Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte du guide de montagne Marcel Maurice Demont, qui relate le drame survenu lors d’une course au Grand Combin (4314 m.), les 19 et 20 août 1976.
Est-ce la forme de cette montagne, sa couleur au crépuscule, le mystère qui s’en dégage, lorsque par le jeu des brumes et de la lumière elle paraît flotter au-dessus de la Terre, qui provoquèrent chez mon client l’envie de la gravir?
C’est à cela que je songe alors que, en cette matinée d’un bel été chaud, je précède mon client, Monsieur Jadin, de Profondeville, Belgique, sur le chemin du refuge.
Nous sommes encore bien loin de la rustique cabane de pierre, Valsorey, 3037 mètres d’altitude, mais déjà nous percevons l’odeur familière d’un bon feu de bois. Au bonheur espéré d’une longue soirée à deux se substituera la joie d’une rencontre imprévue.
Ayant atteint le refuge, nous nous y installons et faisons connaissance avec ses occupants: Jean, un guide, simple et chaleureux, ses clients, des citadins conviviaux à l’humour pétillant qui étonnent par leur vitalité, et un aspirant guide.
Un des protégés de Jean sort de son sac à dos une boîte en carton dont il extrait une paire de crampons flambants neufs démunis de lanières de fixations. Il se débrouillera avec les quelques mètres de cordelette que je lui fournis en dépannage.
Notre projet est la traversée du Grand Combin par l’arête du Meitin, et descente sur Panossière par le Mur de la Côte. Celui de Jean est la face sud du Grand Combin.
Dans la soirée et dans la nuit, la neige tombe à gros flocons. Plus de vingt fois, déjà, j’ai guidé cette ascension dans des conditions difficiles, et ne vois pas de raison de briser le rêve de mon client. Jean, mon collègue, préconise une voie de la face sud.
A deux heures du matin, alors que nous faisons le point sur la terrasse empierrée du haut refuge, les chaudes pantoufles de cabane enfouies dans la neige tombante, Jean se fait convaincant.
Ambition de réaliser une voie que je n’ai pas encore parcourue? Désir de prolonger de quelques heures une relation amicale naissante? Instant de faiblesse dans la nuit sévère à peine égratignée fugitivement par le faisceau de nos lampes frontales? Sous le col du Meitin, à l’endroit où nos routes normalement se séparent, j’accepte la proposition de Jean: son chemin devient notre chemin.
Alors que l’été touche à sa fin, la montagne est à nu, réduite à un squelette de rocs décharnés et de glace noirâtre. Ce jour-là, cette carcasse est masquée par une épaisse couverture de neige fraîche qui glissera de ses épaules au premier coup de chaleur.
La voie que nous empruntons est faite d’une succession de dalles redressées, encombrées de neige, et reliées entre elles par de petits murs verglacés. Ici et là nous gravissons quelques couloirs pentus à la roche pourrie. Les membres de chaque cordée grimpent simultanément, à corde raccourcie et tendue, sans aucun point d’assurage, ni relais. La progression requiert de la vigilance, de l’équilibre, de la confiance en son compagnon et en ses propres possibilités.
Les crampons, griffes d’acier chaussées par les grimpeurs, perforant la neige molle, trouvent un appui sur la glace qu’ils raient, sur un rebord de rocher, dans une fissure.
La corde pour sceller les destins
La corde est la matérialisation du contrat moral conclu entre le client et son guide, le moyen de communication. Ses ondulations véhiculent du bas vers le haut des messages d’hésitation, de doute, d’occasionnelle faiblesse; du haut vers le bas, de confiance, d’encouragement, de force rassurante. Ce lien robuste, lorsqu’il est privé de tout point d’amarrage autre que le corps des alpinistes, scelle inéluctablement leurs destins d’hommes, vainqueurs ou vaincus.
