On sait bien que tout change, mais on ne mesure jamais vraiment à quel point. Après tout, les années 80, ce n’est pas si loin. J’étais déjà née, c’est dire. Je me souviens : davantage de fard à paupières, de brushings et d’épaulettes. Des coupes mulet pour les garçons. Et des épaulettes également. De nouvelles techniques de management. L’arrivée des yuppies dans le décor, ces jeunes cadres dynamiques évoluant dans la haute finance.
Et soudain tout le reste, que nous rappelle une photo. L’odeur des fêtes de Noël avant les produits bio. Celle des guirlandes en synthétique, tout juste déballées, suspendues au plafond d’un centre commercial, celle des emballages cadeaux dont les paillettes collent à la peau, celle de la nourriture que l’on peut acheter au stand près de la pharmacie, industrielle, grasse, et sucrée. L’odeur de la cigarette que l’on pouvait allumer partout, celle des doigts jaunis par la nicotine, de nos cheveux et habits, le soir, lorsque l’on retirait nos vêtements, avant le coucher, avec une petite dernière. Celle du cendrier à côté du lit. Quelle folie, aujourd’hui. On imagine le bruit. La voix dans le micro qui annonce au public du centre commercial que Marylong lui donne l’heure, sur la grande horloge, et lui propose deux cartouches pour le prix d’un. Merci qui ?
Ceux de la marque Gauloises cherchent à s’aligner. Ou à se singulariser. Ils chuchotent, comme les jaloux. Marylong, c’est un truc de bonnes femmes (on pouvait dire ce genre de choses, à l’époque, même tout haut), Gauloises, c’est autre chose. Un casque ailé de guerrier annonce la couleur, sur le paquet. C’est pour les durs, ça ne rigole pas, ou juste un peu, en raison du casque qui est celui de l’irréductible Astérix. Pour ceux qui préfèrent des références plus nobles, Gauloises, c’est aussi la marque des artistes, non plus durs mais tourmentés, sensibles et pensants, qui préfèrent l’esprit au corps et trouvent l’inspiration dans leurs volutes de fumée. Chez Gauloises, ils ont Sartre, Renaud ou Bashung à opposer à la mystérieuse mais lisse starlette de Marylong. De quoi s’en griller une peinard.
On entend aussi le brouhaha de la foule, indécente, angoissante une fois que l’on a connu le confinement et ses distances de sécurité. Les cris de joie des enfants qui ont accédé à la piscine d’eau presque chaude que le centre met à disposition de ses clients, sur la place de cet espèce de village. Les mères peuvent aller faire leurs courses, tranquilles, enfin, avec toutes les autres, et les pères, boire une bière, tiens. Personne n’est oublié. Le centre commercial a tout prévu. Sauf les serviettes et les sèches cheveux, pour les enfants qui ressortent de l’eau en pleurant, c’était trop court, cette piscine, elle aurait du acheter un linge à la Migros, la mère, lui dit le père, le petit est trempé, heureusement les sacs à commission sont en plastique, ils résistent à l’eau qui coule depuis les cheveux de la cadette. C’est noël, quand même, dehors il neige, les enfants vont attraper la mort, elle aurait vraiment pu penser à prendre une serviette, râle encore le père, c’est toujours comme ça, après deux bières. Attention il y en a un qui a glissé, plus loin, vraiment pas une super idée, cette piscine, l’an prochain, ce sera patinoire, vient de décider le directeur du centre. Pour l’instant, l’odeur du chlore se mêle à celle de la cigarette, il est temps de partir humer un peu les gaz qui s’échappent des voitures dans le parking surpeuplé. Au pas, quitter les lieux, et au son d’une cassette glissée dans la stéréo. Jean Louis Aubert ne chante pas encore Je rêvais d’un autre monde. Il faudra attendre 1984. Depuis, on rêve toujours. ■
