Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série consacrée à l’histoire de la Télévision les premières heures de ce média qui va transformer la société des années 1960. Son premier article mettait en lumière le système D des pionniers genevois, leur vision, et le soutien des autorités. Après quelques mois de préparation, ils se lancent. Nous sommes en janvier 1954.
Tout le monde parle de télévision mais personne ne l’a jamais vue, ce qui va changer avec la naissance de la Télévision Genevoise. Son lancement officiel est organisé au Palais Eynard devant tout le gratin politique de Genève, de Suisse romande et les pontes des P.T.T et de la SSR. Le télécinéma 16mm Radio-Industrie a été installé dans un local adjoint à celui de l’émetteur qui envoie l’image et le son depuis la tour tubulaire de l’Institut de physique, avec vue directe sur le Palais Eynard où un poste TV est installé.
Dans l’après-midi une répétition est faite… et crac ! L’émetteur son tombe en panne ! Panique vite maîtrisée : des techniciens radio tendent une ligne son du bâtiment de l’Institut de physique par-dessus la rue des Bains jusqu’au central de Radio-Genève où aboutissent les lignes fixes pour l’Université. De l’Uni, une ligne est tirée sur les arbres du Parc des Bastions pour atteindre le Palais Eynard où deux haut-parleurs sont cachés derrière des rideaux. Le soir, ni vu ni connu, l’émission passe comme une lettre à la poste.
C’est la sensation : pour la première fois les invités voient sur un écran TV un vrai programme de télévision qui met en valeur les atouts de Genève et montre les possibilités de ce nouveau média.
« Notre télévision s’ouvre à l’espérance »
Au cours de cette cérémonie de lancement de la Télévision Genevoise, le maire de la ville, Albert Dussoix, prononce une allocution véritablement prospective sur l’avenir de la télévision dans la cité et en Suisse. En voici les principaux extraits :
« Loin de nous la pensée d’avoir voulu faire concurrence au poste émetteur officiel de Zurich. Mais Genève, que nous avons promis de servir de toutes nos forces et qui a droit à notre premier élan, ne pouvait demeurer à l’écart de cette tentative nouvelle d’information rapide et de diffusion des idées (…)
Nous ne sommes qu’à une période d’essais et il faudra plusieurs mois encore pour mettre au point nos installations et pouvoir offrir à nos concitoyens toutes les satisfactions qu’ils espèrent retirer de votre action. Pour l’instant notre « télévision » s’ouvre à l’espérance et les sympathies actives qu’elle rencontre sont un heureux présage. Nous espérons de tout notre cœur que la télévision genevoise contribuera au développement de la télévision suisse, qu’elle répandra rapidement les bienfaits de la science et permettra également de faire connaître les événements du jour (…)
Un poste émetteur tel que celui de Genève doit faire connaître notre actualité : il contribuera à mettre l’accent sur l’existence et la nécessité de notre culture latine au sein de notre communauté nationale. Sur le plan international, il répondra aux besoins des organisations internationales qui ont leur siège sur notre territoire, en mettant à leur disposition ce nouveau moyen d’expression qu’elles réclament depuis longtemps déjà. Il n’est pas dans notre idée que Genève soit, par la suite, une station de télévision complètement indépendante. Nous sommes persuadés que le développement de la télévision se fera d’ailleurs sur le plan des échanges entre nations.
Permettez-moi, en terminant, d’adresser mes vives et sincères félicitations à tous ceux – professeurs, ingénieurs, techniciens, ouvriers de l’Institut de physique, ainsi qu’aux animateurs du Centre de Mon Repos – qui ont fait et poursuivent un magnifique effort en vue de permettre un rapide départ de la télévision genevoise avec des appareils encore incomplets par suite de retards de livraison.
Grâce à leur activité incessante, et grâce à l’appui et la compréhension de nous espérons rencontrer encore auprès des P.T.T et de la Société Suisse de Radiodiffusion, nous serons ainsi en mesure d’apporter notre contribution au développement de la Télévision dans notre pays, pour le plus grand bien de Genève et de la Suisse tout entière. »
Lancement d’un programme régulier
Mais René Schenker et Albert Dussoix en veulent plus. La Ville vote un crédit spécial pour des émissions hebdomadaires à partir du début mars, à l’occasion du Salon de l’Auto, programme qui va continuer jusqu’aux vacances d’été. Ce qui veut dire que l’équipe de Mon Repos se lance dans une production régulière de sujets d’actualité, de sport, de petits reportages ou documentaires tout en continuant le travail journalier à Radio-Genève ! Robert Ehrler et Edouard Brunet sont « détachés » des tâches radio pour pouvoir se consacrer à 100% à faire des films et à entretenir la technique du studio.
De nouveaux collaborateurs viennent compléter le Groupe de Mon Repos : Lily Boïty, une monteuse de ciné-club amateur, Albert Krähenbuhl, un vieux caméraman documentaire et Roger Bimpage que René Schenker indemnise modestement à la pige. Il y a aussi des bénévoles de la radio comme Georges Milhaud, Georges Marny, Jean-Paul Darmstetter, des comédiens comme Isabelle Villars ou René Habib et Jean-Louis Roy, un gamin en culotte courte mais un fou de cinéma qui a déjà tourné des petits films en super8.
Pour assurer un programme cinq fois par semaine, la production du Groupe de Mon Repos ne suffit pas et René Schenker fait la chasse aux films gratuits : CFF, SNCF, Nations Unies, US Information Service, Office Français du Tourisme !