Le jour se lève alors que, empruntant une sorte de chenal verglacé, voie naturelle vers la vallée encore plongée dans l’ombre, un torrent de neige provenant du haut de la face atteint nos deux cordées, les balaie furieusement. Chanceux, je résiste à la violente poussée de la masse neigeuse, force à laquelle s’ajoute la tension de la corde à l’extrémité de laquelle est accroché mon client.
Jean et ses compagnons de cordée sont précipités dans le vide.
Au moment du déclenchement de l’avalanche, la cordée de Jean précédait la mienne de quelques mètres et était légèrement décalée sur ma droite.
Très nettement, je vois les corps de mes camarades glisser, taper et rebondir, je saisis au vol l’expression de leurs visages, enregistre leurs attitudes – lutte ultime de l’un, résignation des autres -, distingue un appel aussi, déchirant: » Faites… ! «
Réflexe dérisoire : je tends un bras pour agripper la corde qui, à toute allure, défile à proximité, puis replie mon bras impuissant, referme ma main vide.
La clameur s’apaise, un lourd silence s’installe sur la montagne.
Nous entreprenons immédiatement la difficile désescalade de la face. Alors que nous suivons les traces de nos compagnons tombés, monte en nous le sentiment fort d’accomplir un rituel riche en valeurs acceptées.
Il nous fallut presque deux heures pour atteindre l’endroit où gisaient les victimes. Beaucoup de temps s’écoula encore, passé aux côtés de l’unique survivant à tenter de soulager ses atroces douleurs, dans l’attente des secours.
En fin de compte, du lieu où reposaient les victimes au lieu de leur prise en charge par hélicoptère, nous dûmes – faute de sauveteurs disponibles – assurer seuls le transport des corps martyrisés par leur chute d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres.
Ces événements modifièrent durablement quelque chose en moi.
Douze ans s’écoulèrent. Un jour, dans le chaud refuge de pierre et de bois, je me retrouvai face à face avec l’unique survivant de cette terrible chute. Son visage maigre, balafré, s’éclaira, lorsque dans un sourire il me dit : « Demain, Grand Combin! » ■
Par égard pour les proches des victimes, les identités ne sont pas révélées.
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Va-t-on pouvoir bientôt à nouveau nager dans des bassins municipaux alors que le déconfinement lié à la crise du coronavirus s’étale dans le temps ? Privés de bassins, les nageurs patientent. Et si, pour accompagner leur attente, nous nous tournions vers les anciens bains Haldimand? Une institution à Lausanne qui offrait de nager, bien sûr, mais aussi de faire sa lessive.
Les premiers bains-buanderie publics de Lausanne sont créés en 1852 par décision des autorités, lesquelles octroient une concession au banquier et philanthrope William Haldimand. En échange de la mise à disposition du terrain et de l’eau, ce dernier fait construire, à ses frais, cet établissement situé dans un premier temps près de l’actuelle place de la Riponne. Destinés « à l’usage de la classe indigente », les bains s’ouvrent le 8 mai 1854.
Comme prévu par la concession, ils deviennent propriété de la ville en 1874. La construction du Palais de Rumine pour l’Université de Lausanne nécessite cependant leur déplacement. C’est ainsi qu’un nouveau site de bains-buanderie est édifié à la rue de l’Industrie 1, entre la place du Nord et celle du Vallon, dans un quartier industriel un peu excentré et habité surtout par la classe ouvrière et des couches défavorisées de la population du chef-lieu.
Egalité à rude épreuve
Ouvert le 21 novembre 1893 sur fond de catelles de faïence bleue, le nouveau complexe permet lui aussi à un pan important de la population de bénéficier d’un espace pour faire la lessive, se laver, se baigner. « C’est ici que la première piscine couverte de Lausanne fut érigée », atteste Diana Le Dinh, historienne et conservatrice des collections photographiques du Musée Historique Lausanne, qui détient quelques rares images de l’intérieur de la piscine Haldimand datant du début du XXe siècle.
