L'Inédit

par notreHistoire


Ouvriers de la Grande-Dixence

Coll. E. Logean/notreHistoire.ch

La veille du rendez-vous fixé avec Philémon Logean, je me trouvais par hasard en Valais. Comme il habite près de Sion, je l’ai donc appelé pour savoir si je pouvais passer et me voici débarquer en plein repas de famille. Moi qui suis d’une nature plutôt réservée, j’étais gêné de me présenter comme ça, à l’improviste, chez des inconnus. Mais j’ai pu ainsi surprendre une authentique fraternité familiale. Je pense qu’il devait y avoir autour de la table trois générations de Logean, tous unis par une stabilité forte et harmonieuse. Cette fraternité s’inscrit aussi dès l’origine dans cette photographie où l’on retrouve Philémon enlaçant son camarade de chantier… Comme si cette fraternité était le fil conducteur d’une vie construite, toute en action, et non reçue à crédit. Une vie de lutte bienfaitrice.

Aujourd’hui, Philémon a quatre-vingt-quatre ans. Il est grand, fort, robuste. Son regard ne juge pas. L’œil vif, curieux et aimant. Il a la bienveillance de celui qu’une vie rude a modelé.

Que nous raconte-t-elle, cette image en noir et blanc au format 135 ? Philémon Logean, d’Hérémence, est le deuxième à partir de la gauche. Il enlace amicalement son collègue de travail, ouvrier comme lui. Ils sont entourés par trois autres personnes. Tous ouvriers. Trois Valaisans de Nendaz, d’Ayent et de Saint-Martin et un jeune Français, le premier à gauche. La photo a été réalisée en 1952 ou 1953 – Philémon n’est pas certain de la date exacte – dans la salle des presses hydrauliques du chantier de la Grande-Dixence. Il n’y a pas eu de pose au préalable pour cette photo de groupe. Le photographe est passé par là et a déclenché son appareil en une fraction de seconde. Philémon, sur cette image, a dix-sept ans. Les autres pareil, ou un peu plus âgés. Ce qui me frappe, c’est cette jeunesse tôt envoyée travailler sur un des plus grands chantiers du siècle passé. La Grande-Dixence, c’est le chantier qui a va marquer la Suisse. Près de 3’000 personnes y travaillent. 6 millions de tonnes de béton sont coulés pour aboutir à un barrage de 285 mètres de haut et de 200 mètres d’épaisseur. Un véritable Léviathan au cœur des Alpes. Un titan de béton construit par des milliers et des milliers de mains valaisannes, françaises mais aussi italiennes. Beaucoup de saisonniers italiens, pour la plupart de la région de Milan, ont notamment participé à sa construction.

La séparation entre classes sociales

Et d’ailleurs, existait-il une xénophobie ou une rivalité entre saisonniers et Valaisans ? Aucune, selon Philémon. Sur le travail, il n’y avait pas de séparation en raison de la nationalité. De nouveau, globalement, la fraternité primait et il n’y avait pas ou peu de litige. La seule séparation qui existait, me dit-il, c’est la séparation entre classes sociales. Sur le chantier, aussi, on la voyait.

La plupart donnait une partie de l’argent gagné à leur famille. Pour eux, la vie de paysan de montagne pouvait continuer encore un peu grâce à cet argent gagné sur le chantier. Pendant que les hommes étaient mobilisés sur le barrage, les femmes s’occupaient des travaux de la terre. Grâce au barrage, la grande précarité put enfin être combattue dans de nombreuses familles paysannes et une partie du « Valais de bois », si cher à Maurice Chappaz, fut entretenu avec cet argent. Les commodités furent installées, la nouvelle génération entreprit des études.

Philémon quitta le chantier pour faire son apprentissage d’électricien à vingt ans et obtint son CFC. L’entreprise pour laquelle il travailla l’envoya à nouveau sur le barrage de la Grande-Dixence dans le maintien des installations électriques des tunnels. Il y restera jusqu’à ses cinquante ans.

