Trois
fois par année, je bois un café dans mon quartier des Pâquis à Genève avec mon
ami et photographe Didier Ruef. Didier a voyagé pour ses reportages à travers
toute l’Afrique. Au fil d’une de nos discussions, il me dit qu’il a été frappé par
la similitude des paysages du Rwanda et de l’Emmental. Il y voit la même
ondulation des collines à perte de vue. L’herbe verte, presque fluorescente.
Les chemins sinueux qui se perdent dans l’horizon azur.
Cette image noir et blanc a été prise au sommet d’un de ces sentiers des crêtes dans l’Emmental. A mi-chemin dans l’image, une ferme, typique, qui a bravé le temps et qui semble poser là pour l’éternité. En Emmental, chaque vallée a sa manière bien à elle de construire ses fermes. Plus on s’élève dans les collines et plus les toits descendent jusqu’à toucher le sol afin de garder toute la chaleur pour l’hiver.
Au dernier plan, nous apercevons un arbre, seul, en haut d’une colline. Le plus souvent, les paysans les plantaient à cet endroit pour qu’ils servent de paratonnerre. On y plantait expressément des arbres qui poussent vite comme le tilleul ou l’érable. Dans les temps anciens, ils avaient aussi une autre fonction. On passait une corde autour de leur tronc et à l’autre bout un cheval tirait une herse qui labourait la terre.
L’Emmental,
au coeur de la Suisse, pourrait être un échantillon terrestre du paradis
originel; tout comme le Rwanda, considéré d’ailleurs comme la Suisse de l’Afrique.
Aucun chauvinisme, juste la description de deux pays aux paysages sublimes et
deux terres paysannes aux traditions fortes.
Le Rwanda, ravagé par un des plus barbares génocides du XXe siècle, sonne en échos au récit violent, allégorique et moralisateur « L’araignée noire » de Jérémias Gotthelf. Le Déluge qui s’abat en Emmental et qui est merveilleusement et tragiquement bien décrit dans le livre de Gotthelf, lequel influencera fortement Charles-Ferdinand Ramuz, s’ancre dans le sol et l’âme de ses habitants, tout en ayant une portée universelle. C’est à cela que l’on reconnaît les chefs-d’œuvre.
Jérémias Gotthelf vécut la fin de sa vie en Emmental dans la ville de Lützelflüh où il mourut ; ville qui se situe en bas d’une de ces collines qui portent ces sentiers des crêtes. ■
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Le début de l’histoire est bien
connu. Durant les années 1970, une partie des Jurassiennes et des Jurassiens
décident de se séparer de Berne afin de former un nouveau canton. Mais une fois
les drapeaux de la victoire rangés au fond des placards, que s’est-il donc
passé ? On aurait pu croire l’affaire réglée. Tout ou presque restait cependant
à inventer pour donner naissance à un État qui suscitait tant d’espoir dans les
rangs séparatistes.
Le 20 mars 1976, le peuple du
canton en devenir élit par conséquent cinquante représentants. Ils auront pour
noble fonction de rédiger une Constitution. Le taux de participation aux élections
semble aujourd’hui stratosphérique, puisque près de 83 % des citoyens se
rendent aux urnes. Le nom des députés ne tarde pas à se faire connaître. Et
voilà que le couperet tombe : une seule citoyenne est élue.
Cette femme, c’est Valentine Friedli. Engagée au Parti socialiste et de formation commerciale, elle militait depuis le début des années 1960 au sein de l’Association féminine pour la défense du Jura. Si elle s’investit pour l’indépendance, elle a donc aussi à cœur de voir se concrétiser l’égalité entre les hommes et les femmes dans un canton qu’elle rêve pionnier en la matière.
Donner de la visibilité aux femmes
Bien qu’elle semble esseulée parmi
ceux que la presse appellera pompeusement les « pères constituants »,
elle jouera de toute son influence pour se faire le porte-voix d’un corps électoral
féminin presque réduit au silence. La route vers l’égalité s’annonce sinueuse,
mais pleine de promesses.