Outre les habitants du quartier, les écoliers du secondaire, puis les écolières dans un second temps – mais des années plus tard – viennent apprendre les rudiments de la natation. Mais comme la mixité n’est pas encore admise, femmes et hommes s’y rendent à des heures bien distinctes. Le règlement est strict et tout à fait discriminatoire : les femmes n’y ont accès que le lundi matin et le jeudi après-midi, les hommes tous les autres jours. Sur la photographie publiée sur notreHistoire.ch, seuls quelques garçons, certains aux allures de nymphes, batifolent dans l’eau avec des anneaux. A gauche et à droite du bassin, on repère les cabines pour se changer.
Le journaliste lausannois Louis Polla décrypte, dans un article publié en juillet 1988 dans 24 Heures, l’aura de cette piscine : « On la considérait comme une vedette, une carte de visite du Lausanne d’avant-garde ». Et sur les publicités de l’époque, on ne manquait pas d’adjectifs pour dépeindre cette merveille : « Sitôt que l’on franchit le seuil, on est séduit par la limpidité de l’eau, l’arrangement des cabines, l’atmosphère de confort », indique un prospectus conservé aux Archives de la Ville de Lausanne, dont Jean-Jacques Eggler, archiviste adjoint, a fait part à L’Inédit.
Une eau à 27 degrés !
« L’œuvre de William Haldimand (1784-1862), à qui l’on doit aussi la fondation de l’Asile des Aveugles et d’autres lieux d’utilité publique, a marqué plusieurs générations de Lausannoises et Lausannois », nous confirme-t-il. Car oui, on venait facilement laver son linge et les moyens mis en place étaient conséquents ! Jugez plutôt : 68 places de laveuses, 24 chambres de bain, des douches simples, des cabines baignoires, des vestiaires. A cela s’ajoutait le joyau de l’édifice : un bassin en ciment de 15,8 mètres de long sur 9 de large (contre 25 m. de long et 9 m. de large aujourd’hui), avec un mètre de profondeur à l’entrée du bassin et 3 m. à l’extrémité opposée. Pour nager : 200’000 litres d’eau chauffée à 27 degrés !
Le photographe belge Robert Huysecom s’est amusé, dans son livre sur les lavoirs de la région lémanique, à relater les prix pratiqués dès l’ouverture des deuxièmes bains Haldimand en 1894 : 18 cts de l’heure pour profiter de l’essoreuse et des séchoirs à vapeur. Pour les douches et l’entrée de la piscine : 15 cts les 60 minutes… et 30 cts avec linge. Et pour le même service, le tarif était de 50 cts le soir. « Les cris et les rires faisaient un écho infernal dans ce bâtiment », se souviennent des internautes sur notreHistoire.ch (pour lire leurs commentaires, cliquez ici).
« L’été au lac et l’hiver à la piscine Haldimand », résume encore joliment un ancien habitué des lieux. Beaucoup d’entre eux regrettent d’ailleurs généralement la disparition de cet établissement exploité jusqu’en 1971, avant d’être rasé en 1975. Il va sans dire que depuis la Seconde Guerre mondiale, sa gestion était devenue compliquée, notamment en raison de la baisse des recettes de la buanderie et des douches. La piscine couverte, quant à elle, subsista avec l’inauguration le 10 janvier 1972 de la piscine de Mon-Repos.
