Quatrième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, place au cheval, la plus belle conquête de l’armée suisse.
L’armée suisse n’a plus de cavalerie depuis bientôt un demi-siècle. Supprimant en décembre 1972 les 18 escadrons qu’elle comptait encore, le Parlement fit un acte doublement significatif sur le plan politique. Il mit en évidence un vrai fossé, dans les deux Chambres, entre Romands et Alémaniques. Il rappela aussi que la pétition n’est qu’un geste futile : celle qui demandait le maintien des troupes montées avait récolté plus de 430’000 signatures, et les parlementaires s’asseyaient dessus. Du moins le drame sentimental vécu par les dragons et leurs amis valut au public de grands moments d’éloquence.
Le conseiller national Georges Thévoz toucha même au lyrisme. Paysan à Missy (VD) et porte-drapeau de l’agriculture de plaine au civil, il était en effet major de cavalerie. Ce libéral grand teint eut le soutien, à la tribune, de deux compatriotes excellents orateurs, le socialiste Gilbert Baechtold et le radical Georges-André Chevallaz. Quant au popiste Armand Forel, médecin à Nyon, l’un des fondateurs du Parti du travail (PST/POP), un inébranlable opposant aux crédits militaires, il applaudit également à la charge du major Thévoz, mais in petto. « Il suffirait que je parle en faveur de la cavalerie pour décider quelques bourgeois indécis à voter la suppression », m’expliqua-t-il. Non que Forel attachât une quelconque importance à la survie de troupes montées, mais un anti-militariste conséquent se devait de prendre une position contraire à celle du Département militaire et des chefs de l’armée, pressés d’en finir avec le cheval en gris-vert. Et peut-être ce communiste de toujours avait-il été sensible au fait que Georges Thévoz avait, chevauchant au grand galop la tribune parlememntaire, déclamé à la gloire des cavaliers un passage de La chaussée de Volokolamsk, roman soviétique écrit en pleine guerre, alors que la Wehrmacht menaçait Moscou. Le cheval, décidément, était plus rassembleur – plus fédérateur, osons le mot – que l’armée elle-même.
Le non du général
On le savait d’expérience. En 1945, à la fin de la Mob’, le chef de l’état-major général préconisait déjà de supprimer la cavalerie, contre l’avis du commandant en chef, le général Guisan, lui-même fervent cavalier. Deux ans plus tard, une pétition couverte de 158’000 signatures exigeait le maintien. L’historien militaire Hervé de Weck résume tout d’une litote : supprimer la cavalerie est « militairement justifiable, mais politiquement et économiquement difficile ».
L’armée n’aura donc pas tenu plus longtemps que les civils. Dans l’agriculture de l’après-guerre, bien lancée sur la pente du productivisme, le cheval de trait ou de labour a rapidement été victime du tracteur. Il a fait place, de nos jours, au cheval de loisir que le paysan prend en pension, afin de compléter son revenu.
Dans le monde du transport, le moteur avait tué le cheval depuis longtemps. Certes, au milieu du siècle, l’entreprise Friderici à Morges possédait encore 48 bêtes, mais elles n’étaient pas souvent dans ses écuries, (lire à ce propos l’article L’entrepreneur a un faible pour les chevaux). On ne s’en servait plus pour livrer des marchandises. Une partie, louée à l’armée, servait à la remonte de la cavalerie. Entre deux cours de répétition, les chevaux étaient placés à la Vallée de Joux, pour les foins, ou en hiver à Gstaad, pour tirer les traîneaux, histoire d’économiser le fourrage. Le patron, Charles-Félix, passionné de chevaux, les conservait pour le plaisir. Son fils Alfred ne les liquida qu’à sa mort, en 1958. ■
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