Ce kiosque à journaux genevois des années 1950 se transforme-t-il en garderie à certaines heures de la journée ? Cette affable kiosquière sortant tricycle, poussette et autres jouets pour la fillette au premier plan pourrait nous le laisser croire ! Et de fait, ce kiosque n’a rien de banal. C’est Augusta Grobet qui le tient de 1948 à 1966, à la route de Florissant 51. Elle a le sens du commerce très développé, Augusta, une qualité indispensable quand il s’agit d’inventer des stratégies efficaces pour ne pas se laisser concurrencer par la Coop voisine. Par exemple, elle offre un paquet de cigarettes à l’achat d’une cartouche. Elle acquiert aussi une vitrine réfrigérée pour vendre du chocolat en plus du tabac et des journaux. Grâce à sa débrouillardise, la boutique marche à merveille. Augusta va même « sacrifier sa chambre à coucher pour en faire une deuxième arcade avec vitrine sur rue dans laquelle sont exposés des articles de papeterie, jouets, mercerie, etc… », comme nous le raconte sa petite-nièce Sylvie Bazzanella, la petite fille du premier plan. Augusta n’a plus alors que la cuisine comme unique pièce à vivre, assez sombre et donnant sur une cour intérieure. C’est dans cette pièce à l’ambiance de confidences et de joyeux capharnaüm que la petite Sylvie joue pendant des heures. Notamment à la dînette, se barbouillant de beurre et répandant des nuages de farine, car Augusta est très occupée côté boutique et ne peut pas la surveiller à chaque instant. L’autre terrain de jeu de prédilection est, comme nous le montre la photo, le trottoir devant la boutique. Sylvie y joue souvent à la pause de midi avec le tricycle et la poussette, qui figurent en bonne place parmi ses jouets préférés. Peut-être que l’autre fillette un peu plus âgée, tout à gauche de la photo, va se joindre au jeu sitôt son chocolat terminé ?
Outre cette transformation épisodique en place de jeu, ce kiosque aurait été le théâtre d’un épisode pour le moins épique, selon les souvenirs de Sylvie : « Ma grand-tante et son magasin ont fait la une de La Tribune de Genève au début des années 1960. A la rue Crespin, un richissime locataire tenait un fauve en captivité. Un matin, en ouvrant les volets du local à marchandises, Augusta s’est trouvée nez-à-nez avec le félin. Je vous laisse imaginer sa frayeur… La police est intervenue dans les meilleurs délais dans le but de capturer l’animal qui, pendant ce temps, avait pris la poudre d’escampette. Situation épique, branle-bas de combat dans le quartier ! » Nos recherches n’ont pas permis de mettre la main sur cette une de journal ni même sur un entrefilet mentionnant l’abracadabrante histoire. Mais quelques fauves évadés de leurs diverses cages, de cirque le plus souvent, apparaissent bel et bien dans les pages des journaux. Augusta s’en serait-elle inspiré pour égayer sa petite-nièce d’une histoire divertissante ? Un peu de fantaisie fait toujours du bien au quotidien.
Le chemin jusqu’au kiosque
Mais comment en arrive-t-on à devenir kiosquière dans les années 1950 à Genève ? Grâce aux nombreuses photographies de Sylvie Bazzanella et surtout à son témoignage, la vie d’Augusta n’est pas un mystère. Augusta naît le 8 janvier 1894 dans la famille Hochstättler, à Fribourg. Aînée de sept enfants, sa mère s’occupe peu d’elle. On imagine même assez bien que c’est plutôt Augusta qui aide sa mère à s’occuper de ses six petits frères et sœurs. Dès la fin de l’école obligatoire, elle est envoyée en Suisse allemande pour travailler, comme cela se faisait couramment à l’époque. Elle occupe divers emplois : fille de ferme d’abord, puis lingère, cuisinière, femme de chambre. En 1915, elle part à Genève où elle trouve le même type d’emplois divers et variés : employée de maison, femme de chambre dans des hôtels, manutentionnaire au journal La Suisse.