Sas de désinfection
Pour rassurer la population sur la propreté à toutes épreuves des bains-buanderie Haldimand, les ingénieurs les avaient dotés d’une étuve de désinfection surveillée par une commission de salubrité et par le personnel de la piscine. Tandis que l’on rêve d’une réouverture des bassins publics en Suisse d’ici l’été, les communes doivent dès aujourd’hui redoubler d’efforts – en termes de sécurité sanitaire – pour trouver une parade pour éviter que le Covid-19 ne surprenne nageuses et nageurs dans leur bain. Le chlore et l’Eau de Javel n’y suffiront peut-être pas, quand bien même des scientifiques estiment que le coronavirus n’aime pas trop l’eau. Les responsables des piscines communales vont donc devoir gérer à l’avenir promiscuité, renouvellement de l’air, qualité de l’eau et désinfection des surfaces et revêtements des piscines. Un gros travail en perspective ! ■
Sources
(1) Archives photographiques du Musée Histoire Lausanne (2) Archives de la Ville de Lausanne, Service des bibliothèques et des archives (3) Article de 24 Heures, publié le 7 juillet 1988
On trouve parfois de magnifiques cartes et des croquis surprenants dans les anciens cahiers de géographie datant de la première moitié du XXe siècle. Ces dessins, réalisés dans le cadre scolaire, se démarquent par leur précision, le soin apporté à leur rendu et leurs détails. Il est étonnant de constater que ces images ont été réalisées par des écoliers, âgés peut-être d’une dizaine d’années seulement. En effet, avant l’heure des stencils, puis des photocopies et, enfin, des images téléchargées sur Internet et imprimées, les dessins sont, ici, effectués minutieusement à la main, au fil des pages du cahier de l’élève.
Un
modèle, réalisé au tableau noir par l’enseignant, constitue la base de la
copie. La silhouette du pays étudié est recopiée à l’aide de chablons. Découpés
dans du carton, certains de ces pochoirs sont parvenus jusqu’à nous. Ils circulaient
alors dans les classes afin de permettre aux enfants de tracer, sans trop de
difficultés, le contour du pays étudié. Ne restait plus qu’à rajouter, dans la
forme ébauchée, les indications des villes, des frontières, des sites naturels
(fleuves, rivières et montagnes) et à coloriser le tout.
Le
cahier de géographie s’anime ainsi petit à petit, attirant le regard et attisant
la curiosité. Souvent, des dessins annexes accompagnent les cartes : il s’agit
d’esquisses sur les productions et les ressources particulières de chaque
territoire (fer, bois, céréales, aliments, produits transformés), montrant les
habitations indigènes ou les animaux locaux. Quelquefois, des échantillons de
matières diverses sont mêmes collés à la page : petit coupon de coton, fil de
laine ou grains de café. Un peu plus tard, ce sont des images découpées dans
les magazines des adultes qui animent les pages scolaires. Le cahier se peuple
d’une myriade de détails à observer. L’esprit est ainsi vite emporté par la
multiplication d’éléments à étudier, leur charme et leur aspect coloré. Il est facile
d’imaginer leur attrait, d’autant plus grand pour des esprits enfantins de
l’époque qui ne connaissent que très peu d’images du monde, en dehors des
frontières suisses. Le cahier de géographie devient le médium pour voyager en
terres exotiques.
Alors que la réalisation de telles cartes permettait de se familiariser avec un pays dans son ensemble, intégrant la faune et la flore à l’espace humain, à partir des années 1940, les enseignants ne demandent plus aux élèves ces réalisations complexes. Chronophage, l’exécution de telles cartes détaillées devient obsolète. Des méthodes plus visuelles sont privilégiées, qui avaient déjà vu le jour dans les décennies précédentes : projection de photographies, étude de cartes postales ou visionnage de films ; l’école poursuit sa route vers la modernité. ■
Avant-dernier article signé de Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, pour cette série consacrée aux premières années de la Télévision en Suisse Romande. C’est un chapitre peu connu de l’histoire de ce média qui est relaté ici: l’importance donnée dans les années 1960 aux émissions dramatiques. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Dans les années 1950, toutes les chaînes de télévision naissantes misent sur le prestige d’émissions de fiction, que ce soit par la captation de spectacles de théâtre sur scène ou, essentiellement, par la réalisation d’émissions dramatiques vidéo en studio.