Le bulletin « bricolé » pour les douze premiers téléspectateurs
Comme la presse n’est pas intéressée à annoncer les programmes de la Télévision Genevoise, René Schenker décide de publier un bulletin hebdomadaire gratuit. Ce sera La boîte à images pour lequel je dessine le logo ainsi que d’autres illustrations gravées dans les stencils (les photocopieuses n’existent pas) qui accompagnent l’éditorial de René Schenker, le programme des émissions de la semaine, des nouvelles sur les productions en cours à Mon Repos et de courtes infos sur la télévision dans le monde glanées dans la presse et dans le bulletin de l’UER.
Chaque jeudi soir, Jacqueline Regamey tape les textes sur stencils en laissant des espaces pour mes petits dessins improvisés sur le champ et le reste de la nuit se passe à tirer, agrafer et mettre sous enveloppe le bulletin qui sera envoyé aux téléspectateurs qui en ont fait la demande.
Car des téléspectateurs, il y en a ! Une douzaine d’abord puis la liste d’adresses s’allonge avec les bistrots qui se dotent d’un poste TV et des privés, une bonne cinquantaine, dont certains téléphonent après l’émission pour dire si la réception technique était bonne. Car l’émetteur est capricieux, surtout le quartz de l’ampli son que les étudiants doivent bricoler chaque jour comme ils doivent laisser entrouverte la porte du local émetteur pour éviter des interférences dans l’image ! C’est vraiment le temps des pionniers qui va se prolonger jusqu’à mi-juin 1954.
Ce bulletin assure un lien entre les rares spectateurs et la Télévision Genevoise. Il est le seul témoin des réactions du public qui s’épanche dans des lettres et téléphones pour féliciter l’équipe de Mon Repos ou pour râler parce que le son ou l’image sont imparfaits. Déjà il y a ceux qui rouspètent car on ne leur a pas proposé tel spectacle ou telle retransmission d’événements qui se passent à Genève. Une impatience qu’il faut calmer en rappelant les moyens modestes de la Télévision Genevoise et les limites techniques de cette TV expérimentale.
Les programmes d’un soir sont exclusivement composés de film 16mm mis bout-à-bout sur une grande bobine avec des annonces de speakerines pré-enregistrées et post-synchronisées. La bobine est ensuite portée à l’Institut de physique où se trouve le Télécinéma 16mm.
Enfin une caméra synchrone !
Il devient urgent de pouvoir enregistrer des annonces en son synchrone pour faciliter la gestion de ces programmes quotidiens. Après de vaines recherches dans les commerces d’appareils photos, je trouve dans le magazine American Cinematographer une caméra professionnelle que René Schenker commande aussitôt. Une photo immortalise la réception de cette première caméra 16mm blimpée son optique Auricon Pro CM71 qui facilite la tâche et permet de faire des reportages avec son sur des bobines de 60 mètres.
La finale de foot piratée !
La tenue en Suisse du championnat du monde de football, en juin 1954, offre des possibilités de populariser la télévision. L’Eurovision naissante va retransmettre les matchs que la TV Suisse débutante à Zurich diffusera sur ses antennes de l’Uetliberg et du Bantiger. La Télévision Genevoise ne fait pas partie de la SSR et de l’UER et il semble difficile d’obtenir des droits de retransmission d’autant plus que les P.T.T ne peuvent pas (ou ne veulent pas?) assurer une liaison hertzienne du Bantiger sur Genève alors qu’ils sont déjà surchargés par les retransmissions des différents stades suisses.
René Schenker obtient pourtant de pouvoir diffuser en différé les résumés filmés produits chaque jour par la TV Suisse de Zurich et qui parviennent le lendemain à Genève par poste « hors sac ». La demande du public est grande comme est frustrante la perspective de ne pas avoir en direct les demi-finales et la finale.
René Schenker et les techniciens de Mon Repos décident donc de tenter une captation pirate de l’image de l’émetteur italien du Monte Penice que l’on peut capter sur le Salève! Le restaurateur du téléphérique autorise la pose d’une tour tubulaire pour capter l’image de la RAI et la renvoyer sur l’émetteur de la TV Genevoise. C’est ainsi que les spectateurs peuvent voir les images des matches de demi-finale et la finale en direct commentés en studio par Humbert-Louis Bonnardelly. Certes l’image n’est pas très bonne et le son plusieurs fois interrompu. Ces pannes de son sont l’objet d’un petit commentaire dans le bulletin de la « Boîte à image » qu’il est amusant de relever :
…de nombreux spectateurs ont immédiatement pris le son du reportage de Squibbs sur la radio romande. Quelle ne fut pas notre joie d’apprendre, quelques jours plus tard, par Squibbs lui-même, qu’il avait reçu 241 lettres d’auditeurs qui avaient suivi le match à la TV et à la radio simultanément et qui le félicitaient. Vous voyez que le nombre de téléspectateurs est important !
Mon Repos devient donc un vrai studio de diffusion. Une petite caméra sonore Auricon blimpée avec bobines de 30m vient compléter l’Auricon CM71 et ses bobines de 60 m. C’est avec cette Auricon CM71 que William Baer et moi-même filmons des petits sketches en studio avec Isabelle Villars et René Habib. Un essai de théâtre filmé, Le héros et le soldat de G.B. Shaw, est tourné avec une scène du spectacle au Théâtre de Poche. Toutes ces productions sont mises en conserve pour la reprise des émissions en automne. ■
La semaine prochaine la suite de ce récit mettra en avant un nouveau coup d’audace de l’équipe de la Télévision Genevoise.