Le chantier du tunnel du Mont-d’Or, sur la ligne de chemin de fer Dijon-Vallorbe, commence le 19 septembre 1910. Il est parmi les derniers équipements d’importance mis en place après le percement du tunnel du Simplon en 1906, facilitant la liaison entre la France et l’Italie. Au moment de son apogée en 1930, la ligne de l’Orient-Express, qui passe par cette route, permettra via Istanbul et Jérusalem de relier directement Londres au Caire! Avant le percement du tunnel, d’une longueur de 6 kilomètres, la voie ferroviaire entre Vallorbe et Pontarlier passait par les Hôpitaux-Neufs, en culminant à 1012 m. Elle devait alors affronter de fortes pentes et les aléas du climat.
Avant même le début du chantier, les autorités s’inquiètent de l’arrivée d’une population ouvrière qui comptera 1700 personnes, en majorité italiennes, au plus fort des travaux. La municipalité de Vallorbe envoie une délégation sur le site du tunnel du Loetschberg, alors en construction, pour s’informer du type de cantines utilisé, de l’hygiène et de la police à mettre en place. Notamment concernant le port d’armes par les ouvriers ! Les conditions de travail au Loetschberg ne devaient cependant pas être optimales, car la Confédération a dû y intervenir pour les améliorer. Une réunion a lieu au début de l’année 1910 à Lausanne, regroupant les différentes autorités, afin de parer tout mouvement de révolte sur le chantier du Mont-d’Or. Un poste de gendarmerie, de trois à cinq hommes, y sera établi en permanence. Parmi ces hommes, le caporal Testuz informe les autorités avec une grande assiduité de l’évolution de la situation.
Les ouvriers demandent plus d’humanité
Un mois après l’ouverture du chantier, en octobre 1910, le caporal Testuz fait état de rumeurs de grève portant sur une augmentation de salaire de 5%. Les ouvriers se plaignent de la cherté de la nourriture et du logement qu’ils doivent prendre à leur charge. Le Département militaire décide alors de mettre en alerte une compagnie de cent fusiliers prêts à intervenir. En février 1911, encouragés par plusieurs délégués syndicaux, les employés adressent à la direction une liste de revendications comprenant notamment une limite de 8 heures de travail par jour dans la galerie, une assurance maladie-accident à la charge de l’employeur, le congé le dimanche et « que l’ouvrier soit traité avec un peu plus d’humanité ». Le patron Eugène Fougerolle refuse toute entrée en matière, prétend que les salaires sont plus élevés que sur d’autres chantiers du même type et menace de déplacer les travaux du côté de la France.
Le 3 mai 1911, une mine blesse dix ouvriers dont trois grièvement. Les victimes doivent attendre des heures pour être transportées dans un hôpital. Les employés, ainsi que la population de Vallorbe, s’indignent de l’absence d’une infirmerie sur place, bien que revendiquée depuis le début du chantier. L’entreprise finit par en installer une et engager un médecin.
Cette fois, c’est la grève
Le 4 septembre 1911, 600 ouvriers interrompent le travail. Le chantier a atteint une zone où l’eau coule à flot, maintenant une profondeur de 50 cm en permanence. Dans ces conditions, les ouvriers demandent à être payés 12 heures pour 8 heures effectuées. Le patron refuse à nouveau d’entrer en matière. Afin d’éviter toutes échauffourées et dégâts portés au matériel, l’effectif des gendarmes est élevé à 40 hommes. Une compagnie de 60 pompiers est mise en état d’alerte. Une commission d’arbitrage demandée par les syndicats est constituée, mais n’arrive à aucun résultat. 200 ouvriers quittent alors le chantier. Une vingtaine continue à travailler. Ils font l’objet de menaces de la part des grévistes, mais l’ensemble des témoins s’accordent à dire que globalement il ne se produit aucune violence. Le patron essaie alors d’engager 1000 nouveaux ouvriers en Italie, mais sans succès.