Pendant la Première Guerre mondiale, Augusta devient ouvrière à l’usine Pic-Pic et contribue comme beaucoup de femmes à l’effort de guerre en fabriquant des munitions pour les Alliés. La société Pic-Pic, acronyme de Piccard-Pictet, fabrique des automobiles à Genève de 1905 à 1921. Unique marque automobile entièrement suisse de l’histoire, elle se fait remarquer dans les années 1910 lors de courses automobiles avant de péricliter après-guerre. Sylvie Bazzanella pense que c’est chez Pic-Pic qu’Augusta rencontre son mari : Henri Grobet. Ce n’est qu’une hypothèse, basée sur le fait qu’Henri Grobet était employé chez Pic-Pic avant d’être mobilisé. Mais ils ont tout aussi bien pu se rencontrer à un bal, l’un des principaux loisirs à l’époque et l’autre grande probabilité de rencontres hormis le travail.
Témoignage touchant de la période de séparation entre les amoureux : une lettre qu’Henri écrit à Augusta le 27 avril 1918, le lendemain de son anniversaire et d’une marche éreintante de Soleure à Bienne. On y devine que la mobilisation est une rude séparation pour de jeunes gens qui se font la cour et que la correspondance écrite est un trésor pour l’un comme pour l’autre, le seul lien qui leur permet d’apprendre à se connaître par-delà les kilomètres. Henri écrit à Augusta : « J’ai relu au moins 5 fois ta lettre tellement elle m’a fait plaisir. » Cette correspondance est aussi un lien financier, car nous apprenons dans cette lettre qu’Augusta a envoyé un mandat de 10 francs à Henri, qui semble très gêné de profiter de l’argent gagné par celle qui n’est pas encore sa femme. Il lui en est fort reconnaissant. Nous apprenons encore que leurs retrouvailles sont prévues trois semaines plus tard. Elles ont dû être bien belles et l’été des plus réjouissants, puisque le 21 septembre 1918, Augusta et Henri se marient à Genève. Nous pouvons supposer qu’Augusta attend déjà à cette date un autre heureux événement, car six mois après, le 20 mars 1919, naît Marguerite qui sera l’unique enfant du couple.
Toute la famille en side-car
Pour leur fille, ils vont travailler dur. En effet, Marguerite contracte la polio et fait partie des 1% de personnes infectées développant une paralysie. Nous l’avons oublié aujourd’hui, car cette terrible maladie est considérée comme éradiquée en Europe depuis plusieurs décennies, mais elle faisait des ravages au début du XXe siècle. Sur plusieurs photographies publiées par Sylvie Bazzanella, sa cousine Marguerite doit s’aider d’une béquille pour marcher ou se tenir debout. Afin de la soigner avec les meilleurs traitements possibles, ses parents cumulent les emplois. Henri travaille ainsi le jour dans un atelier de vélo et la nuit au journal La Suisse.
Mais cela n’empêche pas la famille de sourire tout grand à la vie ! Nous la retrouvons ainsi sur une ribambelle de photographies témoignant de leurs campings, escapades et voyages au Tessin, en France et en Italie, notamment en side-car, Augusta étant tout aussi passionnée de mécanique que son mari Henri. Le couple participait d’ailleurs à des courses avec des amis. Peut-être ont-ils participé en catégorie side-car à la course du 29 juillet 1928 dont L’Inédit s’est déjà fait l’écho (lire l’article) ? Sylvie Bazzanella se rappelle en tout cas très bien les récits exaltants qu’Augusta lui ferait plus tard de ces courses.
Malheureusement en 1946, Henri décède prématurément, à 52 ans, d’un arrêt du cœur. Ce triste événement marque un tournant dans la vie d’Augusta : elle change complètement de carrière et décide d’ouvrir un kiosque, après avoir trouvé des locaux à la rue Florissant 51 à Genève. Le caractère bien trempé d’Augusta, sa confiance en la vie et sa solidité ne pouvait qu’en faire une kiosquière extraordinaire !
