Avant les cantons et la Confédération, ce sont les villes qui dans notre pays mirent en œuvre une politique énergétique, en distribuant l’eau, puis le gaz et l’électricité à travers leurs Services industriels (SI). Mais la ville de Fribourg laissa une entreprise allemande produire et vendre le gaz d’éclairage dès 1861, puis réussit à perdre en même temps l’eau et l’électricité au profit du canton en 1888. Il ne lui restait plus, quatre ans plus tard, qu’à racheter l’usine à gaz, triste prix de consolation noirâtre étalé au bord de la Sarine, face au cirque grandiose de la ville médiévale en surplomb – hôtel de ville, cathédrale et Grand-Rue, l’image-mère de Fribourg. Et le gaz resta le produit unique des SI communaux jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Or, entre deux mobilisations, le peintre zurichois Willy Guggenheim, dit Varlin, vint séjourner quelques fois à Fribourg. En 1940, dédaignant le pittoresque, en plusieurs dessins et tableaux il traita de l’usine à gaz. Ce motif lugubre dans un quartier pauvre correspondait bien aux valeurs évoquées par son nom d’artiste (le typographe Eugène Varlin était un militant communard, fusillé en 1871). L’usine qu’il voyait, agrandie en deux étapes au tournant du siècle, se composait des constructions métalliques d’origine (élévateur, transporteur, convoyeur, calibreur…), recouvertes de planches, ainsi que de nouveaux fours et d’un bâtiment administratif ajoutés en 1926, le tout noir et sale à souhait. C’est en chauffant et distillant de la houille, en effet, qu’on produisait le gaz de ville, stocké dans des gazomètres, tandis que le résidu de la combustion – le coke, un combustible médiocre – était trié puis mis en sac pour la revente.
La noirceur des installations, et l’aspect démantibulé que leur conféra le peintre dans une gouache nerveuse conservée au Musée d’art et d’histoire Fribourg, s’accordait bien avec la misère économique et sociale du quartier de la Planche-Inférieure, et plus largement de la Basse-Ville, dans l’entre-deux-guerres. La population ouvrière, mal vue et toujours suspectée de dévoiement moral ou de débordement politique (aux yeux du pouvoir conservateur, c’était kif kif), s’entassait dans des logements insalubres. Le curé s’efforçait d’acheter les bistrots du quartier pour les discipliner, ou carrément les fermer. Les seuls équipements collectifs de la Planche étaient l’usine à gaz et la Prison centrale; et les seuls bourgeois domiciliés dans le coin, leurs directeurs respectifs. L’artiste a suggéré cette déréliction en silhouettant, au premier plan, une Sœur de Saint-Vincent de Paul, de dos, parapluie au bras et cornette sur la tête, avançant à petits pas sur le chemin boueux. En ce temps-là les Filles de la Charité, qui tenaient l’hospice de la Providence, étaient les anges tutélaires du quartier; elles ramenaient du bistrot les ouvriers, les soirs de paye, avant qu’ils aient tout bu.
Même transfigurée par l’art de Guggenheim-Varlin, cette glauque réalité contraste avec la gaîté publicitaire accompagnant la diffusion du gaz. Bien avant l’électricité, il alimenta les fourneaux en soulageant les ménagères des pénibles nettoyages qu’imposaient l’usage du bois et du charbon. C’est pour fêter son arrivée, au milieu des années 1930, qu’on installa dans la rue des Epouses un arc de triomphe en tôle peinte, abondamment photographié encore par les touristes mais dont tout le monde a oublié la raison d’être. En littérature comme au cinéma, la poésie des réverbères qu’on allume au crépuscule et les joyeuses flammèches bleues resteraient en honneur durablement.
Du noir au rouge… anglais
Est-ce pour égayer le site de la Planche-Inférieure que les SI décidèrent un jour de repeindre en rouge l’énorme cylindre du gazomètre ? « En rouge anglais », précisa fièrement le syndic Nussbaumer, qui se piquait d’esthétique et de modernité. On changea de technologie, aussi : le crackage d’essence, censément plus propre, rendait inutile les superstructures noires. On aurait pu directement passer au gaz naturel, dont le réseau de distribution commençait à se développer en Suisse, mais le syndic n’en était pas encore un partisan convaincu. Il le devint plus tard, lorsque la question du gazoduc se posa pour la zone industrielle du Grand Fribourg : fallait-il la traverser ou l’éviter ? Le consortium qui gérait l’affaire opta pour la première solution, jugeant qu’il importait de fournir aux industriels attendus toutes les énergies possibles.
Aujourd’hui, les SI de la capitale eux-mêmes ont disparu, géographiquement et formellement. Leurs bureaux et ateliers ont émigré à Givisiez, dans la zone industrielle. Leur raison sociale a muté en SINEF parallèlement à leur forme juridique, en société anonyme, et ils gèrent les réseaux d’eau et de gaz de plusieurs communes du Grand Fribourg. De l’usine à gaz ne reste qu’une friche au bord de l’eau, formée de bâtiments désaffectés au look pisseux sur un terrain archi pollué. Voici quelques années, la Ville a nourri quelque temps l’illusion de réaliser là une bonne affaire immobilière. Aux beaux jours, ce terrain vague reçoit l’animation d’un bistrot saisonnier, à l’enseigne du Port.
Et seul les tableaux de Varlin font souvenir du monstre noir et puant de la Planche-Inférieure. ■