Deux semaines après son lancement, le 19 septembre 1911, les ouvriers renoncent à la grève et reprennent le travail, sans avoir rien obtenu. Sans argent, leur situation ne leur permet pas de continuer. Ceux qui sont considérés comme les « meneurs » sont licenciés, certains arrêtés sous différents prétextes et expulsés de Suisse. Afin de lutter contre les prix pratiqués par les cantines, les syndicats aident à la création d’une cuisine coopérative. Mais les conditions de travail continuent à être à tel point mauvaises que le consulat d’Italie à Genève déconseille à ses concitoyens de s’y faire engager. Le tunnel est ouvert à la circulation le 1er mai 1915. ■
Référence
Claude Cantini, « Documents sur les luttes syndicales au tunnel du Mont d’Or 1910-1913″, Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, 1995-96, nos 11-12, pp. 100-139.
Cinquième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, et le cheval, c’est au tour du bouquetin, dont les cornes annelées troublent à ce point les chasseurs.
Une fois de plus, la télévision a fait scandale en Valais, quand l’émission Mise au Point a révélé, début novembre 2019, que des agences de voyage spécialisées proposent de venir y chasser le bouquetin, avec la bénédiction des gardes-faune. On vient de loin pour profiter de l’offre, qui n’est pas donnée. Tirer les plus beaux spécimens peut coûter plus de 20’000 francs. L’affaire rapporte 650’000 francs par année au canton, qui vend de 100 à 120 permis de chasse d’un jour à cette clientèle fortunée. Il paraît que cela devrait bientôt cesser.
Pourquoi donc le bouquetin est-il si attirant, disons le mot : sexy ? Ses immenses cornes annelées sont un trophée recherché; c’est l’attribut du bouc, et comme les hardeurs du cinéma porno le bouquetin mâle s’évalue au centimètre. La taxe perçue auprès du chasseur est fonction de la longueur des cornes, selon un barème officiel fixé par le canton : 13’000 francs pour un animal avec un trophée d’un mètre, et chaque centimètre supplémentaire coûte 500 francs.
Dans un registre moins scabreux, le bouquetin possède une valeur symbolique
aussi élevée. Il propose au montagnard un modèle d’agilité supérieur au
chamois, la fierté en plus. Avec cela, râblé, trapu, sobre et d’une résistance
à toute épreuve ! On comprend qu’il figure dans les armoiries des Grisons
depuis que le canton fait partie de la Confédération (1803), mais il était
blasonné depuis le milieu du XVIe siècle comme emblème d’une des trois
Ligues alliées au Corps helvétique : celle de la Maison-Dieu, ainsi nommée
parce que formée autour du siège épiscopal de Coire. Nous voici loin des films
X.
On ne sait trop pourquoi le bouquetin avait
complètement disparu de notre pays au début du XIXe siècle. Il fut
réintroduit, comme plus tard le loup, à partir de l’Italie, exactement du parc
du Gran Paradiso. On croit connaître, en revanche, la principale raison du
succès de sa réintroduction : c’est que depuis 1876 une loi fédérale sur
la police des forêts de haute montagne protège son biotope. L’animal lui-même
est aussi protégé, mais on peut le chasser sous certaines conditions.
Car il est répandu partout ou presque, maintenant. On le trouve dans les Alpes bien sûr, mais aussi dans le Jura, où le troupeau du Creux-du-Van fait la joie des promeneurs depuis plus de cinquante ans, et dans les Préalpes, du côté du Vanil-Noir et de la Dent-de-Lys pour le canton de Fribourg, par exemple. A la fin du siècle dernier, on recensait plus de 16’000 individus dans l’ensemble du pays. On en compte 5000 aujourd’hui rien qu’en Valais, où le tiers de l’effectif est flingué chaque année, au nom de la régulation du cheptel.