Philémon a entretenu une véritable histoire d’amour avec son barrage. Il est l’un des rares à avoir ce lien intime et une connaissance technique immense et variée quant à son fonctionnement.

Du coup, on ne sait plus trop qui a façonné qui.

Au fil du temps, il y a eu construction mais aussi destruction. L’ouvrage a tué quinze ouvriers. Des vies broyées, perdues dans l’immensité d’un chantier pharaonique. Pudiquement, Philémon me raconte un accident qui lui arriva, alors qu’il voulait atteindre un cabanon en haut du barrage. Il glissa d’une pente vertigineuse et dévala des dizaines et des dizaines de mètres dans la neige avant de s’arrêter net. Un collègue, pelle en main, vint l’aider et le sauver. Quand Philémon Logean me mentionna sa chute, je compris que lui aussi avait failli y passer. A cet instant, je vis dans son regard la joie perpétuelle du survivant qui ne peut qu’épouser la vie, l’aimer et la faire aimer. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Le barrage de la Grande Dixence, en images et vidéos de la RTS.
L’épopée des barrages valaisans

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Première communion, Saint-Joseph, Genève

Coll. C. Kissling/notreHistoire.ch

Le long de l’avenue de Frontenex, à Genève, en ce 31 mai 1953, un cortège de garçons âgés d’une dizaine d’années s’avance. Vêtus d’un costume aux pantalons longs ou courts, ils portent un cierge à la main et, au bras gauche, du côté du cœur, un brassard. D’ici quelques minutes, ils vont rejoindre le cortège des filles, toutes en blanc et coiffées d’un voile vaporeux. Les deux colonnes s’aligneront en parallèle devant l’entrée de l’église Saint-Joseph, à la place des Eaux-Vives, et les enfants gagneront leurs travées, de part et d’autre de la nef, pour la célébration solennelle de leur première communion. A cette époque, en effet, hommes et femmes ne se côtoient pas sur les mêmes bancs mais occupent des places distinctes.

Un peu plus tôt dans la matinée, les premiers communiants se sont rassemblés dans leurs locaux de patronage respectifs : les garçons au Cercle de l’Espérance, à la rue de la Chapelle, et les filles dans leur Foyer, à la rue de la Flèche. Sous la conduite de leurs abbés , qui les ont préparés à la réception de ce sacrement, ils se sont mis en rang pour parcourir la distance qui les sépare de la place des Eaux-Vives sous les yeux émus de leurs familles. Pour la circonstance, la circulation a été interrompue et même le tram, qui traverse alors la place, s’est arrêté. C’est qu’un événement de cette importance ne craint pas de s’afficher dans la rue, au cœur des Eaux-Vives où s’est édifiée en 1869 une église destinée à accueillir des fidèles si nombreux que la construction d’un nouveau lieu de culte, pendant de Notre-Dame sur la rive gauche, était devenue indispensable.

En 1958, les deux cortèges existeront toujours, mais garçons et filles seront désormais vêtus d’aubes blanches similaires, fournies par la paroisse. L’égalité vestimentaire sera désormais de mise au pied de l’autel, même si les filles porteront encore un voile. Aujourd’hui, les choses ont quelque peu changé : les voiles se sont envolés, garçons et filles se mélangent joyeusement et ne défilent plus dans l’espace public, en tenant un cierge. ■