Dès les débuts de la télévision, la production de ces spectacles dramatiques en studio live avec des caméras électroniques s’est partout inspirée de ce qui se faisait dans les studios de cinéma, tant au niveau des décors et de l’éclairage que de la mise en scène, de l’engagement des caméras et des cadrages.
La grande différence ou la spécificité de la télévision est que le spectacle vidéo se déroule dans la continuité live et que le montage, qu’on appelle le découpage entre trois (ou plus) caméras, est immédiat. En régie image, le réalisateur (ou son assistant) effectue ce découpage instantané sur un pupitre de mélange alors qu’à ses côtés, la scripte, au moyen d’une liaison interphone, donne en continuité aux cameramen les indications de leur position et des cadrages qu’elle a notés sur son script au cours des répétitions. Même après l’introduction de moyens d’enregistrer l’image électronique, cette spécificité de la production TV se poursuivra.
Les nouveaux studios pour la télévision sont donc construits sur le
modèle des studios cinéma avec des passerelles et un gril d’éclairage
surmontant un vaste espace pour les décors et les aires de jeu.
Des décors en étoile
La télévision naissante des années 1950 et la continuitélive des émissions imposent une disposition des décors côte à côte, en étoile, autour du centre du studio laissé libre pour les déplacements des trois caméras vidéo.
Les caméras vidéo sont équipées de quatre objectifs interchangeables par baïonnette puis par moteur électrique ou dotées d’un objectif zoom. Elles sont mobiles grâce aux pieds « crabe » à petites roulettes dirigeables et sont engagées en axes croisés pour respecter les règles fondamentales des cadrages de cinéma. Ce sont les caméramen qui déplacent leur caméra avec l’aide d’un cableman.
Pour réussir la production d’une dramatique par semaine en moyenne, la construction des décors doit être standardisée. Des panneaux en bois croisé de 3m50 de hauteur sur différentes largeurs forment une sorte de Meccano de base que les décorateurs assemblent selon leurs plans. S’y ajoutent portes, fenêtres, ouvertures, escaliers selon les besoins de chaque décor. Mais, en raison de la faiblesse des ressources financières, les décorateurs vont acheter portes et fenêtres en démolition plutôt que de les fabriquer! Ces panneaux sont peints ou tapissés, agrémentés de rideaux ou tentures. Les sols, qui doivent rester lisses pour permettre le roulement des caméras, sont peints ou encollés de photos représentant des tapis ou des sols divers. Les meubles et accessoires achèvent de rendre les décors réalistes.
Après les premiers essais de décors dans le minuscule studio de Mon Repos par la première décoratrice Hugo Kleis, remplacée par Jean-Pierre Guillermet, le déménagement au studio de Carl-Vogt a imposé la création d’un véritable service scénique avec une équipe de décorateurs, menuisiers, staffeurs, tapissiers, machinistes, costumières, accessoiristes, maquilleuses et coiffeuses. Ils utilisent l’atelier inoccupé du Grand Théâtre à la rue Sainte- Clotilde puis dans les locaux des anciennes casernes voisines du studio Carl-Vogt. Le Service scénique est devenu ensuite très professionnel avec de grands ateliers construits avec le nouveau studio de 1000m2 et a réalisé des décors de plus en plus sophistiqués qui s’inspiraient du modèle dans le genre, celui des émissions dramatiques de la RTF qu’on appelait «style Buttes-Chaumont» du nom du quartier où étaient construits les studios parisiens.
Pour assurer la production constante de dramatiques, de spectacles de variétés ou de ballet et de toutes les autres émissions de la Télévision Suisse Romande, de nouveaux décorateurs ont été engagés : Jacques Stern puis Serge Etter, deux Romands formés à DRS-Zurich, rejoints par René Leuba et Jean-Jacques Vaudaux. Entre 1955 et 1960, ces quatre décorateurs ont imaginé les décors de 258 dramatiques et de centaines d’autres pour les émissions de variétés, de ballet, d’information ou enfantines !
