Réussir une photographie nette d’un sujet en mouvement, même à grande vitesse, est aujourd’hui aussi facile que n’importe quelle autre photographie. Nos appareils se déclenchent plus vite que l’éclair ! Mais pour cela, il a fallu des décennies de progrès technique depuis l’invention de la photographie en 1839. Pendant longtemps, saisir un objet en mouvement a constitué une véritable prouesse photographique. Des inventions, telles que la chronophotographie d’Edward Muybridge et Etienne-Jules Marey dans le dernier tiers du XIXe siècle, vont renforcer la fascination pour le mouvement : en le fixant sur la surface sensible, on peut le décomposer, l’étudier et le comprendre. Grâce à Marey, il sera démontré scientifiquement qu’un cheval au galop n’a les quatre fers en l’air que lorsque ses pattes sont rassemblées sous son ventre, contrairement à ce que les artistes se plaisaient à représenter depuis des siècles.
Pour les professionnels comme pour les amateurs éclairés, photographier le mouvement représentait donc l’occasion de mesurer la maîtrise technique qu’ils avaient de leur matériel. Une des plus célèbres photographies du XXe siècle est d’ailleurs une image du Grand Prix de l’Automobile Club de France prise par Jacques Henri Lartigue en 1913 et qui semblait, tout comme cette image de 1928 tirée d’un album de famille genevois, complètement ratée en termes techniques (décadrée, déformée et floue).
Quinze ans après Lartigue, le 29 juillet 1928 – comme l’indique la date inscrire sur cette photographie – prendre une image correcte d’un bolide nécessitait encore une grande maîtrise de la part du photographe. C’est ce qui a manqué à l’auteur de cette image. Pourquoi a-t-il néanmoins décidé de la conserver et de la coller dans l’album de famille ? La beauté de ce souvenir n’était apparemment pas ternie par un peu de flou cinétique. Au contraire même, le flou symbolisait peut-être un événement emblématique de cette vitesse presque impossible à fixer sur la pellicule, en ce début de XXe siècle qui voyait le rythme s’accélérer continuellement dans tous les domaines de la vie et de la société. Le même ratage heureux qui fera de l’image de Jaques Henri Lartigue un emblème de la modernité et de son auteur une célébrité.
Ce passage rapide… et si c’était une course ?
Que voit-on exactement ? Quelle est cette forme filant déjà hors du cadre de l’image ? Une voiture ? Un cycliste ? Le doute est permis. Le seul indice fiable tient dans les personnes que l’on distingue sur le bord de la route, derrière la forme floue, semblant suivre son passage avec attention. Nous aurions donc affaire à une course. Y en avait-il une organisée à cette date dans la région de Genève, région qu’habitait la famille propriétaire de cet album photographique ?
Oui ! Le dimanche 29 juillet 1928 se tenait le Grand Prix d’Europe, « la plus grande manifestation motocycliste que l’on ait vue en Suisse », selon le Journal de Genève du jour. Sur notre photo, il s’agit donc fort probablement d’une moto, ou éventuellement d’un side-car, catégorie qui concourait à 11h30 ce jour-là.
Les véhiculent empruntaient un circuit de 9,3 kilomètres en forme de triangle à Meyrin, combinant lignes droites valorisant la puissance des moteurs et virages serrés défiant l’adresse des pilotes, à parcourir jusqu’à 32 fois selon la catégorie. La course durait ainsi jusqu’à quatre heures d’affilée. Ce circuit fut utilisé pour la première fois lors du Grand Prix de Suisse organisé en 1923, après une première édition au lac de Joux l’année précédente. 1928, année de l’image qui nous occupe, en marqua l’apogée avec sa sélection pour accueillir le Grand Prix d’Europe. Quel événement dans la vie de la famille genevoise venue encourager les concurrents le long du parcours ! D’autant que, pour l’épreuve de la catégorie reine des 500 cmc, ce fut une machine genevoise pilotée par un Anglais qui remporta la course haut la main. En effet, la firme Motosacoche, fondée en 1899 par les frères Henri et Armand Dufaux à Genève, fabriquait des bolides qui n’avaient rien à envier aux marques les plus connues. Le compte rendu du Journal de Genève du lendemain de la course victorieuse ne tarit pas d’éloge à l’égard de Motosacoche : « Quant à la machine, elle a fait l’admiration de tous et montre combien elle avait été minutieusement étudiée et mise au point dans les ateliers des Acacias, sous l’experte direction de M. Marchand, chef du service des courses. ».
À la toute fin du même article du Journal de Genève, le journaliste déplore l’apparition d’une pétition dans les cafés de Meyrin demandant au Conseil municipal de ne plus autoriser de course si une partie des recettes n’est pas reversée à la commune en compensation des désagréments subis par les habitants (routes bloquées pendant plusieurs jours, pollutions diverses, foule, etc.). La requête sera finalement acceptée. Mais ce sera le début de la fin. Le déclin du Grand Prix sera rapide dans les années suivantes et un malheureux accident, qui coûtera la vie à un habitant de Meyrin en 1931, mettra fin à l’organisation de toute nouvelle course automobile sur le territoire de la commune. ■
Références
1. Clément Chéroux, Fautographie, Petite histoire de l’erreur photographique, Crisnée, Yellow Now, 2003
2. Sous la direction d’André Gunthert et Michel Poivert, L’art de la photographie des origines à nos jours, Paris, Citadelles et Mazenod, 2007
3. Sur la photographie de Jacques Henri Lartique
4. Sur la chronophotographie
5. Sur le Grand Prix d’Europe dans les archives en ligne du Journal de Genève
Archives de la commune de Meyrin
6. Sur Motosacoche, dans le Dictionnaire historique de la Suisse