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Marie-José de Belgique

Coll. L. Saugy/notreHistoire.ch

L’exil, même volontaire, incite à voyager léger. Une princesse doit s’encombrer, tout de même, de quelques bagages. Ceux de Marie-José de Savoie, quand elle arrive en Suisse le 8 septembre 1943, tiennent dans un camion, photographié devant l’hôtel Excelsior à Montreux. Elle voyage sous le nom de marquise de San Maurizio. Le 24 juillet, son beau-père le roi Victor-Emmanuel – toujours sur le trône mais complètement largué – a entériné le limogeage de Mussolini par le Grand Conseil fasciste et nommé chef du gouvernement le maréchal Badoglio, qui demande aussitôt l’armistice aux Alliés progressant sur le sol italien. Le 1er octobre, ils occupent Naples, et « une Italie coupée en deux va devoir affronter pendant dix-huit mois les horreurs compliquées de la guerre et de la guerre civile », écrit l’historien Pierre Milza. C’est dans ce contexte difficile que l’épouse du prince héritier d’Italie, Umberto, se réfugie en Suisse avec ses quatre enfants : Maria-Pia, Marie-Gabriella, Vittorio-Emmanuele et Maria-Beatrice.

La princesse repassera le Grand-Saint-Bernard en direction du sud le 1er mai 1945 pour retrouver son mari, promis au trône par l’abdication de son père. Pressent-elle la précarité de ce retour au pays ? C’est en petit équipage qu’elle franchit le col, venue à pied de Bourg-Saint-Pierre avec une équipe de porteurs, photographiée à la pause sur les marches de la cantine de Proz, un bâtiment aujourd’hui disparu. Les retrouvailles avec l’Italie n’auront qu’un temps : un mois plus tard, le peuple transalpin vote la République, et les Savoie reprennent le chemin de l’exil à titre définitif. Marie-José y gagnera le surnom de « reine de mai ». ■

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En visite à Neuchâtel

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Rue Léon-Jaquier

Immeubles à loyer modéré construits par la Coopérative du logement ouvrier dans le quartier des Prés-du-Lac à Yverdon.

Coll. P. Auderset/notreHistoire.ch

Notre rubrique Témoignages et récits reprend des récits de membres de notreHistoire.ch et des articles rédigés par eux, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015), publié en novembre 2013. Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.

Choc violent des idées : au début des années 1920, la Suisse, comme une vulgaire république bananière, confie à l’armée en lien étroit avec les milices bourgeoises (fascistes) le soin de surveiller les quartiers ouvriers tandis que les évêques suisses condamnent à l’enfer les paroissiens qui rejoindraient une organisation socialiste (1). Etrangement c’est dans ce monde en furie que surgit une solution de sagesse : la coopérative d’habitation, le moyen d’offrir un logement aux familles de travailleurs hors de tout profit capitaliste.

L’histoire s’arrête, un instant, en octobre 1920 à la Maison du peuple de Lausanne. En vedette Léon Nicole, syndicaliste et socialiste, apporte la bonne parole de Genève où vient d’être lancée l’une des premières sociétés coopératives romandes d’habitation. Le public apprécie le principe de solidarité qui autorise des loyers plus bas mais, plus encore, un projet formidable proposé par les jeunes architectes «engagés» Braillard et Martin: une cité jardin de 120 logements ! En regard des taudis urbains, où logent encore la plupart des travailleurs et leurs familles, difficile d’imaginer mieux. C’est d’ailleurs ce modèle que la Société coopérative d’Habitation de Lausanne (SCHL) adopte pour la «campagne» de Prélaz, destinée au logement de 60 familles dont près de la moitié dans 26 maisons familiales en rangées. Les projets de Prélaz à Lausanne, de la campagne d’Aïre à Genève, d’Hirzbrunnen à Zurich, et avec eux des centaines d’autres à travers le pays, témoignent d’un vent nouveau qui souffle alors pour les familles de travailleurs. Certes il leur faut accepter des contraintes nombreuses, entre autres un manque de moyens de transport public, mais c’est le prix à payer pour que leur famille vive mieux.