Cela dit, Valentine Friedli doit
encore user de tout son art oratoire pour imposer le statut des femmes comme un
thème central des discussions, à un moment où beaucoup préfèrent célébrer l’indépendance.
Bientôt, les premières réunions de la Constituante ont lieu. Le 12 avril 1976,
les députés participent à une séance inaugurale, en l’église Saint-Marcel de Delémont.
On rappelle quelques épisodes de l’histoire séparatiste, on rend hommage au « magnifique
peuple jurassien » qui a dû s’engager dans un long bras de fer avec un
canton de Berne « intraitable ». Voilà qui pose le décor.
Le lendemain, à l’occasion de la session constitutive qui se déroule à Porrentruy, Valentine Friedli profite de la tribune qui lui est offerte pour déplorer la marginalisation dont sont victimes les femmes : « J’ai l’honneur d’ouvrir la première session de travail de la Constituante. Un seul regret : celui d’être l’unique représentante de la moitié du peuple jurassien dans cette assemblée. »
Soucieuse de porter son combat dans l’arène politique, elle souligne l’importance des figures féminines dans la lutte pour l’indépendance : « Des liens indissolubles se sont tissés tout au long de notre combat entre hommes et femmes de milieux différents. Cette solidarité doit nous aider à élaborer une Constitution progressiste, sociale, égalitaire et ouverte sur l’avenir, pour permettre à notre peuple, et particulièrement à notre jeunesse, d’organiser une société plus fraternelle ».
Une femme, un ouvrier
Ses collègues masculins seront-ils
sensibles à son plaidoyer ? Rien ne semblait gagné. D’autant plus que les
femmes ne sont pas les seules à être largement sous-représentées au sein de l’Assemblée
constituante : seul un ouvrier y siège, alors que l’on recense sept
juristes et trois médecins. Malgré tout, si l’on en juge la Constitution qui
sera adoptée par le peuple l’année suivante, Valentine Friedli saura convaincre,
contribuant à faire inscrire un article 6 encourageant dans la charte
fondamentale : « Hommes et femmes sont égaux en droit ». Le
principe était acquis, il faudra patienter longuement avant d’en célébrer l’application
concrète.
L’unique femme de l’Assemblée constituante deviendra par la suite députée au Parlement de son canton, avant d’entrer au Conseil national, où elle siégera jusqu’en 1987. Figure féministe, Valentin Friedli est décédée en juillet 2016, à l’âge de 87 ans. Pour honorer sa mémoire, Delémont a donné son nom à l’une des places de la ville, non loin de l’église Saint-Marcel. Après la lutte, la reconnaissance. ■
Nous avons presque tous des liens terriens qui nous relient à nos ancêtres. En ce qui me concerne, ces liens se situent autour d’une ferme de la Côte vaudoise, située sur le territoire de la commune de Tolochenaz, non loin de Morges, où la famille de ma mère exploitait un domaine à la fois agricole, maraîcher et viticole, et dont le jardin descendait jusqu’aux rives du Léman.
Cette maison a représenté pour moi un élément absolument central dans cette « découverte du monde », selon la belle expression ramuzienne, et cela même si ce « monde » n’était finalement pas très éloigné de celui où j’étais né et vivais ma première enfance. Une découverte, non seulement en octobre lors de la période des vendanges, mais à toutes les saisons de l’année. Au printemps tout d’abord, qui débutait avec les vacances scolaires de Pâques qui nous sortaient des neiges tardives de la Vallée de Joux où mon père était garde-frontière, puis en été, au temps des foins, des moissons et des « regains ».
