Datée de
1904, cette photographie montre un jour de marché à Vevey. Au fond de la place,
le bâtiment avec un clocheton est la Grenette, marché couvert au grain. Il est
construit en 1808 par l’architecte Jean-Abraham
Fraisse, constructeur important dans le canton de Vaud. Les Lausannoises et les
Lausannois lui doivent notamment leur ancien hôpital, aujourd’hui annexe du
gymnase de la Cité. A gauche, le bosquet d’arbres a été planté juste après, en
1810, pour
abriter le marché au bétail. Tout à gauche, dépasse un toit avec un fronton
triangulaire. Il s’agit du poids au foin,
réalisé en en 1837 par l’architecte Philippe Franel. Franel est un architecte
veveysan très productif. L’hôtel des Trois Couronnes est l’une de ses œuvres
majeures. Cet édicule est utilisé comme kiosque depuis 1930. Dans leur style
classique, ces aménagements sont le signe des nouveaux équipements dont se dote
le jeune canton de Vaud, créé en 1803.
Ce
vaste espace est utilisé comme place du Marché depuis la fin du Moyen Age. Il
se trouve alors hors de la ville, au pied des murs d’enceinte. Il prend son
aspect actuel au XVIIIe siècle. Le terrain est alors aplani et
revêtu de gravier. Les fossés sont comblés. Un ruisseau qui y coule est
recouvert de dalles. Au sud, au bord du lac, on y plante des marronniers et des
peupliers. Au nord et à l’est, au fond et à droite de la photo, des tilleuls
sont remplacés en 1837 par des acacias et des ormeaux.
Au XIXe siècle, les différentes denrées sont strictement réparties sur la place. Au nord, sont vendus le beurre et les volailles. Au sud, à l’ombre de trois rangées d’arbres, les fromages. Et au milieu, comme sur la photo, les légumes. Les marchandises sont présentées sur des étals, très bas, à la hauteur d’un banc, rigoureusement alignés, ou à même le sol. Sur cette photographie, la petite fille qui court entre les marchands et leurs clientes est née avec le siècle. Aujourd’hui, la place du Marché est un parking.■
Il est l’un des musiciens les plus plébiscités de l’Après-guerre. Il? Sidney Bechet, le saxophoniste héraut du jazz américain. Dès 1945, le jazz devient de plus en plus populaire dans toute l’Europe. Il se propage en dehors des cercles d’initiés et se met à atteindre le grand public. Son succès touche principalement la jeunesse qui trouve dans cette musique au rythme syncopé l’expression audacieuse de ses aspirations culturelles. Le jazz se lie à une culture de masse en pleine émergence. Sur le vieux continent, les grands jazzmans américains s’élèvent au rang de vedette au même titre que les stars de cinéma. Sidney Bechet acquiert à cette période une incroyable renommée.
Pour prendre la mesure du phénomène, il suffit d’entendre les acclamations enthousiastes du public sur les enregistrements du concert qu’il donne le 14 mai 1949 au Victoria Hall de Genève. L’événement doit sa tenue à l’imprésario suisse Pierre Bouru qui, grâce à ses contacts avec le célèbre agent et producteur français Charles Delaunay, parvient à produire le musicien sur la scène genevoise lors de son passage au Festival international de Jazz de Paris. Les concerts organisés durant cette période signent le retour tant attendu de Sidney Bechet en Europe depuis l’interdiction de séjour dont il a été l’objet en 1931 à la suite d’une altercation au revolver dans un bar parisien! Une fois les détails réglés et la date fixée, Bouru s’empresse de sonoriser convenablement la salle, de trouver des instruments de qualité et d’installer des luminaires. Bechet se produira sur scène accompagnée des (très) jeunes membres de l’orchestre français du saxophoniste Pierre Braslavsky, qui est alors tout juste âgé de 19 ans. Le public afflue de toute la Suisse romande et les 1800 places mises en vente partent en un éclair. Il joue à guichet fermé. Des centaines de spectateurs se voient refusés à l’entrée, mais se consoleront à l’écoute des ondes de Radio-Genève qui obtient pour mille francs (une somme considérable à l’époque) les droits d’enregistrement et de diffusion du concert.