Une formule heureuse

Retour à Lausanne, quelques mois après la réunion de la Maison du peuple. Pour lancer son projet l’association toute neuve doit réunir 600 souscriptions à 300 francs – à peu près le salaire mensuel d’un compagnon – et elle y parvient en trois mois. Le solde sera fourni par les banques à un taux exorbitant : 7 % ! Bonnes et mauvaises nouvelles tricotent la chronique de ce chantier de Prélaz jusqu’au 15 octobre 1921, date de son inauguration. A Noël 1921 tous les logements sont occupés. L’histoire forte de la coopérative de Lausanne, comme celle de Genève, comme celle des organisations plus petites – l’Association suisse pour l’habitat en recense 225 en Suisse romande – témoigne pour la formule heureuse de la coopérative d’habitation qui répond à une exigence récurrente : le besoin de logements «sociaux » pour des familles de travailleurs disposant de revenus modestes.

Des salles de bain pour les familles ouvrières

Dans les périodes qui suivent, le nombre des bâtiments construits en Suisse par des coopératives d’habitation progresse fortement, passant d’un peu moins de 1500 avant 1919 à près de 6500 jusqu’en 1945, enfin à 9123 entre 1946 et 1960, point culminant du mouvement. Au-delà commence la chute forte des projets de construction pour arriver en l’an 2000 à un peu plus de 1000 logements surgis de terre en une décade. A cette date la statistique suisse indique que 7,10 millions de personnes ont un toit mais que, sur ce total, on ne recense jamais que 330’000 coopérateurs. (…)

En 1970, les locataires fêtent, au café du Jura, à Fribourg, les 25 ans de la fondation de la Coopérative d'habitation Champ des Fontaines.

Coll. L. Chevalley/notreHistoire.ch

A bien regarder on revient de très loin. Dans un petit document marquant ses 75 ans d’existence, la coopérative d’habitation de Montreux indique : «En 1932 nous avons commencé à construire mais notre projet souleva des résistances très fortes parce que nous proposions des logements avec salles de bains pour des familles ouvrières.»

La chronique des débuts du mouvement coopératif d’habitation en Suisse romande fourmille de notations semblables. Cette histoire riche qui a suscité de nombreux ouvrages (2) aligne des faits plutôt rugueux. La société dans laquelle la coopérative d’habitation est née, celle qui a suivi avec le poids des tristes « idéaux » qui dominaient dans les classes dirigeante jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la montée d’une société toujours moins solidaire ont marqué ces cent ans d’existence. Ce constat n’anticipe pas de changements qui pourraient être un peu plus positifs pour le logement social. Comme le répète le proverbe chinois «L’expérience est une lanterne qu’on porte dans le dos. Et qui n’éclaire que le chemin parcouru». Mais rien n’indique que le pouvoir politique à tous les niveaux, particulièrement celui des cantons et des communes à la manœuvre sur ce dossier, veuille libérer plus largement des moyens qui soutiendraient une deuxième jeunesse du logement social. (…)

Selon le principe qui veut qu’un malheur puisse en cacher un autre, le logement social souffre d’un mal irrémissible : le désamour toujours plus marqué pour cette forme d’habitat de ce côté de la Sarine. Le choc des chiffres est sans appel : là où les coopératives d’habitation de Zurich offrent plus d’un logement sur cinq, celles de Genève n’en alignent qu’un sur douze. De toute évidence le sujet est politiquement sans attrait pour la plupart des décideurs romands et le poids d’une administration souvent tatillonne retarde encore les travaux. Il arrive certes qu’une commune dont les magistrats ont compris l’intérêt d’un projet de logement social mette à disposition une parcelle et favorise la mise à disposition de logements à loyer modéré (3). Une belle exception que René Char commente en poète: «il arrive que le réel désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit» ! (…) ■

Lire l’article intégral dans notreHistoire.ch

Références

1. Collectif, Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, vol III, p. 129, Payot, 2004
2. Tant à Genève qu’à Lausanne, l’ouvrage qui marquait les 75 ans de l’institution a été rédigé par des universitaires qualifiés comme historiens
3. Exposé dans Le Temps du 22 mai 2013

A consulter également sur notreHistoire.ch

La coopérative d’habitation de Vieusseux, à Genève, un document des archives de la RTS

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