Malgré les épreuves, le bonheur resplendit toujours dans le sourire d’Augusta sur les photographies. Un sourire transmis à sa petite-nièce Sylvie Bazzanella, qui s’entend dans sa voix quand elle parle avec tendresse de sa « si chère Augusta ». La complicité fut grande toute leur vie entre Augusta et Sylvie, comme le prédisait déjà cette photo du baptême de la petite-nièce, bien calée sur les genoux de sa grand-tante. Parfois, la joie transmise par une photo est si grande que l’on croirait y être. ■
Avant les cantons et la Confédération, ce sont les villes qui dans notre pays mirent en œuvre une politique énergétique, en distribuant l’eau, puis le gaz et l’électricité à travers leurs Services industriels (SI). Mais la ville de Fribourg laissa une entreprise allemande produire et vendre le gaz d’éclairage dès 1861, puis réussit à perdre en même temps l’eau et l’électricité au profit du canton en 1888. Il ne lui restait plus, quatre ans plus tard, qu’à racheter l’usine à gaz, triste prix de consolation noirâtre étalé au bord de la Sarine, face au cirque grandiose de la ville médiévale en surplomb – hôtel de ville, cathédrale et Grand-Rue, l’image-mère de Fribourg. Et le gaz resta le produit unique des SI communaux jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Or, entre deux mobilisations, le peintre zurichois
Willy Guggenheim, dit Varlin, vint séjourner quelques fois à Fribourg. En 1940,
dédaignant le pittoresque, en plusieurs dessins et tableaux il traita de
l’usine à gaz. Ce motif lugubre dans un quartier pauvre correspondait bien aux
valeurs évoquées par son nom d’artiste (le typographe Eugène Varlin était un militant
communard, fusillé en 1871). L’usine qu’il voyait, agrandie en deux étapes au
tournant du siècle, se composait des constructions métalliques d’origine
(élévateur, transporteur, convoyeur, calibreur…), recouvertes de planches,
ainsi que de nouveaux fours et d’un bâtiment administratif ajoutés en 1926, le
tout noir et sale à souhait. C’est en chauffant et distillant de la houille, en
effet, qu’on produisait le gaz de ville, stocké dans des gazomètres,
tandis que le résidu de la combustion – le coke, un combustible médiocre –
était trié puis mis en sac pour la revente.
La noirceur des installations, et l’aspect démantibulé
que leur conféra le peintre dans une gouache nerveuse conservée au Musée d’art
et d’histoire Fribourg, s’accordait bien avec la misère économique et sociale
du quartier de la Planche-Inférieure, et plus largement de la Basse-Ville, dans
l’entre-deux-guerres. La population ouvrière, mal vue et toujours suspectée de
dévoiement moral ou de débordement politique (aux yeux du pouvoir conservateur,
c’était kif kif), s’entassait dans des logements insalubres. Le curé
s’efforçait d’acheter les bistrots du quartier pour les discipliner, ou carrément
les fermer. Les seuls équipements collectifs de la Planche étaient l’usine à
gaz et la Prison centrale; et les seuls bourgeois domiciliés dans le coin,
leurs directeurs respectifs. L’artiste a suggéré cette déréliction en
silhouettant, au premier plan, une Sœur de Saint-Vincent de Paul, de dos, parapluie
au bras et cornette sur la tête, avançant à petits pas sur le chemin boueux. En
ce temps-là les Filles de la Charité, qui tenaient l’hospice de la Providence,
étaient les anges tutélaires du quartier; elles ramenaient du bistrot les
ouvriers, les soirs de paye, avant qu’ils aient tout bu.
