Le 9 novembre 1932, à Genève, la troupe tire sur la foule, causant la mort de 13 personnes et en blessant 65 autres. Cette intervention meurtrière, la pire impliquant l’armée suisse au XXe siècle, suscite une vague d’indignation en Suisse et dans toute l’Europe. Le correspondant du Manchester Guardian, cité par l’historien Pierre Jeanneret s’indigne : «Dans ma longue expérience, je n’ai pas eu connaissance d’un cas où l’on a tiré sur la foule avec aussi peu de raisons. Bien plus, sans raison aucune». Mais comment en est-on arriver à un tel drame?
Envoyé sur les lieux après la fusillade, Marcel Tamini (1911–1988), jeune soldat valaisan, témoigne de cet épisode tragique dans une carte postale envoyée à sa famille. Il apparaît toutefois peu concerné par le sort des victimes de l’armée. «Tout va bien pour le moment. J’ai été sentinelle dans un coin de rue de hier soir à ce soir, mais tout est calme, sauf qu’une femme m’a tiré la langue en me disant “assassin”. Cela a fort amusé mes copains et moi-même. Je crois que nous rentrerons sous peu. Ce soir nous cantonnons à Cologny le village est gai et les gens très aimables.»
Issu d’un canton catholique, rural et conservateur, le jeune Tamini montre peu d’empathie pour les manifestants genevois. Au contraire. A la même époque, il est en effet engagé à la Jeunesse catholique de Saint-Léonard, dont les sympathies vont à l’Italie mussolinienne (La Patrie valaisanne, 23.2.1932).
Quelques jours plus tôt, l’Union nationale, un parti d’extrême-droite dirigé par Géo Oltramare (1896–1960), avait appelé à une «mise en accusation publique» de deux dirigeants socialistes, Léon Nicole (1887–1965) et Jacques Dicker (1879–1942) le 9 novembre 1932. Fondée sur le modèle des procès publics lancé dans l’Allemagne nazie, la charge est extrêmement violente. Un tract cité dans Le Temps des passions appelle même au meurtre: «L’immonde Nicoulaz, le juif russe Dicker et leur clique, préparent la guerre civile. Ils sont les valets des soviets. Abattons-les ! A bas la clique révolutionnaire.»
Devant la virulence de l’attaque, le Parti socialiste et les organisations ouvrières tentent de faire interdire le meeting, ce que le Conseil d’Etat refuse. Ils appellent alors la classe ouvrière genevoise à se mobiliser pour empêcher la manifestation de l’Union nationale. Gustave Berger (1911–1998), jeune militant syndicaliste, faisait partie de ceux qui se sont infiltrés dans la salle communale pour tenter de perturber le meeting. Démasqué, il se fait frapper et mettre dehors: «A peine entré j’ai été repéré par le chef des lascars. Il m’a fait corriger propre en ordre et j’ai fait une sortie à plat ventre ! Il y avait des flics qui étaient devant la porte. Ils m’ont pris par-dessous les bras et ils m’ont foutu au-delà de la chaîne».
Les soldats se glissent en file indienne
Devant la salle, dans la rue de Carouge, des milliers de manifestants se sont rassemblés en une foule compacte que les policiers tentent de repousser derrière des chaînes scellées de part et d’autre de la rue. Dépassée, la police est bientôt rejointe par l’armée qui se glisse en file indienne (!) dans la foule. Bientôt, les soldats sont pris à parti, désarmé et appelé à fraterniser avec la foule. Des fusils et des casques sont brisés. Quant aux officiers, il semble avoir été spécialement visé. Le lieutenant Burnat qui commandait la compagnie affirme dans Le Temps des passions : «lorsque nous étions totalement engagés dans cette foule, nous avons été attaqués par de petits groupes de 4 ou 5 personnes. J’ai été le plus malmené. On m’a arraché mon casque, mon arme, déchiré ma tunique.»
Les soldats vont alors se replier vers l’ancien Palais des expositions, à l’emplacement de l’actuelle esplanade d’UNI Mail. La foule les suit, certains les invectivent. Rassemblée devant le mur du bâtiment, la troupe se sent acculée. Les officiers somment la foule de se disperser, mais nul ne semble comprendre l’injonction et personne ne bouge.