Du théâtre, des romans, des nouvelles
Dès les années 1950, la diffusion de film de cinéma à la télévision n’était autorisée qu’aux œuvres sorties en salle dix ans plus tôt. Sans compter que dans cinq cantons romands, ces films étaient soumis aux commissions de censure. Ceci explique pourquoi les pionniers de la TSR sont obligés de produire eux-mêmes les spectacles de fiction que le public attend de ce nouveau média.
Le répertoire d’œuvres théâtrales est donc mis à contribution, puis on s’oriente vers des adaptations de romans ou de nouvelles et, enfin, vers la commande de scénarios écrits spécialement pour la Télévision avec une recherche d’un langage spécifique au petit écran.
La TSR commence ses émissions le 1er novembre 1954 en reprenant les
installations de la Télévision Genevoise à Mon Repos. Tout est à créer pour
construire un programme régulier de télévision.
En novembre et décembre 1954, trois réalisateurs, deux cameramen et une dizaine de techniciens prennent en main leur outil de travail en réalisant d’abord des émissions simples. La première émission dramatique est diffusée en direct le 6 janvier 1955 puis régulièrement, presque une fois par semaine, selon le souhait du directeur Frank Tappolet.
Mais, très vite, le studio de Mon Repos de 72 m2 se révèle trop petit pour les projets d’émissions des réalisateurs. Au début 1955, le directeur de Radio-Lausanne, Jean-Pierre Méroz, profite de la situation et fait transformer à La Sallaz son grand studio radio de 200 m2 en studio TV, contrairement aux engagements pris envers la SSR. Un gril pour éclairage est installé et le directeur de la TSR Frank Tappolet laisse le car de reportage y réaliser des émissions dramatiques, des variétés et l’émission de jeu Echec et mat. Un atelier de décors est installé dans un baraquement sur le parking de La Sallaz et Jacques Stern, décorateur à DRS Zurich est détaché auprès du car.
Cette violation de la décision fédérale attribuant le studio TV à
Genève et le car de reportage TV à Lausanne provoque une réaction immédiate des
Autorités genevoises.
En trois mois, Radio-Genève et la Ville de Genève transforment la
salle de répétition de l’OSR, dans le bâtiment de Carl-Vogt, en un grand studio
de 400 m2 avec construction sur le toit du bâtiment radio de deux régies image
et son ainsi que des locaux de maquillage et d’un local pour les télécinémas
16mm et 35mm.
La SSR et les PTT à Berne interviennent pour faire respecter les
engagements pris entre Lausanne et Genève alors que les réalisateurs invoquent
les possibilités offertes par le grand volume du nouveau studio Carl-Vogt pour
demander le déménagement du studio de Mon Repos.
En juin 1955, la TSR s’installe au boulevard Carl-Vogt et les PTT équipent le nouveau studio Carl-Vogt d’une troisième caméra PYE, d’une grue de studio pour caméra et d’une girafe-son.
Jusqu’à fin 1958, il y a donc eu des dramatiques réalisées à Mon Repos et d’autres dans le studio provisoire de La Sallaz avec le car, ensuite uniquement dans le grand studio TV de Carl-Vogt. Après la décision définitive du Conseil fédéral de fixer la TV à Genève et la Radio à Lausanne, le studio provisoire TV de La Sallaz a été démantelé.
Le car TSR fait aussi des retransmissions de spectacles en captation dans les théâtres de Suisse romande. A l’inverse, des compagnies théâtrales (Comédie de Genève, Théâtre de Poche, Théâtre de Carouge, Grenier de Toulouse, etc.) viennent dans le grand studio TSR interpréter leur spectacle et mise en scène dans des décors adaptés pour la télévision et avec un réalisateur TSR.