Mais à l’allure où se réchauffe le climat, un jour prochain le bouquetin va devoir se réfugier au-dessus de 4000 mètres d’altitude, et seuls des alpinistes chevronnés pourront se munir d’un fusil pour aller le chercher. Ça limitera le nombre des amateurs de trophées. ■
Âgé de 22 ans, haut de 60 centimètres, le « baron Pouce » promène sa petite taille et son poids plume dans les allées du Luna-Park des Eaux-Vives, à Genève, un jour de juin 1911, en parlant « italien et un peu anglais » et en fumant « comme un sapeur barbu »*. Autour de lui – « le plus petit lilliputien connu », assure-t-on –, des constructions massives dressent leurs charpentes. Voici le Cyclone canadien, une montagne russe longue de 1000 mètres que l’on dévale à une vitesse atteignant 85 kilomètres-heure. Voilà le Water-Chute, un toboggan qui plonge dans une piscine. Voici encore les Vagues charmeuses, qui « vous transportent en plein océan grâce à une machinerie spéciale ».
Plus loin, l’Afrique mystérieuse est « la reproduction fidèle
d’un village sénégalais, avec sa mosquée, son école, ses principales
industries, ses mœurs ». C’est un « village nègre », selon la
formule alors en usage, « fort bien installé et tout à fait pittoresque »,
où l’on peut observer les occupations quotidiennes d’« une troupe d’une centaine
d’hommes, de femmes et d’enfants ». Les « nombreux types curieux » qui
peuplent ce vrai-faux village africain – parmi lesquels la presse signale des
individus issus des « tribus féroces » des Maures – croisent le baron
microscopique et « une foule élégante et joyeuse » dans un lieu qui
apparaît comme « le plus charmant et le plus sain pour passer une très
belle journée au grand air ».
Cette « merveilleuse cité magique » est baptisée « Luna-Park »,
empruntant un nom qui a été forgé en 1903 pour le parc d’attraction new-yorkais
de Coney Island, avant d’être repris au cours des années suivantes pour
désigner des lieux semblables à Paris ou Berlin. « La plupart des
attractions de Luna-Park relèvent du domaine scientifique et ce ne sera pas un
champ de foire. Qu’on se le dise », assure le Journal de Genève. Ouvert –
avec une entrée payante – du 12 mai au 1er octobre 1911, le Luna-Park de Genève
paraît en tout cas suffisamment prestigieux pour mériter les discours
inauguraux du maire des Eaux-Vives, John Gignoux, et du conseiller d’État Henri
Fazy, lequel vient souligner l’intérêt porté par le gouvernement cantonal
« à toutes les entreprises destinées à développer l’industrie des hôtels ».
Le lieu attirera jusqu’à 30’000 personnes en une journée, avant de s’effacer
plus ou moins complètement de la mémoire genevoise.
Le parc avant le Park
Comment cette « cité magique » apparaît-elle ? Entre le XVIe siècle et la fin du XIXe, l’étendue de verdure qui abritera le Luna-Park est une propriété appelée « domaine de Plongeon » ou « de Plonjon ». Elle change plusieurs de fois de propriétaire, se morcelant et se recomposant en un va-et-vient multiséculaire entre 1565, l’année où Aymé Plongeon, seigneur de Bellerive, constitue le domaine, et 1896, lorsque la dernière héritière des lieux, Marie-Augustine Favre-Hava, en vend la plus grande partie à la Société de l’industrie des hôtels. Cette dernière, qui vient de se former pour promouvoir ce qu’on appelle alors l’« industrie des étrangers », réaménage la propriété et la baptise « Parc des Eaux-Vives ». Désormais, « les étrangers et la population genevoise pourront trouver en plein air et au milieu d’une splendide nature de saines distractions », annonce le président, Henri Galopin, dans son discours inaugural en 1897. « Ce parc – insiste-t-il – sera un lieu de délassement d’où seront exclues toutes attractions qui ne seraient pas saines. » Pour remplir cette promesse, le lieu propose un étang de patinage, une piste vélocipédique, un jardin alpin planté de rhododendrons, ou encore un « petit étang où les amateurs pourront se livrer aux plaisirs de la pêche à la truite ».