En photo à la place Cornavin
La performance enregistrée ce soir-là est considérée par les fins connaisseurs de jazz comme l’une des meilleures qu’il ait donné durant cette tournée. Ils retiennent en particulier son interprétation vibrante de Summertime, le standard de jazz composé à l’origine par George Gershwin pour l’opéra, dont les quelques notes d’ouverture ravissent instantanément la salle. Bien qu’il ne s’agit pas sa première apparition sur le sol helvétique, ce concert marquera durablement les esprits. Il est d’autant plus exceptionnel qu’il a lieu le jour du 52e anniversaire de Bechet. Durant l’ouverture, le clarinettiste et animateur de radio Loys Choquart présente le musicien avec une déférence entière et un profond respect. Juste avant l’entracte, les organisateurs lui apportent sur scène un gâteau devant une foule en émoi.
C’est vraisemblablement durant l’après-midi qui précède le spectacle que cette photographie a été prise. L’identité du photographe n’est pas spécifiée, mais l’image est issue de la collection Michèle Aubert, l’épouse du musicien suisse Claude Aubert, grand admirateur et ami proche du saxophoniste américain. Bechet apparaît ici devant l’Hôtel Bernina, sur la Place Cornavin qui jouxte la gare de Genève. Il arbore un regard perçant et un sourire discret encadré par les ombres portées que la lumière du soleil projette sur son visage. L’étonnante centralité de la composition dans ce contexte urbain laisse à penser qu’il s’agit d’une photographie réalisée à l’improviste. Comme si la personne derrière l’appareil lui avait demandé de s’arrêter là, pour immortaliser l’instant d’exception où Sidney Bechet, devenu la grande vedette du jazz, foule la chaussée genevoise. Comme si, épris d’impatience, le doigt avait appuyé sur le bouton du déclencheur négligeant la présence des deux hommes à droite, en arrière-plan.
La netteté dans laquelle se dessine le corps du sujet et la légère contre-plongée trahissent peut-être un geste plus affecté. Il n’en demeure pas moins que cette photographie prélude à la soirée du Victoria Hall qui scellera le début d’une amitié sincère entre Bechet et la Suisse romande où il reviendra chaque année durant la décennie suivante. Il noue des liens durables avec Pierre Bouru, Claude Aubert (clarinettiste et saxophoniste), Loys Choquart, Henri Chaix (pianiste), et le passionné de jazz Bernard Wagnière dit « Zizi ». Ce dernier invita régulièrement le saxophoniste américain et ses amis musiciens à Vigne Rouge, une propriété familiale située à Bellevue, au bord du lac Léman. Par ailleurs, il existe des films d’amateurs tournés par Wagnière où l’on voit Bechet et sa femme d’alors, Élisabeth, pêcher dans le lac Léman, jeter les plaques du jeu marin et jouer aux boules. Ces images révèlent un tempérament de boute-en-train ; un homme à la personnalité chaleureuse, qui en dépit de son immense succès, a su rester profondément humain.
Un lien privilégié avec la Suisse
La relation intime entre Bechet et la Suisse a été retracée avec exactitude dans le très bel ouvrage Sidney Bechet en Suisse édité par la United Music Fondation. Le texte de Fabrice Zammarchi est accompagné de nombreuses photographies, documents d’archives et témoignages inédits. Il contient en outre les enregistrements des concerts suisses et des interviews radio où l’on découvre avec surprise que le musicien répond en français aux questions des journalistes. Enfin, pour ce qui est des films de Wagnière, ils ont été utilisés en 1992 par Pierre Barde et son équipe pour une édition d’Avis Aux Amateurs qui met à l’honneur le cinéma amateur et le jazz en Suisse. ■
Références
1. Barde Pierre, « J’ai vécu un jazz formidable », Avis aux amateurs, 41 min 9 sec, Genève, 03.07.1992, RTS 2. Chilton John, Sidney Bechet, London, Palgrave Macmillan UK, 1987. En ligne 3. Tournès Ludovic, « La popularisation du jazz en France (1948-1960) : les prodromes d’une massification des pratiques musicales », Revue historique n° 617 (1), 2001, pp. 109‑130. 4. Zammarchi Fabrice, Sidney Bechet en Suisse, United Music Fondation, Genève, 2014. 5. Article de RTS.ch sur le concert de Sidney Bechet au Victoria Hall.