Carte blanche aux trois réalisateurs
Le directeur Frank Tappolet souhaite que chaque semaine, la TSR présente une émission dramatique. Pour le choix des textes, il laisse carte blanche aux trois réalisateurs André Béart, Jean-Claude Diserens et Jean-Jacques Lagrange qui se contentent, au tout début, de puiser dans le répertoire des pièces en un acte d’une durée de vingt à trente minutes, ce qui convient mieux aux conditions précaires de production. Mais très vite le choix s’élargit à des pièces en trois actes ou à des adaptations d’une durée de nonante minutes.
Le magazine Le mois théâtral et le bi-mensuel L’Avant-Scène, qui publient dans chaque numéro un texte original d’une pièce d’auteurs français ou étrangers (en traduction), sont des sources précieuses de textes utilisées par les réalisateurs. De son côté, André Béart reprend aussi des textes de pièces radiophoniques qu’il fait adapter par son épouse Andrée Béart-Arosa pour le petit écran.
Chaque réalisateur est en même temps le producteur de son émission. Il s’occupe de contacter et engager les comédiens, de faire ronéotyper et distribuer le texte, de fixer avec la scripte le plan des répétitions, de choisir avec le décorateur les éléments à construire et d’indiquer au jeune régisseur-assistant engagé (Pierre Matteuzzi, futur réalisateur) la liste des meubles et accessoires à louer chez les antiquaires de la ville!
Deux répétitions pas plus!
Le plan des répétitions est difficile à établir car les comédiens romands, en général, travaillent le matin à Radio-Genève ou Radio-Lausanne et le soir dans les théâtres. Donc les répétitions pour la TV se font l’après-midi, parfois matin et après-midi. Les comédiens doivent venir « texte su » aux deux uniques répétitions ! Le jour de l’émission, le matin est réservé à la mise en place de l’éclairage. L’après-midi : de 14h à 17h pour les cadrages avec caméra puis de 17h à 18h on fait un filage qui sert de répétition générale.
Le soir, l’émission passe en direct sur l’antenne et il n’existe aucun moyen de l’enregistrer. Ce n’est qu’en 1959 que la TSR recevra un kinescope permettant d’enregistrer puis d’archiver les productions. Dès 1961, toutes les dramatiques seront, en principe, kinescopées.
Ces conditions précaires et acrobatiques de production et de réalisation ne s’amélioreront qu’à partir de l’automne 1956. Il y a alors cinq à huit répétitions et un jour et demi de cadrages avec une vraie répétition générale avant la diffusion en direct.
De 1955 à 1959, un peu plus de 200 émissions dramatiques ont été diffusées live pour lesquelles il ne reste aucun enregistrement. Elles se sont donc perdues dans l’éther sauf quelques photos de plateau retrouvées et publiées sur notreHistoire.ch.
Dès 1959, après l’audit mené à la demande de René Schenker par Jean-Paul Carrère, réalisateur de l’ORTF, et suite à la demande des réalisateurs de se conformer au modèle « Buttes-Chaumont », les répétitions sont planifiées sur trois semaines en salle de répétition avec le plan du décor scotché au sol, suivies par deux à trois jours de cadrages et un jour de filage et répétition générale. Les émissions sont d’abord kinescopées pendant la diffusion en direct. Mais, en 1961, on kinescope par tranches de 15′-20′ qui sont montées pour diffusion ultérieure.
Dès 1965, avec l’apparition de l’enregistrement magnétoscope MAZ qui remplace le kinescope, les dramatiques sont enregistrées par séquences mais le montage mécanique par coupe et collage de la bande est limité à trois coupes pour 90′ d’émission ! Cette restriction bureaucratique imposée par le coût élevé des bandes sera levée au début des années 1970 avec l’introduction du montage électronique.
Dès ce moment-là, toutes les dramatiques sont enregistrées par séquences puis montées ultérieurement pour diffusion à l’antenne. Ce qui a mis fin à l’aventure des dramatiques en live.