Une année plus tard, en 1898, un groupement créé pour l’occasion,
la Société anonyme du parc des Eaux-Vives, rachète la propriété et reprend
l’exploitation. Sur le plan économique, l’entreprise vire à l’échec. « Le
soutien moral et financier genevois fit défaut », se justifiera le Dr
Bourcart, vice-président du conseil d’administration, dans une lettre ouverte
publiée en 1911. « Si son administration a échoué au point de vue
financier, c’est incontestablement parce que le parc a été organisé jusqu’ici
trop luxueusement, d’une façon qui ne correspond pas aux besoins de la
population », objectera le Journal de Genève. Parmi les tentatives
de rentabiliser l’opération, on aura vu apparaître entre-temps des jeux de
hasard, ainsi que les premières attractions exotiques installées en ces
lieux : un Village abyssin en 1906 et une Exhibition India en 1907. La société
anonyme cessera d’exploiter le parc à son propre compte et le louera au Casino
Kursaal, puis à l’entreprise Luna-Park, qui s’installera en signant en 1910 un
bail de dix ans.
Attractions mondialisées
D’où viennent les attractions du Luna-Park ? D’un peu partout, suivant des circuits déjà mondialisés. La Maison joyeuse (qui semble être en fait une maison hantée) a été montée en 1910 sur la Plaine des attractions à l’Exposition universelle de Bruxelles. Les Vagues charmeuses ont été créées à Coney Island en 1907 sous le nom de « Witching Waves ». Le Théâtre Tanagra, « avec sa scène lilliputienne et ses véritables danseuses qui, grâce à un effet d’optique, apparaissent hautes de 20 centimètres », s’est produit au Luna-Park de Paris, ouvert en 1909. Le Concours de bébés organisé au mois d’août, qui enregistre 600 inscriptions et qui récompense « le plus gros », « le plus gai » et « le plus parfait bébé », reprend une formule en vogue, en Suisse comme en France, depuis les années 1880.
Le village africain a également déjà été vu ailleurs : c’est
l’une des nombreuses mises en scène exotiques montées à cette époque par trois
entrepreneurs français spécialisés dans ce type d’attraction, Jean Alfred Vigé,
Aymé Bouvier et Fleury Tournier. À Genève en 1911 comme dans le Jardin
d’acclimatation parisien du Bois de Boulogne l’année précédente, l’appellation
habituelle de « Village sénégalais » fait place à l’intitulé « L’Afrique
mystérieuse ».
Quasi-oubliés – ou refoulés de la mémoire collective – pendant près
d’un siècle, ces spectacles sont étudiés depuis le début des années 2000 par une
historiographie abondante, qui les désigne sous l’expression « zoos
humains ». Ces exhibitions, où des groupes de personnes issues des colonies
sont engagées pour vivre en continu, sous les yeux du public, une simulation de
leur vie d’indigènes dans un décor censé reproduire leur habitat naturel, se
rapprochent en effet du dispositif d’un jardin zoologique. Les individus « exotiques »
qui peuplent ces villages y sont montrés à la fois comme des objets de
curiosité, à la manière des phénomènes de foire, et comme des spécimens de la diversité
d’un monde supposément sauvage de plus en plus largement soumis par l’Occident.
Ils sont également des illustrations vivantes du discours à prétention
scientifique qui s’élabore à cette époque en affirmant qu’il existe entre les
sociétés humaines des inégalités naturelles fondées sur des différences
raciales. Ces « villages » se feront rares après les années 1930. En
Suisse, on en verra encore en 1925 (au Comptoir suisse de Lausanne), en 1927 et
en 1930.