Même transfigurée par l’art de Guggenheim-Varlin, cette glauque réalité contraste avec la gaîté publicitaire accompagnant la diffusion du gaz. Bien avant l’électricité, il alimenta les fourneaux en soulageant les ménagères des pénibles nettoyages qu’imposaient l’usage du bois et du charbon. C’est pour fêter son arrivée, au milieu des années 1930, qu’on installa dans la rue des Epouses un arc de triomphe en tôle peinte, abondamment photographié encore par les touristes mais dont tout le monde a oublié la raison d’être. En littérature comme au cinéma, la poésie des réverbères qu’on allume au crépuscule et les joyeuses flammèches bleues resteraient en honneur durablement.
Du noir au rouge… anglais
Est-ce pour égayer le site de la Planche-Inférieure
que les SI décidèrent un jour de repeindre en rouge l’énorme cylindre du
gazomètre ? « En rouge anglais », précisa fièrement le syndic
Nussbaumer, qui se piquait d’esthétique et de modernité. On changea de
technologie, aussi : le crackage d’essence, censément plus propre, rendait
inutile les superstructures noires. On aurait pu directement passer au gaz
naturel, dont le réseau de distribution commençait à se développer en Suisse,
mais le syndic n’en était pas encore un partisan convaincu. Il le devint plus
tard, lorsque la question du gazoduc se posa pour la zone industrielle du Grand
Fribourg : fallait-il la traverser ou l’éviter ? Le consortium qui
gérait l’affaire opta pour la première solution, jugeant qu’il importait de
fournir aux industriels attendus toutes les énergies possibles.
Aujourd’hui, les SI de la capitale eux-mêmes ont disparu, géographiquement et formellement. Leurs bureaux et ateliers ont émigré à Givisiez, dans la zone industrielle. Leur raison sociale a muté en SINEF parallèlement à leur forme juridique, en société anonyme, et ils gèrent les réseaux d’eau et de gaz de plusieurs communes du Grand Fribourg. De l’usine à gaz ne reste qu’une friche au bord de l’eau, formée de bâtiments désaffectés au look pisseux sur un terrain archi pollué. Voici quelques années, la Ville a nourri quelque temps l’illusion de réaliser là une bonne affaire immobilière. Aux beaux jours, ce terrain vague reçoit l’animation d’un bistrot saisonnier, à l’enseigne du Port.
Et seul les tableaux de Varlin font souvenir du monstre noir et puant de la Planche-Inférieure. ■
On reste en contact… avec notre newsletter (cliquez ici pour vous inscrire)
Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Daniel Rupp (la photo du quartier des Faverges, à Lausanne, qui illustre ce texte, a été partagée sur la plateforme par Mireille Diggelmann-Golay).
C’était mil neuf cent cinquante et quelques. Le quartier des Faverges grouillait de petits « babyboomer» en culottes courtes. J’étais l’un d’eux. C’était le temps de la «courrate», des sacs de billes, des trottinettes équipées de moteurs en cartons, des patins à roulettes en fer. Normal quoi !
C’était mil neuf cent cinquante et quelques, c’était le temps des matchs de badminton des parents le soir au milieu de la rue, de leurs descentes sur nos luges Davos, de la fin de leurs privations, de la naissance de notre opulence. Normal quoi !
Ce qui était plus inattendu pour moi, ce fut l’accueil d’un grand escogriffe chez moi. Il venait parfois à la maison, mangeait avec nous puis disparaissait pour réapparaître plus tard. Je finis par apprendre que mon père avait reçu une mission de tutelle. Pierre-José avait terminé sa scolarité obligatoire depuis un moment déjà. Il n’était pas décidé à trouver un travail ou une place d’apprentissage. Il aurait dû commencer à voler de ses propres ailes, mais il avait commencé avec zèle à voler au propre plutôt qu’au figuré! Il avait imaginé pouvoir vivre du détroussage qu’il exerçait volontiers sur la place Saint-François entre la Poste, la Société de Banque Suisse et le Crédit Fonciers. Il s’était fait prendre déjà de nombreuses fois, mais son ardeur à cette activité n’avait pas diminué. Mon père se donnait beaucoup de mal pour lui changer les idées. Les conversations étaient cordiales, mais les résultats se faisaient désespérément attendre. L’empathie, le positivisme et les messages subliminaux assurément patinaient dans le vide. Sa pauvre mère, les éducateurs et La police n’avaient pas eu davantage de succès. Le sujet était définitivement hors contrôle.