Dès les années 1990, le style de dramatiques vidéo en studio appelé « style Buttes-Chaumont » est un genre dépassé par la concurrence de films cinémas (désormais disponibles sans restriction d’ancienneté) et par des téléfilms qui proposent des histoires contemporaines tournées en décors naturels. Les téléfilms de 90′ et les séries TV de 52′ s’imposent dès lors comme l’étalon de la production de fiction.
Le réalisateur Gilbert Bovay a tourné le premier téléfilm TSR en 1959. Dès 1962, sous l’impulsion de Maurice Huelin, la TSR a tourné un seul téléfilm par année. Il faudra attendre l’arrivée de Raymond Vouillamoz à la tête de la Fiction TSR, en 1982, pour que se développent les coproductions et le tournage de téléfilms jusqu’à dix par année. Entre 1985 et 2000, la TSR a produit plus de cinquante téléfilms.
Vers un véritable Service Dramatique
Jusqu’en 1958, ce sont les réalisateurs qui sont les responsables du choix des textes qu’ils montent en studio. Ils sont d’abord trois. Puis André Béart, Jean-Claude Diserens et Jean-Jacques Lagrange sont rejoints par Paul Siegrist, Raymond Barrat, Claude Goretta et Roger Burkhardt.
En 1958, René Schenker prend la direction de la TSR et répartit la production des émissions par secteurs entre les réalisateurs. Il demande à Jean-Jacques Lagrange de s’occuper des dramatiques.
En 1959, un Service Dramatique est créé et confié à Jo Excoffier, journaliste et producteur radio spécialisé dans la culture et le théâtre. Il commence un vrai travail de politique de programmation et il contacte des auteurs romands pour les intéresser à écrire pour le nouveau média.
En 1962, Maurice Huelin reprend le service qu’il développera grâce aux contacts avec les télévisions francophones. Il tisse des liens étroits avec ses collègues des services dramatiques de RTB, l’ORTF et de Radio Canada. C’est le début des coproductions d’émissions vidéo et de téléfilms. En 1967, pour la première fois, l’ORTF reprend et diffuse une émission dramatique de la TSR: La dame d’outre nulle-part.
En 1982, Raymond Vouillamoz prend la direction du service qui devient le Département Fiction. Il engage une dynamique politique d’auteurs et de textes originaux et lance avec succès une production intense de dramatiques vidéo et surtout de téléfilms en coproduction avec la France, la Belgique et le Québec, ce qui va permettre, à l’intérieur de la TSR, la constitution de deux équipes de techniciens très professionnels qui vont réaliser jusqu’à dix téléfilms par année. Il développe en parallèle une programmation de séries TV américaines qui sont aussi une manière de fidéliser les spectateurs.
En 1991, Alain Bloch remplacera Raymond Vouillamoz qui a rejoint à Paris la chaîne La Cinq puis FR3. Il continuera la politique de programmation, de coproduction et de création intense lancée par son prédécesseur jusqu’à ce qu’il soit, lui aussi, engagé par la Télévision française en 1994.
Leur successeur à la tête du Département Fiction, Philippe Berthet, adoptera un politique de programme complètement différente qui marque un repli sur la Suisse et la fin des coproductions de téléfilms. Pour des raisons de politique à long-terme, il doit s’adapter à la nouvelle orientation de la SSR et au soutien qu’elle a décidé d’accorder à l’industrie audio-visuelle par l’externalisation de la fiction et de la fabrication des téléfilms à des producteurs privés. L’univers télévisuel s’est considérablement modifié avec de nouvelles techniques et la place importante prise par les téléfilms et les séries TV entraînent ces changements. Mais ce brutal virage de la politique de création aura pour conséquence le démantèlement des équipes de techniciens TSR entraînant la perte de tout un savoir-faire.
En 2012, c’est Alberto Chollet qui devient le chef du Département Fiction. Françoise Mayor lui succède en 2014, conduisant un service intitulé dorénavant « Fiction, documentaires et séries originales. ■