Les plumes se délient
La presse romande s’enthousiasme sans réserve, ou presque, pour le Luna-Park genevois. « Jamais encore on aura vu un aussi judicieux choix de “great attractions” mondiales, installées dans un cadre aussi merveilleux », écrit le Journal de Genève. Parmi les rares voix discordantes, celle de l’écrivain et journaliste Gaspard Vallette pleure, dans son feuilleton La Vie genevoise, l’ancien aspect du parc des Eaux-Vives et « les nobles perspectives d’un coin de nature splendide » qui a été « condamné à l’appellation et aux images grotesques d’un Luna-Park ». Progressivement, ce point de vue finira par s’imposer.
Fin 1911, le directeur du Luna-Park, Raoul Vançon, entre ainsi en
discussion avec l’Association des intérêts de Genève, dont le président, Louis
Roux, en appelle dans une lettre ouverte à « rendre au parc des Eaux-Vives
une partie de son ancien aspect » et « à supprimer une partie des
installations du champ de foire qui l’ont tant défiguré ». En 1912, l’entreprise
qui exploite les lieux se constitue en Société anonyme du Luna-Park de Genève
et nomme un nouveau directeur en la personne de Lucien Lansac, qui dirige
également la salle de spectacle Apollo Théâtre à la place du Cirque. « Les
innovations apportées sont des plus heureuses. L’intelligent et avisé
directeur, M. Lansac, veut faire de son somptueux établissement le véritable
rendez-vous des familles », commente l’hebdomadaire Lausanne-Plaisirs.
Les enfants « s’amuseront tout en s’instruisant à la visite des curieuses
cases du jardin zoologique, lesquelles remplacent avantageusement le turbulent
village nègre de l’an dernier ».
Ce sont finalement des difficultés financières chroniques qui viennent mettre un terme à cette brève aventure. La nouvelle mouture du Luna-Park, en 1912, s’avère en effet aussi peu rentable que la précédente. Le parc d’attractions ferme définitivement ses portes à la fin de la saison et l’année suivante, en 1913, la commune des Eaux-Vives rachète le domaine pour en faire le parc public qu’il est à ce jour. C’est seulement alors que les plumes de la presse se délient, comme dans ces formules égrenées par le Journal de Genève : « Les affreux pylônes sont arrachés. Les horribles statues en simili-bronze sont renversées. Les affiches qui salissaient la promenade ont disparu. Les échafaudages qui transformaient l’admirable jardin en une vulgaire place de foire vont s’écrouler à leur tour (…). L’absurde nom de Luna-Park, qui ne signifie rien eu aucune langue du monde, va tomber dans l’oubli. (…) Le parc des Eaux-Vives ressuscite sous le soleil dans le chant des oiseaux et le murmure des fontaines. » ■
Références
* Toutes les citations (entre guillemets) sont extraites d’articles de la presse romande des années 1911-1913, consultables en ligne 1. Archives en ligne du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne sur www.letempsarchives.ch 2. Archives en ligne de la presse vaudoise sur scriptorium.bcu-lausanne.ch 3. Jean-Michel Bergougniou, Remi Clignet et Philippe David, « Villages noirs » et autres visiteurs africains et malgaches en France et en Europe : 1870-1940, Paris, Karthala, 2001 4. Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas (sous la direction de), L’invention de la race. Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, la Découverte, 2014 5. Patrick Minder, «Les zoos humains en Suisse», in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boetsch, Eric Deroo et Sandrine Lemaire (sous la direction de), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011
Nous sommes le 22 mars 1961. La scène est non loin de
la gare Cornavin, à Genève, devant le bâtiment du syndicat FOBB (bois et
bâtiment), organisateur de la manifestation. Les pancartes portent les revendications
des travailleurs saisonniers sur le logement. « Nous, ouvriers italiens,
exigeons : un lit, une table, une chaise – est-ce trop
demander ? » Cette image illustre toute l’ambiguïté du mouvement
syndical, en ce temps-là, face aux travailleurs étrangers : solidarité,
mais pas trop ! Deux ans plus tôt, la même FOBB organisait devant la même gare
Cornavin une manifestation protestant contre l’arrivée des saisonniers italiens
« qui venaient manger le pain des chômeurs ». Ils sont là, maintenant,
et revendiquent avec la bénédiction du syndicat. Il y a comme un progrès.
