Nous sommes le 22 mars 1961. La scène est non loin de la gare Cornavin, à Genève, devant le bâtiment du syndicat FOBB (bois et bâtiment), organisateur de la manifestation. Les pancartes portent les revendications des travailleurs saisonniers sur le logement. « Nous, ouvriers italiens, exigeons : un lit, une table, une chaise – est-ce trop demander ? » Cette image illustre toute l’ambiguïté du mouvement syndical, en ce temps-là, face aux travailleurs étrangers : solidarité, mais pas trop ! Deux ans plus tôt, la même FOBB organisait devant la même gare Cornavin une manifestation protestant contre l’arrivée des saisonniers italiens « qui venaient manger le pain des chômeurs ». Ils sont là, maintenant, et revendiquent avec la bénédiction du syndicat. Il y a comme un progrès.
Certes limité, le contenu revendicatif expose un problème réel. La réglementation suisse interdit au saisonnier de louer par lui-même un appartement (sur ce marché tendu, on veut protéger les indigènes de la concurrence importée), mais elle oblige l’employeur à lui fournir un logement. Les patrons découvriront vite que ce marché contraint peut se révéler juteux. Ils entassent leurs obligés dans des bâtisses insalubres en attente de démolition, ou dans ces baraquements de bois qui, clôture de fil de fer aidant, donneront bientôt un petit air concentrationnaire à certains secteurs de la périphérie genevoise.
Plus tard, on verra des entrepreneurs construire des sortes de casernes en parpaing, sommairement équipées et plus sommairement encore meublées, mais au rendement locatif supérieur à celui d’un immeuble de haut standing. Le syndicat ne peut que soutenir la lutte des saisonniers contre l’exploitation liée au logement. Mais la solidarité ne va guère plus loin.
Les rapports de travail avant les familles
Pas question de contester, sur le fond, le statut inférieur et marginalisant fait à ces collègues porteurs du permis A, ce ticket d’entrée dans la machinerie fédérale de l’immigration. Le « statut de saisonnier » est constitué d’un ensemble de règles, principalement des interdictions, dispersées dans des textes obscurs, voire non publiés, émanant parfois en tout arbitraire des administrations. Elles intéressent le syndicat à des degrés divers.
L’interdiction du regroupement familial, par exemple, reste hors champ. Le syndicalisme des années 1960, encore très corporatif, ne s’intéresse qu’aux relations de travail. Il ne se pense pas comme une organisation de service à ses membres, et répugne à sortir du domaine strictement professionnel – l’entreprise, le métier.
L’interdiction de passer plus de neuf mois en Suisse par année, tout le monde est conscient que sur une place comme Genève, c’est du pipeau. Personne ne la respecte, dans le bâtiment, si bien que les saisonniers exercent forcément, pendant trois mois, une sorte de concurrence déloyale qui fait pression sur les salaires de la branche. Mais, après tout, cela vaut mieux que le chômage technique par manque de personnel.
Manœuvre tu es venu, manœuvre tu resteras !
Le gros enjeu, c’est l’interdiction de la mobilité professionnelle. Un vrai tabou, à l’époque, pour les dirigeants syndicaux. Un saisonnier ne peut changer ni de poste de travail, ni d’employeur, ni de métier durant la saison. Cela garantit aux paysans comme aux cafetiers ou aux entrepreneurs une main d’œuvre ne pouvant pas s’échapper vers l’industrie, qui paie mieux. Dans le bâtiment, cela protège de la concurrence des saisonniers les professionnels bien formés – grutiers, ferrailleurs, conducteurs d’engins, qui sont en général Suisses ou porteurs de permis C. Manœuvre tu es venu, manœuvre tu resteras ! Du point de vue syndical, c’est problématique, parce que la promotion des travailleurs dans leur ensemble est une exigence de base. Mais dans les instances syndicales, les saisonniers pèsent encore très peu, autant dire rien.
Les positions et la pratique de la FOBB changeront au milieu des années 1970 avec l’arrivée du Tessinois Ezio Canonica à la tête du syndicat. Ce sera une vraie révolution, dans un contexte renouvelé sur le plan politique en Suisse (décrue des initiatives anti-étrangers) et à l’étranger (Italie, Espagne). Mais ceci est autre histoire. ■
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Le statut de saisonnier, une série de reportages de la RTS