Mon oncle avait repris l’exploitation du domaine, toujours sous le statut de fermier. Mais il était aussi propriétaire de quelques parcelles de vignes sur le territoire de la commune voisine de Lully-sur-Morges. C’est ainsi que ces pages décrites autrefois par Ramuz, alors qu’il avait entre dix et douze ans, devinrent ainsi une réalité tangible: « On était alors tout frais dans la vie; pourquoi ne l’aurait-on pas mieux perçuedans ce qu’elle a d’essentiel ? On touchait encore à sa substance profonde, on n’avaitpas encore été séparé de la vérité. O vendanges ! temps des vendanges ! je vous retrouvetout ensemble au fond de moi-même et au fond des siècles. » (1)
Je logeais dans une petite maison de jardinier, non loin de la route cantonale, en face de la vaste cour de la ferme elle-même, selon l’illustration datant de 1914, avec les familles du fermier, coloriée par Jean Egli, qui tenait une papeterie à Morges.
A l’entrée de cette petite maison, il y avait une buanderie et une cave pour les pommes, ainsi qu’une modeste chambre de bain, une cuisine et une pièce de séjour. Dans cette dernière, il y avait un harmonium, surmonté d’une lithographie qui représentait des ouvriers vignerons à l’heure de leur rétribution journalière.
Cette lithographie m’impressionnait par le regard des protagonistes, sans toutefois que je puisse encore comprendre les enjeux de cette image grise et noire, faute de connaissances bibliques suffisantes à cette époque.
Tout à gauche, assis sur un siège confortable, le maître de la vigne était à l’écoute de l’un de ses ouvriers, porte-parole de ceux qui avaient travaillé toute la journée. Cet ouvrier du matin protestait avec force, bras grands ouverts, contre l’injustice de ce maître qui rétribuait ainsi, et de la même manière, ceux qui n’avaient travaillé qu’une heure ou deux. A la droite de son patron, assis, l’intendant écoutait avec attention le plaignant, sachant bien que son maître n’avait commis aucune erreur, mais qu’il était libre de disposer de ses biens comme il le voulait, et qu’il était surtout foncièrement généreux. L’un de ces ouvriers, le deuxième sur la droite, tenait ses deux mains croisées sur le manche de son outil. Je me retrouvais ainsi sur les traits de son visage fatigué, après une journée de sarclage dans les vignes de Lully.
Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai appris qu’il s’agissait de l’œuvre d’un peintre vaudois, né le 30 août 1850 à Moudon et décédé à Paris le 4 février 1921, nommé Eugène Burnand. Après une formation d’architecte à Zurich, il décide de devenir peintre et fait connaissance avec Charles Gleyres (1806-1874). Ce dernier l’encourage, puis il sera l’élève de Barthélemy Menn à Genève, en même temps que Ferdinand Hodler (1853-1918). Ce dernier sera hélas toujours son ennemi… Il a vécu à Paris et possédait un atelier au numéro 4 de la rue Legendre.
Membre du Jury lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900, Eugène Burnand avait reçu une médaille d’or de première classe. C’est en 1908 qu’il donne des conférences en relation avec l’art religieux et qu’il expose pour la première fois les dessins qu’il a réalisé pour illustrer les paraboles, dont celle des ouvriers dans la vigne à l’heure de la rétribution journalière.
Précisons enfin que ces paraboles bibliques ont fait l’objet d’un épais volume de 151 pages, avec 61 dessins et 11 planches hors texte, édité chez Berger-Levrault en 1908, avec une préface d’Eugène Melchior de Vogué, Membre de l’Académie française.
Un musée est consacré à Eugène Burnand à Moudon, dans la Ville-Haute. L’une de ses oeuvres majeures se trouve aussi au Musée d’Orsay, à Paris, précisément là où s’était tenue l’Exposition universelle en 1900. ■
Références
(1) Charles-Ferdinand Ramuz, Vendanges, Editions du Verseau, Lausanne, 1927
Notre série La rue de mon enfance rassemble des textes inédits et des récits préalablement publiés par les membres de notreHistoire.ch sur la plateforme. Claire Bärtschi-Flohr évoque ici la rue où elle a passé son enfance après-guerre, dans le quartier de la Servette, à Genève.