Publicité ? Photo de famille? Difficile à dire du premier coup d’oeil, mais comment ne pas être séduit par la mise en scène? François Frédéric Boissonnas, dit Fred Boissonnas, dirige ses quatre fils, Edmond, Emile, Henri et Alfred dans une mise en scène photographique datant de 1898 et qui s’apparente à une photo promotionnelle pour un salon de coiffure. Mais la photo été entièrement réalisée en studio dans l’atelier de Fred Boissonnas. Au lieu de faire appel à des modèles professionnels, il photographie ses propres enfants. On est interloqué par la qualité de l’éclairage, diffus et bien maîtrisé. Le décor interpelle aussi. Fred Boissonnas a reconstruit dans son atelier une partie d’un salon de coiffure afin de rendre le cliché plus véridique. Les objets, sur la table, sont aussi parfaitement agencés. La composition et l’équilibre de l’image sont parfaits, digne, selon moi, des grandes photographies de Boissonnas.
A la première lecture de l’image, la joie des quatre enfants transparaît et lui donne une réalité et une vivacité très forte. Ils jouent parfaitement le jeu de la mise en scène et chacun accomplit son rôle avec brio. Leur attitude spontanée et malicieuse détonne face à la grande concentration du coiffeur. Je pense que le jeu de modèles amateurs et connus du photographe participe à cette authenticité. Le coiffeur ou celui qui joue le rôle du coiffeur a une tenue correcte et soignée.
N’oublions pas que Fred Boissonnas avait, déjà à l’époque, une très grande réputation ! Nous connaissons tous les fantastiques plaques photographiques de ses voyages orientaux qui ont joué un rôle majeur dans l’histoire de la photographie. Cependant, comme la plupart des photographes, Fred Boissonnas vivait aussi de commandes commerciales. Quatre enfants à la maison… chacun comprendra. Mais son travail alimentaire n’en est pas moins réalisé avec talent.■
Membre de notreHistoire.ch, Armand Sin a publié une photo de l’occupation de l’immeuble du no2 de la rue Argand, à Genève, datée de janvier 1981. Cette photographie est l’oeuvre d’Oscar Luchino, habitant aujourd’hui à Cordoba, en Argentine. Ce dernier a également relaté les conditions de cette occupation dans un court texte que nous reprenons ici car il illustre un pan de l’histoire des squats genevois du début des années 1980.
« Nous étions tous ou presque des étudiants et nous étions jeunes. Depuis des années, nous avions trouvé, au numéro 2 de la rue Argand, à Genève, un lieu où la vie semblait être aimable et surtout pleine de joie. Mais un jour, nous avons reçu l’ordre d’abandonner les lieux. On avait signé la mort de la vieille bâtisse pour construire une nouvelle à la place. Une fois la surprise de cette nouvelle passée, nous avons été encouragés à résister par de nombreuses personnes qui en savaient long sur les magouilles des promoteurs. Le 2 de la rue Argand ne courait pas de risques, mais il fallait le sauver d’une mort injustifiable. C’est alors que l’occupation des lieux a commencé. Elle s’est étendue pendant deux ans avec les anciens locataires.
C’est à eux que je veux rendre hommage. Qui étions-nous? Une multinationale d’étudiants d’Amérique latine, des Maghrébins, des Africains, beaucoup de Valaisans qui se sentaient à Genève aussi étrangers que nous, des ressortissants du tiers-monde. Mais ce n’est pas tout. Il restait deux locataires. L’une était une coiffeuse célibataire et l’autre, une vieille dame, une « mémé » qui nous a manqué à tous, ensuite.
Cette expérience nous a fait grandir comme jamais. Nous n’avons pas eu peur de mener cette lutte pendant de longs mois. Comme tout résistance, elle a connu ses échecs et ses changements. C’est ainsi qu’au fur et à mesure que les appartements se vidaient, on a dû faire face à des lumpen de tout allure qui voulaient y habiter. Cela n’a pas était facile. Pendant ces mois, il y eut toute sorte de manifestations, et des sacrifices bien sûr. Mais il y eut aussi beaucoup de fêtes, des naissances même, et la reconnaissance des nombreux associations genevoises qui ont décidé, un 1er Mai, de lancer le cortège depuis notre bâtiment.
Il faut ajouter que le 2 de la rue Argand n’a jamais été démoli! » ■