Le lieutenant Burnat donne alors l’ordre de tirer. Le bilan est lourd: 13 personnes meurent et 65 sont blessées, parmi lesquelles de nombreux badauds. Le jeune Georges Haldas, qui accompagnait son père à la manifestation de l’Union nationale, rend compte du tumulte qui régnait alors: «Ici, brusquement, après une grande confusion, première trouée dans le brouillard : une sonnerie de clairon. Mais dont je ne me suis souvenu, à vrai dire, que par la suite. Seconde trouée : un éclair. Suivi d’un tac-tac-tac assez léger et inoffensif en apparence. Quelqu’un rigola : – Ils tirent à blanc ! Troisième temps : je ne sais plus rien, je n’entends rien des hurlements y qui paraît-il, ont été poussés à cet instant. Je ne vois même pas tomber les gens dont on va me dire, tout de suite après, qu’il y s’affaissaient, autour de nous, sous les balles.»
Après la fusillade, la plupart des manifestants se dispersent. Quelques centaines de personnes défilent en ville durant la soirée, chantant l’Internationale, scandant des slogans dénonçant les «assassins !». De son côté, le Conseil d’Etat prend des mesures visant à garantir l’ordre public. Il fait arrêter plusieurs socialistes, dont Léon Nicole pour «atteinte à la sécurité de l’Etat, excitation à la révolte et outrage aux agents». Il déploie également des troupes en ville.
Le bataillon du régiment valaisan en renfort
Les organisations ouvrières décident alors la tenue d’une grève générale de protestation le samedi 12 novembre, jour de l’enterrement des victimes de la fusillade. Le 11 au soir, le Conseil d’Etat demande aux autorités fédérales l’envoi de renforts pour épauler les troupes genevoises. Le bataillon du régiment d’infanterie de montage 6 de Marcel Tamini, cantonné à Sion, est alors dépêché à Genève. Parti dans la nuit, il arrive au bout du lac le 12 au matin. Il sera chargé de protéger les bâtiments publics et de maintenir l’ordre. Avec le temps, la rumeur laissera entendre que ce sont les soldats valaisans, et non les genevois, qui ont fait feu sur les manifestants bien qu’ils soient arrivés sur les lieux plus de 48 heures après les événements.
Rares ont été les militaires qui ont refusé de marcher contre les manifestants. L’un d’entre eux, Maxime Chalut, un militant socialiste genevois, a témoigné à plusieurs reprises de son engagement, notamment pour Le temps des passions. Conscient de la gravité de la situation et soucieux de ne pas des trouver du mauvais côté de la barricade, il sort du rang lorsque son école de recrues, basée à Lausanne, est appelée à intervenir à Genève. «On nous a déclaré que la révolution avait éclaté à Genève et que nous allions avoir un service particulier à accomplir, puis on nous a retiré nos cartouches à blanc pour les échanger contre des cartouches à balles. Le colonel Lederrey, commandant de l’école, nous a ensuite réunis et répété que la révolution avait éclaté à Genève, que dès cet instant nous étions sacrés soldats et qu’à l’ordre de tirer, nous devions obéir, interdiction nous étant faite de tirer en l’air. Puis il a demandé de s’annoncer, à ceux qui ne suivraient pas les ordres de leurs supérieurs. C’est ce que j’ai fait.» Maxime Chalut sera rejoint par trois camarades qui, comme lui, seront mis aux arrêts alors que le reste de l’école se rend à Genève.
Si l’enquête sur la responsabilité de l’armée lors de la fusillade est rapidement classée, Léon Nicole et dix-sept militants, socialistes, anarchistes et communistes, sont poursuivis pour avoir provoqué les événements du 9 novembre 1932. Leur procès aura lieu en mai 1933 devant les Assises fédérales. Sept d’entre eux sont condamnés à des peine de quelques mois de prison pour avoir incité et participé à la manifestation. Nicole, condamné à 6 mois, est le plus lourdement condamné.■
Témoins
Gustave Berger, cité par Christiane Wist, Des anciens du bâtiment racontent … la vie quotidienne et les luttes syndicales à Genève, 1920–1940, Collège du travail, Genève, 1984 , p. 117
Raymond Burnat et Maxime Chalut, cités par Claude Torracinta, Le Temps des passions. Genève 1930–1939, Tribune Editions, Genève, 1977.
Georges Haldas, Boulevard des Philosophes, L’Age d’Homme, 2009, p. 197 (1ère éd. 1966)
Références
Jean Batou, Quand l’esprit de Genève s’embrase. Au-delà de la fusillade du 9 novembre 1932, Lausanne, Éditions d’en-bas, 2012
Pierre Jeanneret, « A Genève, le 9 novembre 1932 : la fusillade de Plainpalais », Passé simple no 1, janvier 2015