Entre les numéros 47 et 45 de la rue du Grand-Pré s’ouvre la rue de la Canonnière. Elle n’est pas très longue. Environ une centaine de mètres. Au bout de la rue, une petite villa ferme le passage et si l’on ne veut pas revenir sur ses pas, on doit s’engager dans la rue de l’Orangerie, soit à gauche pour se diriger vers la rue Schaub, soit à droite pour rejoindre la rue des Asters.
J’habitais dans cette petite villa, au numéro 5, devenu 15, de la rue de l’Orangerie, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est pourquoi je possède quelques photos de la rue à cette époque. Rien n’a bougé dans ce périmètre privilégié. La dizaine de villas y sommeille toujours. L’une d’entre elles est devenue Ambassade. Les jardins sont toujours là, bercés par la sonnerie des cloches de l’église catholique de Saint-Antoine de Padoue, toute proche. Nous n’étions pas très concernés par cet appel de l’église, notre famille étant calviniste, mais quand mes camarades d’école passaient devant chez moi le dimanche matin pour se rendre à la messe, je leur enviais le si joli petit livre qu’elles tenaient serré dans leur main : leur missel.
La rue était à nous. Nous y jouions sans nous préoccuper d’une circulation qui était alors inexistante. Il y avait là Claude Anex, Christiane Zysset, Bernard et Monique Gigy, Liliane Karlen…Puis toute la famille Pechkranz.
Nous investissions le trottoir et le couvert de l’entrée de l’immeuble au grand dam de la concierge du numéro 9, quelque peu Cerbère. Un jour, j’y oubliai ma poupée, posée sur le sol. Je ne l’ai jamais retrouvée. A mon grand désespoir.
Oui, la rue était à nous. Nous y faisions des tours à vélo, nous nous y mesurions à la course. Nous y jouions au ballon. Sur la droite, s’étendait un grand terrain vague vallonné, assez profond, bordé de vieux entrepôts où se dressait une grande cheminée de brique. Tout cela a disparu, la cheminée a été dynamitée lors de la création de la rue Cramer et de la construction de nouveaux immeubles. C’était là un terrain de jeu formidable, même un peu inquiétant car il était tout en coins et recoins et il avait gardé un aspect sauvage. Les adultes n’y venaient jamais.
J’étais extrêmement peureuse, je l’admets. On me le reprochait. Mais il me semblait qu’il y avait de quoi. Dans la rue de l’Orangerie, juste avant d’atteindre la Servette, habitait un grand garçon qui se permettait d’apeurer les plus jeunes en leur interdisant le passage.
Dans un autre terrain vague, au-delà de la rue du Grand Pré, plusieurs grands garçons nous ont un jour emmenés et nous ont menacés d’utiliser nos jambes nues pour y faire ramper de gros escargots de Bourgogne bien baveux. J’en ai encore la chair de poule ! Je ne me souviens plus guère des détails. Seul le traumatisme est fiché dans ma mémoire. Il faut croire que nous ne savions pas nous défendre.
Tout près de ma maison, il y avait – il y a encore – un petit chemin, le chemin des Roses, propice aux amoureux, lorsque la nuit tombait.
Mes parents nous ont raconté une histoire véridique : dans les années 1950, une charmante vieille fille, comme il y avait encore autrefois, Mlle M… rentrait chez elle par le chemin des Roses, après avoir participé au culte dans la petite chapelle protestante de la Servette, maintenant démolie. Soudain, dans le petit chemin désert, un exhibitionniste se jette devant elle, manteau grand ouvert. Sans se démonter, Mlle M… s’écrie :« Rentrez-moi tout ça, mon brave monsieur, vous allez prendre froid ! » L’exhibitionniste a obtempéré, sans discuter. Il s’est enfui, probablement honteux. Et l’histoire a réjoui un certain nombre de familles de la paroisse !
En 2018, la rue n’a pas beaucoup changé. Les immeubles sont les mêmes. Peu à peu, d’autres ont été construits. La rue est principalement transformée par la présence des voitures, omniprésentes et encombrantes, qui attendent sagement, garées sur les places de parc. ■