Au cours du XXe siècle, la ville de Lausanne n’a quasiment pas connu de construction de gratte-ciel sur son territoire. Alors que les tours d’habitation ou de commerce constituent la grande invention architecturale du siècle dernier, ce n’est que dans une courte période s’étendant de 1960 à 1970 qu’une dizaine de constructions de ce type sont érigées. La seule exception réside dans la tour du Bel-Air Métropole dressée en 1930, mais elle ne connaîtra pas de descendance, peut-être en raison de la forte opposition qu’elle a suscitée en son temps ou du contexte de crise économique dans lequel elle est réalisée.
La décennie des tours à Lausanne s’explique certainement par l’euphorie économique qui domine alors. C’est du reste toujours au moment où les affaires se portent au mieux que ce type de projet tend à apparaître. Mais la fin des années 1960 met un terme précis à toute construction en hauteur. En 1972, un projet de tour-hôtel au port d’Ouchy est refusé lors d’un référendum par les deux tiers des votants. Ce chantier avorté, pourtant avancé par deux ténors de la politique locale et futurs conseillers fédéraux, Georges-André Chevallaz et Jean-Pascal Delamuraz, marque la fin pour plusieurs décennies de l’intérêt porté à cette forme d’édifice.
La plupart des tours construites durant les années 1960 répondent à la poussée démographique et sont destinées au logement. Elles sont implantées dans la périphérie urbaine et n’ambitionnent pas la reconquête du centre pour y constituer une nouvelle « city » des affaires. Quelques cas font cependant exceptions, parmi lesquels la tour des IRL construite par l’architecte Jean-Marc Lamunière entre 1957 et 1964 au numéro 33 de l’avenue de la Gare.
L’éditeur devient Edipresse
Les IRL (Imprimeries réunies lausannoises) publient à l’époque la Feuille d’Avis de Lausanne, rebaptisée depuis lors 24 heures, et la Tribune de Lausanne, qui deviendra Le Matin. Leur siège est établi à l’avenue de la Gare 33 depuis 1911. A la fin des années 1950, l’éditeur décide de se doter d’un nouveau bâtiment administratif, implanté au même endroit. Cette volonté de renouvellement doit certainement beaucoup à la personnalité dynamique de Marc Lamunière, qui a pris la tête de l’entreprise en 1953 à l’âge de 30 ans et qui va lui donner un essor extraordinaire, portant le groupe d’affaires à un niveau international sous le nom d’Edipresse. En 1956, un concours d’architecture est lancé et remporté par le propre cousin du directeur des IRL, Jean-Marc Lamunière, associé à Pierre Bussat. Cette coïncidence, que la Feuille d’Avis tentera de dissiper sous couvert de l’anonymat absolu du concours, ne manquera pas bien sûr de faire jaser.
Jean-Marc Lamunière est alors un jeune architecte de 31 ans. Outre de nombreuses villas et bâtiments administratifs, il réalisera par la suite les tours de Lancy, la fabrique de chocolat Favarger à Versoix ou encore la grande serre du jardin botanique de Genève.
Le spectacle des rotatives la nuit
A Lausanne, les projeteurs héritent d’un agglomérat compliqué de bâtiments, adjoints à l’immeuble de la Feuille d’Avis au gré des extensions et comprenant notamment les éditions Skira et les ateliers de reliure Mayer & Soutter. Unifier cet ensemble disparate constitue l’un des enjeux du programme. Au-dessus d’un socle de trois étages semi-enterré, la tour s’élèvera sur douze niveaux pour une hauteur de 33 mètres. Alors que la tour accueille la rédaction et l’administration, la base renfermera l’imprimerie, derrière de grandes baies vitrées offrant de nuit le spectacle des rotatives en pleine action.
Le chantier connaît des délais très longs, en raison de négociations difficiles avec les propriétaires voisins, ainsi qu’avec les autorités communales, afin d’obtenir des dérogations en hauteur. C’est pourquoi plusieurs anciens bâtiments seront conservés, présentant un aspect hétéroclite dans une configuration de forte imbrication, et les imprimeries seront réalisées à Renens, également par Jean-Marc Lamunière, sur le même modèle constructif. La tour est inaugurée durant l’été 1964.
Une miniature new-yorkaise pour Lausanne
Sans que Jean-Marc Lamunière ne s’en cache, la conception du bâtiment s’inspire directement de l’architecte allemand, émigré aux Etats-Unis, Ludwig Mies van der Rohe. En 1922, le maître à penser posait déjà les principes de cette architecture en verre et métal. La tour ne tient que par quelques piliers en acier disposés en façade et sur un noyau en béton armé, contenant tous les locaux de services, ascenseurs et sanitaires. Ce système permet d’aménager l’étage selon ses besoins, soit en bureaux paysagers, soit divisé par des cloisons amovibles. Entièrement climatisée, l’atmosphère intérieure est régulée par une pellicule dorée intégrée dans les verres isolants, atténuant les rayons du soleil.
Bien que fondée sur des modèles new-yorkais, la tour des IRL possède des dimensions très modestes. Chaque niveau n’offre que 190 m2 de surface. La composition architecturale réussit par un jeu subtil des proportions à pallier cette exiguïté en donnant à la tour un effet d’effilement. Evidage de la base, irrégularité du nombre des travées, étroitesse des façades latérales et élongation du couronnement contribuent à fausser la perception. N’en déplaise à l’orgueil des Lausannois, la tour « miniaturise les icônes américaines en rapport avec la miniaturisation de la ville », selon les propres termes de Jean-Marc Lamunière.
A l’usage, le bâtiment révèle cependant quelques problèmes. En raison de ses dimensions étriquées, les toilettes se retrouvent singulièrement malcommodes et les escaliers de secours offrent une perspective particulièrement vertigineuse. Un seul bouton permet de commander la venue des deux ascenseurs, entraînant de longues attentes. Le calcul a été fait que ces attentes correspondaient à l’occupation d’une personne à plein temps pendant une année. Totalement hermétique, l’enveloppe rencontre à terme des problèmes d’isolation et d’équilibre des températures entre les différents côtés de la tour. L’absence de stores et de fenêtres ouvrantes rend toute compensation impossible.
Le bâtiment est entièrement rénové en 1998. Les façades présentent de graves problèmes d’étanchéité, le revêtement en aluminium est détérioré, les verres teintés ont perdu de leur efficacité pour le filtrage du rayonnement solaire. Il faut supprimer l’amiante abondamment utilisée en son temps et pallier l’absence de protections anti-feu.
En outre, il est prévu de modifier fortement l’aspect extérieur de l’édifice en basculant d’une structure de couleur noire à une modulation de couleur blanche et de remplacer les verres cuivrés par un vitrage bleu-gris. Ce projet suscite l’opposition du service des monuments historiques, soucieux d’un bâtiment qui a été jugé d’importance régionale lors du recensement architectural. On décide alors de solliciter l’opinion de l’auteur sur une telle atteinte à sa création, plus de 30 ans après sa conception. Contre toute attente, Jean-Marc Lamunière se déclare favorable à la transformation au motif que la tour se rapprocherait ainsi encore plus de son modèle, Mies van der Rohe, qui n’aurait pas adhéré au caractère chamarré de la version originale. Les conservateurs du patrimoine ne peuvent alors que s’incliner devant la bénédiction accordée par le maître et, pour des raisons administratives, doivent même dégrader le bâtiment dans l’échelle du classement architectural afin d’autoriser sa transformation. ■
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