Un jour cependant, tout paru changer. Il déclara à table qu’il avait décidé de chercher une place d’apprentissage de commerce. Le scepticisme s’était depuis longtemps installé dans la tête de tous les acteurs de cette tragi-comédie. Cependant, il insista. Peu de temps après il sonna à la porte. Ma mère ouvrit et trouva sur le palier un Pierre-José rayonnant qui portait un costume sur son bras.
– Bonjour Simone, vous tombez bien, j’ai un travail pour vous. Voilà ! j’ai ici un costume que j’ai trouvé pour pas cher chez un fripier. Le problème est qu’il ne me va pas du tout. Il faudrait le reprendre. J’ai l’intention de me présenter pour des places d’apprentissage. Il faut que j’aie de l’allure.
Ma mère ouvrit de grands yeux tout ronds. Elle n’en revenait pas de ce changement d’attitude. Pour elle, la couture n’avait pas de secrets, c’était son métier. Elle avait passé la période de la guerre à coudre des costumes d’officiers. Refaire un costume pour un Pierre-José transformé, c’était du pain béni.
Le tissu était d’une très bonne qualité, mais la taille en effet n’était pas adéquate. Il fallait tout reprendre.
Dans la cuisine il y avait la machine à coudre SINGER, sur son meuble en bois et fer forgé. Elle prit les mesures, le mètre souple autour du cou, des épingles dans la bouche elle se lança avec enthousiasme dans cette entreprise : donner de l’ allure à un post-adolescent dégingandé. Elle épingla les manches, marqua les coutures à la craie, défit les ourlets, puis elle posa le costume sur la table, prépara le fil, embobina une canette, installa le tissu sur l’établi, abaissa le pied de biche sur le profil à coudre, lança la machine de la main gauche et entretint le mouvement de l’aiguille au moyen de la pédale. En quelques heures le costume était prêt. L’essayage révéla une silhouette transformée. Pierre-José n’avait pas la touche d’un apprenti de commerce mais plutôt du directeur général. Ma mère était satisfaite de son travail.
Elle n’eut pas le temps de prendre des nouvelles de ses recherches d’emploi. Moins d’une semaine plus tard, elle reçu la visite d’un commissaire de police qui lui demanda si elle était bien l’auteur de travaux de coutures sur le costume d’un important administrateur délégué. Pierre-José avait pris une riche demeure pour une boutique de fripier. Le propriétaire désirait retrouver son plus beau costume au plus vite. Malheureusement l’opération inverse n’était plus possible. En professionnelle, ma mère ne s’était pas contentée de déplacer des boutons, de froncer la taille et de serrer le col. Elle avait coupé dans le vif. Un vrai travail chirurgical. La doublure même avait été ajustée. Le costume ne tombait merveilleusement bien que sur les épaules de Pierre-José ! Fort de sa silhouette impressionnante, il ne s’était pas adressé au chef du personnel, mais au caissier. Il était prêt à tout pour éviter de rentrer dans le rang et gagner « honnêtement » sa vie.
Bien des années plus tard je demandais des nouvelles de « notre » Pierre-José à mon père.
– Pierre-José ? Eh bien, aujourd’hui il est un entrepreneur respectable, respecté et respectueux. Il est bon époux et bon père de famille.
Je m’apprêtais à le féliciter pour ce succès fascinant. Il ne m’en laissa pas le temps. Il haussa les épaules d’un geste qui tenait à la fois de l’impuissance et du soulagement .
– Je n’y suis vraiment pour rien. Qu’est-ce que tu veux ? Il est tombé fou amoureux d’une fille de « bonne vie » et il est prêt à tout pour la garder ! ■
On reste en contact… avec notre newsletter (cliquez ici pour vous inscrire)