Certes limité, le contenu revendicatif expose un problème réel. La réglementation suisse interdit au saisonnier de louer par lui-même un appartement (sur ce marché tendu, on veut protéger les indigènes de la concurrence importée), mais elle oblige l’employeur à lui fournir un logement. Les patrons découvriront vite que ce marché contraint peut se révéler juteux. Ils entassent leurs obligés dans des bâtisses insalubres en attente de démolition, ou dans ces baraquements de bois qui, clôture de fil de fer aidant, donneront bientôt un petit air concentrationnaire à certains secteurs de la périphérie genevoise.
Plus tard, on verra des entrepreneurs construire des sortes de casernes en parpaing, sommairement équipées et plus sommairement encore meublées, mais au rendement locatif supérieur à celui d’un immeuble de haut standing. Le syndicat ne peut que soutenir la lutte des saisonniers contre l’exploitation liée au logement. Mais la solidarité ne va guère plus loin.
Les rapports de travail avant les familles
Pas question de contester, sur le fond, le statut
inférieur et marginalisant fait à ces collègues porteurs du permis A, ce ticket
d’entrée dans la machinerie fédérale de l’immigration. Le « statut de
saisonnier » est constitué d’un ensemble de règles, principalement des
interdictions, dispersées dans des textes obscurs, voire non publiés, émanant
parfois en tout arbitraire des administrations. Elles intéressent le syndicat à
des degrés divers.
L’interdiction du regroupement familial, par exemple,
reste hors champ. Le syndicalisme des années 1960, encore très corporatif, ne
s’intéresse qu’aux relations de travail. Il ne se pense pas comme une
organisation de service à ses membres, et répugne à sortir du domaine
strictement professionnel – l’entreprise, le métier.
L’interdiction de passer plus de neuf mois en Suisse par année, tout le monde est conscient que sur une place comme Genève, c’est du pipeau. Personne ne la respecte, dans le bâtiment, si bien que les saisonniers exercent forcément, pendant trois mois, une sorte de concurrence déloyale qui fait pression sur les salaires de la branche. Mais, après tout, cela vaut mieux que le chômage technique par manque de personnel.
Manœuvre tu es venu, manœuvre tu resteras !
Le gros enjeu, c’est l’interdiction de la mobilité
professionnelle. Un vrai tabou, à l’époque, pour les dirigeants syndicaux. Un
saisonnier ne peut changer ni de poste de travail, ni d’employeur, ni de métier
durant la saison. Cela garantit aux paysans comme aux cafetiers ou aux
entrepreneurs une main d’œuvre ne pouvant pas s’échapper vers l’industrie, qui
paie mieux. Dans le bâtiment, cela protège de la concurrence des saisonniers les
professionnels bien formés – grutiers, ferrailleurs, conducteurs d’engins, qui
sont en général Suisses ou porteurs de permis C. Manœuvre tu es venu, manœuvre
tu resteras ! Du point de vue syndical, c’est problématique, parce que la
promotion des travailleurs dans leur ensemble est une exigence de base. Mais
dans les instances syndicales, les saisonniers pèsent encore très peu, autant
dire rien.
Les positions et la pratique de la FOBB changeront au milieu des années 1970 avec l’arrivée du Tessinois Ezio Canonica à la tête du syndicat. Ce sera une vraie révolution, dans un contexte renouvelé sur le plan politique en Suisse (décrue des initiatives anti-étrangers) et à l’étranger (Italie, Espagne). Mais ceci est autre histoire. ■