’Atlantique entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. «C’est sur cette base que le 1er janvier 1942, 26 États signent la déclaration des Nations Unies. Ce sont les nations qui se sont unies en tant que coalition de guerre contre l’Allemagne. Jusqu’en 1945, à ces 26 États vont s’ajouter 19 États supplémentaires. Les États qui ont signé cette déclaration sont considérés comme membres fondateurs de l’ONU comme stipulé à l’article 3 de la Charte de l’ONU», écrit pour la plateforme collaborative Baripedia, l’historien Sacha Zala, directeur des Documents diplomatiques suisses (DODIS).
Dans son édition du 9 avril 1946, le Journal de Genève précise: «Incontestablement, cette dernière session est plus qu’une simple réunion des délégués devant s’attacher à la liquidation administrative et financière de la Société des Nations. Son Excellence M. Hambro (président norvégien de l’assemblée) le souligna fort bien dans son allocution d’ouverture, qui rappela le changement de circonstances intervenu depuis 1939, qui rendit hommage à Roosevelt, à MM. Churchill et Staline, aux généraux de Gaulle et Chang- Kaï-Chek, ainsi qu’à plusieurs délégués — dont Lord Cecil et notre ministre M. Paul Ruegger — qui avait représenté leur pays, déjà, lors de la première assemblée.»
C’est sous les auspices du même Carl Hambro que la SDN s’était installée pendant la guerre à Princeton, dans le New Jersey. Lui qui avait aussi participé, au sein de la délégation norvégienne, à la conférence de San Francisco qui adopta le 26 juin 1945 la Charte des Nations Unies.
L’espoir, comme en 1918
«Les idées, les pensées qui sont bonnes, dit (ce mois d’avril 1946) son Excellence M. Hambro, ne peuvent mourir avant que de meilleures ne naissent. Nous ne sommes point ici pour examiner les raisons de nos échecs passés, mais pour affirmer notre foi profonde en l’avenir, pour transmettre nos expériences et nos traditions à un organisme plus jeune et plus fort, auquel nous devons remettre le flambeau qui fut le nôtre.»
Dans sa chronique quotidienne de la session, le Journal de Genève cite les propos du délégué français, le même qui était présent lors de l’assemblée de 1939 susmentionnée. «Le premier orateur inscrit, M. Paul-Boncour, premier délégué de la France, salué par de vifs applaudissements, commence par faire une déclaration au sujet des mandats. La France, dit-il, a pendant 25 ans administré les territoires sous mandat en se conformant à l’esprit aussi bien qu’à la lettre du régime des mandats. Aujourd’hui la France se propose de poursuivre l’exécution de la mission qui lui a été confiée et considère qu’il est dans l’esprit de la Charte que cette mission s’exerce désormais dans le régime de la tutelle. Le gouvernement français est prêt à étudier les termes de l’accord qui définira ce régime dans le cas du Togo et du Cameroun.»
Reconnus par la SDN, les mandats avaient permis aux puissances européennes victorieuses de garder la haute main sur leurs empires coloniaux. Une emprise toujours de mise en 1946.
Socialiste et résistant durant le régime de Vichy, Joseph Paul-Boncour poursuit: «Une flamme a été entretenue, tandis qu’au dehors soufflait une tempête dans un continent livré presque tout entier aux forces de l’ennemi. Ce n’est pas la Ligue qui a échoué, mais les nations qui l’ont abandonnée. Notre bilan est devenu déficitaire le jour où, les impérialismes s’étant de nouveau déchaînés sur le monde, suivant l’expression si juste que je trouvais avant-hier dans un article du Journal de Genève, on a offert comme première victime au mythe de l’apaisement, ces préceptes du Pacte dont l’application eût été, au contraire, la seule condition d’une paix honorable pour tous (…) La chimère était de croire qu’on pouvait se protéger de la guerre en se repliant sur soi-même et de croire que les alliances particulières suffisaient à garantir la sécurité. La réalité mondiale était au contraire que la guerre ne serait évitée que si toutes les nations pacifiques s’unissaient pour opposer leur force collective à l’agression.»
L’intention était là en effet. «La Charte (des Nations Unies), espoir et volonté de réparation, reprend la plupart des principes du Pacte (de la SdN) dont une des principales lacunes a été comblée par la création de la force internationale mise à la disposition du Conseil de sécurité afin de faire échec à l’agresseur éventuel. Ce sont là des promesses d’espoir» déclare Joseph Paul-Boncour qui précise encore: «l’Organisation des Nations Unies doit être dotée d’une force armée. Et puis, il faut parvenir enfin à la réduction des armements, sans laquelle tout effort en vue d’établir la paix n’est qu’une funeste duperie.»
Parole d’espoir également avec le représentant britannique: «Lord Cecil prononça ses paroles d’adieu à la Société des Nations : la Société des Nations est morte, s’écria le lutteur infatigable, vive l’Organisation des Nations Unies. C’était viril, c’était dit sur le ton qui convenait; il n’y avait aucune amertume dans ces paroles, mais uniquement le souci de l’avenir, le souci d’une paix plus solidement établie que par le passé», rapporte le Journal de Genève. Lord Robert Cecil avait obtenu en 1937 le Prix Nobel de la paix pour son engagement en faveur de la SDN dès ses débuts.
Ravalement de façade pour la Suisse
Quand arrive le tour de la Suisse, c’est un ministre des affaires étrangères parfaitement conscient de la position délicate dans laquelle se trouve son pays au sortir de la guerre. La remarquable élasticité de la neutralité suisse était mal comprise, en particulier à Moscou et Washington.
Élu au Conseil fédéral le 14 décembre 1944, Max Petitpierre déclare: «La Suisse va se trouver, après la liquidation de la Société des Nations dans laquelle elle fut admise et aux travaux de laquelle elle participa activement, devant un vide que ne connaîtront point la plupart des pays du monde. Ce n’est pas une raison, pour elle, d’abandonner l’idéal de la Société des Nations auquel elle reste fermement attachée parce qu’il correspond à sa nature profonde; et cet idéal est transmis à l’Organisation des Nations Unies. La Société des Nations fut le grain de blé; l’Organisation des Nations Unies sera l’épi.»
Comme le rapporte encore le Journal de Genève, Max Petitpierre insiste: «La Suisse entend participer aux efforts communs des Nations pour organiser la paix. Elle forme le vœu, dit M. Petitpierre en terminant, que les activités de la SdN puissent se poursuivre sans interruption et que les pays qui n’ont point encore adhéré à l’ONU participent aux organisations juridiques et humanitaires, notamment, qui e dépendent. C’était bien là la voix du peuple suisse, qui connaît les bienfaits de la solidarité pour en avoir, chez lui, appliqué les principes.»
Chargé des affaires étrangères jusqu’en 1961, Max Petitpierre s’est appliqué en 1946 à désenclaver la Suisse en rétablissant les relations diplomatiques avec la Russie de Staline et en obtenant la signature de l’accord de Washington. «Il s’agissait d’obtenir la libération des avoirs suisses bloqués aux USA et la levée du boycott par les Alliés des entreprises qui ont eu des relations économiques avec les puissances de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale», résument les Documents diplomatiques suisses.
Quant à l’adhésion de la Suisse à l’ONU, elle attendra le siècle suivant, en 2002. ■
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