Ces fillettes qui processionnent pour la Fête-Dieu, le 30 mai 1945, comme tous les élèves et pensionnaires des écoles et internats de Fribourg, sont les dernières à être scolarisées à l’Orphelinat bourgeoisial de la ville, hors du système cantonal de l’Instruction publique. Chapeautées et gantées de blanc, elles portent l’uniforme de la maison, une robe noire aussi triste que le vieillard en col dur qui les emmène : Albert Hug, directeur de l’établissement depuis trente-cinq ans. Dans quelques semaines, il prendra sa retraite, et ce départ mettra fin à un long règne familial. Avant Albert, son père Luc avait occupé le poste durant trente-sept ans. A bien des égards, cette année marque un tournant dans l’histoire de l’institution fondée en 1869. Les petites orphelines, bien sûr, n’en peuvent rien deviner.
Prendre exemple sur la famille du directeur
Orphelines, vraiment ? La plupart des garçons et filles confiés à M. Hug ont encore leurs parents, comme leurs camarades plus âgés mis en apprentissage. Ces enfants et adolescents sont pour la plupart placés à l’Orphelinat, pour des raisons sociales (parents trop pauvres, ou malades, ou problématiques) ou disciplinaires. Protection et répression, le binôme indissociable allait de soi au siècle précédent, de même que la stigmatisation des pauvres, vicieux et fainéants par définition. Il fallait sortir les enfants de leur famille et de leur milieu, pour les garder en internat sous un régime d’encadrement dont la famille du directeur, qui vivait dans la maison, était censée offrir l’exemple édifiant.
Mais en 1945, ce modèle clos ne convainc plus guère les autorités. La gouvernance, le bâtiment, le régime scolaire de l’institution sont mis en cause au fil des séances tenues par le Conseil communal.
La succession du directeur Albert Hug, ainsi, fait apparaître un conflit entre l’exécutif de la ville et la Commission qui chapeaute l’établissement. A l’arrière-plan s’aperçoit la tension qui existe entre une Bourgeoisie peu dynamique, mais jalouse de son pré carré, et l’autorité communale qui s’en impatiente. Le 14 avril, celle-ci choisit pour diriger l’Orphelinat un homme dont M. Hug avait combattu vivement la candidature, et que la Commission avait écarté. Le choix du Conseil communal se révélera très malheureux, mais ceci est une autre histoire.
Puis, des idées réformatrices percent après les vacances d’été. Le Conseil communal s’est rendu pour une vision locale à l’Orphelinat. Les jeunes “ difficiles ” y posent problème, il faudrait construire un espace adéquat pour les accueillir – on ne peut tout de même pas les envoyer à Drognens ou à Sonnenwyl, maisons de correction au régime trop dur (séance du 11 septembre). Tant qu’on y est, pourquoi ne pas vendre le vieux bâtiment de l’Orphelinat, qui occupe une aile de l’ancien Pensionnat des Jésuites élevé en 1827, et construire à neuf ? Dans la foulée, on s’interroge sur la possibilité d’envoyer les enfants aux écoles de la ville, au lieu de les enseigner à l’intérieur de la maison. Payer trois maîtres d’école pour trente gosses n’est pas raisonnable. Oui, mais le domaine ?
Une main d’œuvre gratuite au champ
Les pensionnaires de l’Orphelinat travaillent en effet dès les beaux jours, durant les vacances et les jours de congé sur le domaine agricole du Petit-Rome, tout proche, acquis en 1896 pour alimenter la table et nourrir le budget de l’institution. Cette ferme, où l’instituteur Paul Morel loge avec sa nombreuse famille, est exploitée par un agriculteur. Mais l’appoint de main d’œuvre gratuite de l’Orphelinat n’est pas négligeable – les enfants aident à faire les foins, entre autres travaux – même si la visée primordiale, on l’admet de plus en plus, est d’ordre éducatif.
Le Conseil communal prend sa décision le 18 septembre. Il va faire l’essai d’envoyer durant une année dans les classes ordinaires de la ville les huit fillettes d’âge scolaire, celles que l’on voit sur la photo derrière le bientôt ex-directeur Hug. En 1949, le transfert sera opéré pour les garçons comme pour les filles, les gosses de l’orphelinat auront des copains d’école comme tout le monde et l’instituteur Morel quittera la ferme du Petit-Rome pour se loger et enseigner à l’école primaire de l’Auge, un quartier de la Basse-Ville encore marqué, à l’orée des années 1950, par la misère et le mépris. Pas de quoi lui faire peur, après quinze ans passés à vivre avec les gosses de l’Orphelinat ! Très vite, ce petit homme au grand cœur deviendra la figure tutélaire, on aimerait dire : le père, de tout le quartier.
Les enfants et le personnel de l’Orphelinat déménageront en 1955 dans l’ancien pensionnat de Sainte-Agnès, au quartier du Jura. Le travail aux champs cessera en 1961, la ferme du Petit-Rome sera vendue en 1966, et parallèlement au Home bourgeoisial pour personnes âgées un foyer pour les jeunes sera construit aux Bonnesfontaines en 1974. Telles furent, après le dernière Fête-Dieu d’Albert Hug, les Trente Glorieuses de l’Orphelinat bourgeoisial. ■